Nous sommes tributaires d’une longue histoire en matière de luttes et d’acquis sociaux pour garantir à chacun ( e) le droit de vivre dignement quelle que soit sa situation personnelle. Le pacte des droits sociaux dont nous avons hérité (notre sécurité sociale) arrive aujourd’hui à bout de souffle car il correspondait à une société croissanciste qui nous conduit dans le mur. Alors que les naufragés du système sont de plus en plus nombreux et sans perspective de trouver une place dans cette société qui ne veut pas d’eux et dont eux-mêmes n’attendent plus rien, alors que la planète est DEJA assez riche pour faire vivre tous les humains, nous ne devons pas accepter les politiques de récession sociale, nous devons, bien au contraire, affirmer qu’être fidèles aux combats émancipateurs c’est être encore plus exigeants, c’est imposer un nouveau pacte de droits sociaux qui ne soit pas en retrait mais davantage protecteur, c’est imaginer un nouveau pacte qui ne nous conduise pas à défendre un système qui nous tue, mais qui nous permette de commencer à changer véritablement de société. Les adeptes d’un revenu social ne sont donc pas moins disant en matière social mais mieux disant.
Le revenu garanti est un composant essentiel de ce nouveau pacte social qui permettra d’avancer vers plus d’autonomie et d’en finir avec la centralité du travail dans nos existences. Je n’ignore rien de la qualité des débats qui opposent les partisans d’un revenu d’existence (ou citoyen) aux adeptes d’une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA), sans même parler de la revendication des confédérations syndicales en faveur d’un « salaire socialisé ». Nous sommes donc tous d’accord pour dire que la société doit garantir à chacun (e ) de quoi vivre, simplement certes, mais de façon totalement sécurisée et de manière inconditionnelle. Les débats sur les formes que doit prendre ce revenu social doivent naturellement se poursuivre mais je crois que nous avons tout à gagner à ne pas cultiver ce qui nous différencie/divise mais bien au contraire à chercher une convergence qui tienne compte de notre histoire. Nous ne devons plus répéter vingt ans d’échec et plus de notre combat en faveur d’un revenu social. Nous ne devons pas davantage être dupes lorsque nos adversaires de droite comme Alain Madelin, Christine Boutin ou Dominique de Villepin parlent de « dividende social »… Ce qui nous oppose à la droite ce n’est pas seulement le montant du revenu garanti, ce n’est pas uniquement son caractère universel ou pas, inconditionnel ou pas, c’est la place qu’occupe ce revenu garanti universel et inconditionnel comme instrument de sortie du capitalisme et du productivisme. Pour le dire autrement : le revenu social n’est pas un revenu de survie… Il est lié à la notion de gratuité donc à la construction de « communs », il est donc un instrument du passage vers une autre société et non pas une façon de faire survivre les naufragés du système.
J’ai toujours dit ma préférence pour un revenu inconditionnel qui aurait plusieurs formes : une partie versée sous forme de monnaie nationale, une autre partie sous forme de monnaie locale (pour faciliter la relocalisation de biens socialement et écologiquement responsables) et une partie, essentielle à mes yeux; sous forme de droits d’accès aux biens communs. Je suis convaincu aujourd’hui que notre combat pour un revenu garanti doit prendre avant tout la forme de la défense et de l’extension de la sphère de la gratuité (libre accès à certains biens et services). J’en suis convaincu autant pour des motifs pragmatiques que théoriques. Les Français aiment leurs services publics notamment locaux et ils y sont attachés. Les gauches et l’écologie antilibérale disposent dans ce domaine d’une tradition et d’un vrai savoir-faire. Nous pourrons plus facilement convaincre nos concitoyens mais aussi les appareils militants que la défense des SP passe nécessairement par leur rénovation, dont la gratuité fait partie.
Le bon combat n’oppose donc pas les partisans que nous sommes d’un revenu garanti à ceux qui défendent les services publics mais il oppose ceux qui défendent à reculons les services publics (en multipliant les partenariats privé/public, en généralisant les abandons de droits, etc.) et tous ceux, dont nous sommes, qui veulent garantir à chacun le droit de vivre dignement. Nous pouvons prendre la tête de ce mouvement de défense des services publics en prônant la gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage individuel/collectif. Le colloque co-organisé par le Sarkophage et la communauté d’agglomération les lacs de l’Essonne a montré que des petits bouts de gratuité sont conquis dans de nombreuses villes. Ici, on commence par la gratuité de l’eau vitale, ailleurs par celle des transports en commun urbains, ailleurs encore par celle des activités culturelles et des services funéraires, ailleurs on réfléchit à la gratuité de la restauration scolaire et à celle du logement social, etc. D’autres ont pu également parler d’un bouclier énergétique face à l’inflation des coûts. Le grand mérite de ce combat pour donner à chacun les moyens de Bien-vivre c’est qu’il n’apparait pas illusoire mais possible puisqu’il part du vécu de la population, puisqu’il mobilise un imaginaire qui est déjà ancré depuis des siècles (celui de la gratuité de l’école par exemple, celui aussi des droits sociaux, celui de la redistribution sociale via la fiscalité, etc.). Toutes les expériences réalisées montrent que cette façon de penser le droit de vivre dans la dignité oblige à un surcroit de démocratie, oblige à faire de la politique autrement c’est-à-dire à partir du vécu de la population, à partir des choix de gratuité qui peuvent être offerts (gratuité de l’eau vitale ou des transports en commun contre celle du stationnement urbain). Toutes les expériences réalisées montrent que cette façon de penser le droit de vivre permet de lier le contenu social et le contenu écologique, bref d’avancer vers une société antiproductiviste. Il ne s’agit pas en effet de remunicipaliser la restauration scolaire pour faire la même chose que les géants de la restauration commerciale, il s’agit d’avancer vers une alimentation relocalisée, désaisonnalisée, moins carnée, moins gourmande en eau, biodiversifiée, etc. Cette question de la gratuité du bon usage est l’un des chemins les plus directs pour arriver à lier le social et l’écologique, le rouge et le vert…
