Paul Ariès

Misère
du sarkozysme

Cette droite
qui n’aime pas la France

Parangon/Vs


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Du même auteur

La Fin des mangeurs, Desclée de Brouwer, 1997
Les Fils de McDo, L’Harmattan, 1997
Déni d’enfance, Manifeste contre la banalisation de la pédophilie,

Golias, 1997

La Scientologie, laboratoire du futur ?, Les secrets d’une machine
infernale, Golias, 1998
Petit Manuel Anti-McDo à l’usage des petits et des grands, Golias,
1999
La Scientologie : une secte contre la république, Golias, 1999
José Bové, la révolte d’un paysan, Entretiens, Golias, 2000
Le Goût (avec Gong Gang), Desclée de Brouwer, 2000
Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de
l’humanisme, Golias, 2000
Les Sectes à l’assaut de la santé, Le pluralisme thérapeutique en
danger, Golias, 2000
Enquête sur un pouvoir occulte : l’anthroposophie ? Golias, 2001
Disneyland, le royaume désenchanté, Golias, 2002
Pour sauver la terre… Faut-il exterminer l’espèce humaine ?

L’Harmattan, 2002
Harcèlement au travail ou nouveau management ? Golias, 2002
Putain de ta marque !, Golias, 2003
Petit Manuel anti-Pub, Golias, 2004
Satanisme et vampyrisme, Golias, 2004
Décroissance ou barbarie, Golias, 2005

Plusieurs ouvrages sont traduits en italien, chinois, japonais et hongrois.
Pour tout contact : paularies@voila.fr

© Parangon/Vs, 2005


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Pour Catherine
À mes filles
Elles méritent une autre France que celle du sarkozysme


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Introduction

Sarkozy, nous voilà!

« Notre peuple mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans la
confidence. » (Marc Bloch)

« Dénoncer les dérapages de Nicolas Sarkozy n’est pas une façon de
l’arrêter, mais cela me fait du bien. » (Jean-Louis Debré, président de
l’Assemblée nationale)

« La présidentielle, j’y pense, et pas seulement en me rasant. »
(Nicolas Sarkozy)

Nous avons choisi d’appeler « sarkozysme » les courants idéologiques
qui risquent de porter l’éternel « premier flic de France » à
la présidence de la République. Le sarkozysme n’est pas que Sarkozy
ni tout Sarkozy. Le sarkozysme est beaucoup plus, car il est le
mouvement qui rend sa victoire possible. Il est une vague idéologique
qui menace de balayer la France de droite à gauche, emportant
tout sur son passage : notre modèle social, construit au cours
du XXe siècle, la République née de 1789 et, avec elle, l’héritage
millénaire de la nation ainsi que le poids de son État constitutif.
Interroger le sarkozysme, c’est donc se projeter dans ce
« site France » dont rêvent ceux pour qui l’histoire de notre pays
n’est qu’une longue suite de cauchemars. Ces zélés pessimistes,
pour qui la France n’en finira jamais de tomber, abandonnent parfois
leur plume venimeuse pour chanter les louanges des États-
Unis.

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Pourquoi un tel désamour de la France ?

« Je ne suis pas réductible à la seule doctrine libérale, ni même à la
seule droite. » (Nicolas Sarkozy, Le Monde, 8 septembre 2005) 1

Le sarkozysme n’aime pas la France telle qu’elle résulte de son
histoire : il ne s’agit pas d’un simple exercice d’autoflagellation,
mais de la volonté de remettre en cause le consensus national. Il
n’aurait de cesse, au pouvoir, de virtualiser encore plus nos
valeurs : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité. Il fantasme, en
revanche, sur une autre France totalement imaginaire : celle qui se
lève tôt, celle qui paie des impôts, celle aussi qui va à l’église. Cette
France nouvelle serait vouée à la défense du Travail, du Respect et
de la Patrie, selon les grands dogmes définis par Nicolas Sarkozy
lors de son intronisation à l’UMP.

Peu importent donc les sentiments feints ou réels envers la nation
dès lors que toute l’idéologie fait le lit à une France totalement
autre que celle qui existe.

Le sarkozysme semble être la version française de la révolution
conservatrice mondiale qui peut vaincre aussi dans notre pays. Ni
la « vieille » droite ni la gauche « moderniste » ne s’avèrent
capables de s’opposer à elle, faute de croire encore en nos principes,
mais aussi parce qu’elles ont tellement virtualisé nos valeurs
fondatrices que ces dernières leur apparaissent exsangues.

Le sarkozysme est une façon de refonder la droite non seulement
beaucoup plus à droite, mais en dehors de toute son identité nationale.
Il est une greffe comparable à ce que fut l’importation en
France de l’idéologie bolchevique mais, là où le mariage des drapeaux
rouge et tricolore a pu se réaliser, tout prouve que la révolution
conservatrice mondiale ne saurait épouser Marianne sans la
violenter et la défigurer. Le sarkozysme est voué à rester, pour plagier
Jacques Chirac, un « parti de l’étranger ». À moins que la
France ne finisse par se défranciser.

Ce livre interroge l’essentiel des soubassements idéologiques du
sarkozysme. Beaucoup de thèmes à l’allure novatrice semblent provenir
des États-Unis, mais surgissent en fait des profondeurs du
passé. Ils avaient été relégués, au XXe siècle, pour tenir compte d’un

1 Les discours et déclarations de Nicolas Sarkozy qui parsèment cet ouvrage
sont pour l’essentiel disponibles dans leur intégralité soit sur le site de l’UMP
ou celui des jeunes de l’UMP, soit sur le sarkozyblog.free.fr

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rapport de force moins favorable aux puissants. La gauche institutionnelle
sous-estime gravement la menace de la contre-révolution
conservatrice, ne voulant pas croire que le vent a provisoirement
tourné. Nous avons donc choisi d’illustrer abondamment notre
démonstration par des propos de Nicolas Sarkozy, mais aussi des
courants proches ou voisins. Nous avons concédé une large place
aux thèses les plus éculées de certains fondateurs du libéralisme
pour montrer que ce « grand bond en arrière 1 » n’est pas seulement
économique, mais aussi idéologique.

Cet ouvrage permet de comprendre, au-delà de la fameuse guerre
des chefs de l’UMP avec laquelle on nous amuse, comment ce « fils
d’immigré clandestin » est devenu un parfait apparatchik prêt à
toutes les alliances, à tous les mauvais coups et à toutes les trahisons.
Il interroge aussi les mensonges, les non-dits, les erreurs et les
fautes d’un killer dont la biolégende, savamment construite, trahit
une part de son fonctionnement névrotique.

Le sarkozysme est cependant infiniment plus que Nicolas Sarkozy.
Si celui-ci n’est pas un faiseur d’idées mais d’opinions, il sait
en revanche s’entourer de conseillers occultes à mi-chemin entre le
vieil orléanisme français (cette droite ralliée à la république faute
de mieux) et la révolution conservatrice mondiale (qui voudrait tant
refermer la parenthèse ouverte par la Révolution française). Nicolas
Sarkozy est par ailleurs beaucoup plus le symptôme d’une
époque qu’il ne fait lui-même l’Histoire. Son bilan comme député
ou ministre est extrêmement contrasté. Ce champion est incapable
de saisir les enjeux écologiques et sociaux. Il se contente de recycler
en France des solutions qui ont échoué ailleurs.

Cette victoire du sarkozysme est rendue possible par le « pacte »
scellé, depuis 1983, entre la « vieille » droite française et l’appareil
socialiste autour du néo-libéralisme. Il se peut que la France se ressaisisse
ou que Sarkozy finisse par en faire trop. Le sarkozysme
pourrait, cependant, nous prendre à la gorge si nous ne parvenons
pas à renouer avec nos valeurs pour construire un projet capable de
répondre aux urgences de l’époque.

1 Serge Halimi. Le Grand Bond en arrière, Fayard, 2004.


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Première partie :
Le sarkozysme est-il français?

« J’ai appris tout au long de ces années d’engagements politiques
qu’il y a beaucoup d’épreuves sur la route de celui qui a un grand dessein.
» (Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy n’est pas un idéologue, mais il est au service
d’une idéologie : celle de la révolution conservatrice mondiale. Le
sarkozysme est donc beaucoup plus que ce qu’il prétend être, il
n’est pas seulement une droite décomplexée, une droite vraiment de
droite.

L’histoire française est certes riche de ces périodes de durcissement
idéologique : tout n’est pas gris dans les rangs de nos adversaires,
même si nous avons parfois raison de dire que c’est « bonnet
blanc et blanc bonnet ». La victoire du sarkozysme oblige cependant
à faire davantage la fine bouche. C’est que l’animal est indigeste
pour un ventre nourri depuis plusieurs siècles avec des
produits politiques labellisés made in France. Les mots manquent
d’ailleurs pour nommer cette greffe sans rapport aucun avec notre
terroir : on se trouve démuni, comme face à une saveur nouvelle,
inconnue et incongrue.