Ce combat en faveur d’une DIA démonétarisée au maximum présente en outre deux autres avantages : il oblige à faire des choix collectifs dès lors que ce sont les citoyens qui doivent décider ce qui sera gratuit donc ce qui est doit être produit en priorité et comment le produire. C’est donc une excellente pédagogie pour apprendre à différencier (selon) les besoins, c’est à dire pour être du côté des usages, des utilités, et non pas de la valeur marchande. Ce chemin n’est pas sans embuche : admettons avec le réseau Négawatt que l’on veuille assurer à chacun non pas une certaine quantité de fioul domestique ou un certain nombre de kg watt mais un égal droit une température minimale, comment procéder ? quel niveau garantir ? Ce combat en faveur d’une DIA (ou si l’on préfère d’un revenu garanti) démonétarisé est enfin un premier pas pour réapprendre à déséconomiser nos existences et nos combats politiques (parler de droits d’accès aux biens communs est mieux que de parler de revenus financiers). Je suis convaincu que nous pouvons gagner toute une fraction des gauches existantes à ce combat (sans compromission aucune, sans rien céder sur la critique de l’économisme). Cette façon de poser le débat court-circuite les oppositions traditionnelles au revenu garanti (la préférence pour la réduction du temps de travail (32 heures tout de suite !) plutôt qu’un revenu garanti, la crainte que le revenu garanti soit une variante du « tititainement" (variante moderne de la maxime romaine antique « du pain et des jeux », le besoin de reconnaissance sociale par le travail notamment dans les milieux populaires, etc.). Cette affirmation d’un revenu garanti démonétarisé (au maximum de ce qui est possible) est enfin une façon de rappeler que la construction de communs est la seule richesse des pauvres. Nous allons ainsi bien au-delà de la seule question légitime de la redistribution. Nous commençons déjà par changer de société, par prôner un égalitarisme radical.
Ce combat pour les biens communs et leur gratuité se développe sur tous les continents. Son parangon reste la guerre de l’eau à Cochabamba, en Bolivie, où une insurrection sociale est parvenue à s’opposer à la privatisation et a marqué le début, en avril 2000, du cycle de manifestations qui conduiront Evo Morales à la Présidence de la République. Nous pouvons avec la DIA démonétarisée mettre la question des « communs » au cœur de notre combat.
« Commune » est un mot latin composé de deux racines, cum qui signifie « avec » et munus qui veut dire « don ». Commun se rapporte donc au don par lequel on est lié aux autres du fait même de l'avoir reçu, avec et comme les autres. Le commun n'est donc pas un ensemble de biens qui n'appartiendrait à personne et que tout un chacun pourrait utiliser librement. Il ne faut pas confondre le commun avec ce que le droit romain qualifiait de res nullius (la chose sans maître). Le commun est un don qui oblige à rendre donc il est avant tout une relation. Ce qui signifie qu’il n'y a pas de biens communs en soi (comme l’eau ou l’éducation) donc que notre combat doit être de convaincre tous ceux qui se contentent de vouloir l’eau vitale gratuite, qu’il faut aller beaucoup plus loin dans ce domaine, que c’est nécessaire écologiquement, socialement, culturellement, politiquement, anthropologiquement. Le danger de la conception restrictive en vogue au sein de l’altermondialisme est en effet de faire des « communs » une simple exception aux biens marchands. Si on peut imaginer de commencer par la gratuité de l’eau vitale ou celle des transports en commun urbains, il s’agit bien de poursuivre ce mouvement au-delà de ce qui est strictement vital. Ainsi en lançant en Janvier 2009, l’appel pour des « produits de haute nécessité », Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant et autres poètes et militants des Antilles fondaient ce qui allait devenir une poétique de l’existence qui n’est pas sans rappeler le mouvement pour le Buen-Vivir. Si un revenu garanti universel, inconditionnel et au maximum démonétarisé est une des conditions du socialisme de la décroissance, du socialisme gourmand dont je rêve, cela signifie qu’il ne s’agit nullement de partager des biens vitaux (même si cela est nécessaire). Il s’agit donc d’inventer un nouveau socialisme qui ne soit plus celui de la misère que dénonçait Marx mais pas davantage cette mauvaise copie du productivisme que fut le socialisme réel. Je crois enfin que nous devons soutenir avec force le principe de l’inconditionnalité pour ne pas risquer de réintroduire en contrebande une vision trop économique du monde/ de la vie. Le fameux donner/accepter/rendre concerne le domaine des ressources nécessairement rares mais il ne peut régir celui des relations inépuisables qui fondent l’humanité en chacun de nous.
Ces questions sont d’autant plus importantes que certains courants de la décroissance sont portés vers une approche néo-malthusienne. Il ne s’agit pas (principalement) de partager parce qu’il y a peu (le fameux « on va manquer ») mais parce que le partage est du côté de la jouissance d’être, seul principe anthropologique que nous pouvons opposer à la jouissance d’avoir (in Paul Aries, le socialisme gourmand, La Découverte, mars 2012). Notre choix de construire des « communs » est donc d’abord l’affirmation de la primauté du don, mais d’un don libéré de la contrainte de rendre. Je préfère parler d’un don sans retour, d’un don de pure générosité, de pure frivolité, un don qui nous renvoie davantage aux stratégies d’embellissement y compris dans le règne animal qu’à de sombres calculs d’apothicaires, un don qui permette d’imaginer une intention gratuite, bref de l’amour.