C’est pourquoi l’on est d’abord tenté de ne voir en Sarkozy que
le retour en force de l’orléanisme ou une version hexagonale de la
révolution conservatrice. Les Français se livreraient au sarkozysme
comme d’autres peuples se sont vautrés dans le bushisme, le berlusconisme,
le blairisme, l’aznarisme, etc. On sait cependant que
comparaison n’est pas raison, car si le sarkozysme est bien un bou

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turage de la révolution néo-conservatrice, il n’en est pas sa version
tricolore.

En effet, la révolution néo-conservatrice n’est, contrairement à ce
que pense Barbara Koehn 1, ni une réaction face à l’échec du capitalisme,
ni un projet pour le sauver. Il s’agit de la résurgence de tout
un courant de philosophie politique des XVIIIe et XIXe siècles, marqué
par le refus des Lumières et de la Révolution française.

La révolution néo-conservatrice manifeste le désir de considérer
que les trois grandes périodes ouvertes du siècle des Lumières, de
la Révolution française et de la Révolution d’octobre ne seraient
que des parenthèses que l’on pourrait refermer.

C’est aussi et surtout l’idée que ces trois parenthèses auraient une
même origine territoriale et intellectuelle : cette France historique
que vomissent les libéraux ; cette France qui n’a de cesse de faire
exception pour mieux éclairer le monde ; cette France de la Marseillaise
que chantaient les étudiants hongrois ou chinois face aux
chars.

1 La Révolution conservatrice, Solis, 2003.


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Chapitre 1

La révolution conservatrice

« Au sein même de mon parti, je dis clairement “Réveillonsnous!”.
» (Nicolas Sarkozy)

L’idée d’une « révolution néo-conservatrice à la française » est un
contresens, sauf à faire de la France un simple morceau de territoire
vide de toute mémoire. Ce terme serait un nouvel oxymore servant
à refouler l’évidence d’une contradiction majeure entre le contenu
et le contenant, entre cette idéologie internationale et ce qu’est
l’âme particulière de la France depuis si longtemps. Une « révolution
néo-conservatrice à la française » ne peut exister à moins que
la France se meure et en vienne à oublier, non pas son baptême,
mais d’où elle vient et ce qu’elle fut.

De nombreux auteurs ont bien vu que, si la France n’a pas cédé
aussi facilement à la contagion néo-conservatrice que l’Angleterre,
les États-Unis, l’Italie ou l’Espagne, c’est en raison de son identité.
Elle tient de son histoire des anticorps qui rendent la greffe difficile 1.

La France se pensait donc immunisée, mais c’était oublier que les
peuples sont bien plus fragiles que les nations : ils se donnent souvent
à ceux qui les trahissent et les violent.

Le paradoxe veut que, là où les autres nations guériront de cette
révolution néo-conservatrice, la France risque, elle, de ne pas s’en
remettre et d’y laisser sa peau. Ce paradoxe tragique n’est qu’apparent
car, si dans les autres nations les séquelles de cette maladie
libérale sont d’abord économiques et sociales, cette dernière atteindra
la substance politique même de la France.

L’Italie se remettra sans trop de difficultés du berlusconisme, car

1 Samir Amin, Le Virus libéral, Le temps des cerises, 2003.
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elle a sa culture. L’Allemagne a fait la preuve de sa capacité à se
relever, car elle est un seul peuple. En France, la victoire du sarkozysme
équivaudrait à ce que fut celle de Vichy : non pas une façon
de couper les fils pour retisser un autre vêtement (comme la Révolution
sut le faire avec l’Ancien Régime), mais une véritable rupture
avec l’Histoire.

La raison en est simple : la révolution néo-conservatrice qui balaie
aujourd’hui la planète est la suite de celle née au XVIIIe siècle contre
le modèle français. Le sarkozysme est le bâtard de plusieurs siècles
de combats acharnés, toujours recommencés, contre la philosophie,
la culture et la politique françaises.

La première révolution conservatrice

Le sarkozysme plonge ses racines dans la toute première révolution
conservatrice qui fut, au XVIIIe siècle, la réaction des élites à la
philosophie des Lumières et à ses implications prévisibles dans le
champ social et politique 1.

En France comme en Espagne, cette contre-révolution – qui balaie
l’Europe pendant un siècle et demi, du XVIIIe siècle aux années 1860

– précéda la révolution elle-même 2 et laissa des traces fortes et indélébiles.
Il faut souligner le rôle que prendront dans ce mouvement
les « émigrés » dont la hargne antirévolutionnaire devait moins aux
« colonnes infernales » qui déferlèrent sur la Vendée qu’à la philosophie.
Les crimes de sang sont plus vite oubliés ou pardonnés que
ceux de l’esprit.
On peut comprendre que les émigrés aient eu la rage tenace, mais
comment expliquer, sinon par une peur épouvantable, la réaction des
élites mondiales? La philosophie des Lumières et ses droits de
l’homme et du citoyen n’ont toujours pas été digérés par les nombreux
partisans des droits de Dieu. Est-ce pour cette raison que la
pensée libérale française fut si longtemps l’apanage des descendants
directs, ou par procuration, de ces émigrés ?

1 On en connaît bien l’histoire grâce au colloque tenu à Cholet, en octobre 1990,
sous la direction du professeur Jean-Clément Martin. Cf. La Contre-révolution
en Europe, XVIIIe-XIXe siècles. Réalités politiques et sociales, résonances culturelles
et idéologiques, Presses Universitaires de Rennes, 2001.
2 Les travaux d’historiens comme Anne Rolland-Boulestreau, Philippe Bourdin
ou Valérie Sottocasa-Cabanel prouvent que la haine féroce des contre-révolutionnaires
n’est pas due aux excès de la révolution. Cette haine tenace
s’explique par le rejet des principes qui l’ont animée. Ce qu’ils condamnent au
bûcher ce sont les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Cf. Jean-Clément
Martin, op. cit.

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N’oublions pas que cette contre-révolution fourbit ses premières
armes à travers ce que Florence Gauthier 1 a nommé la jonction entre
la contre-révolution des princes (souvent émigrés) et celle des
grands colons et esclavagistes. Cette contre-révolution intellectuelle
est donc aussi la fille de ces trafiquants d’hommes qui, contrairement
à Robespierre, préféraient que meure le principe de l’égalité
plutôt que leurs possessions.

La contre-révolution en réaction à la philosophie des Lumières
connaîtra ses heures de gloire en Angleterre, au Portugal avec le
miguelisme et en Espagne avec l’isabellisme.

Pourtant, elle échouera politiquement partout en Europe. Elle laissera
cependant des traces profondes et indélébiles. Songeons seulement
à ce qu’écrit l’historienne Nathalie Petiteau au sujet de la
période napoléonienne :

« Il faut savoir terminer une contre-révolution. Tel est le sens véritable
du projet social napoléonien qui est, selon Nathalie Petiteau, une
tentative d’endiguement de la contre-révolution au moyen d’une synthèse
de l’héritage révolutionnaire et du principe de la société harmonieuse
chère aux contre-révolutionnaires 2.»

La deuxième révolution conservatrice

Le sarkozysme plonge également ses racines dans la deuxième
vague de révolution conservatrice qui frappe l’Allemagne après la
Première Guerre mondiale. Elle y gagne une vision optimiste de
l’avenir, très loin du pessimisme des penseurs de la décadence
caractéristique de la vieille contre-révolution. Désormais, cette
conviction d’avoir non seulement Dieu avec soi, mais l’Histoire
pour soi ne quittera plus les irréductibles ennemis de 1789.

Cette révolution allemande, qui se développe après 1918 dans le
contexte de la défaite militaire contre la France et ses alliés, prolonge
la première contre-révolution qui balaya l’Europe en réaction
aux Lumières 3. Elle se veut une réaction directe à la fois aux
Lumières et à la Révolution de 1789. Ses représentants haïssent tout
autant les valeurs humanistes que la république.

Cette période montre comment une pensée conservatrice peut
prospérer en se démarquant des courants traditionalistes et en

1 In Jean-Clément Martin, op. cit.
2 Annie Crépin, in Jean-Clément Martin , op. cit., et Revue d’histoire du
XIXe siècle, n° 2001-22.
3 On doit beaucoup à Louis Dupeux, professeur à l’université de Strasbourg,
dont les travaux éclairent avantageusement ce « préfascisme allemand ».

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renonçant à toute référence à la décadence pour afficher un optimisme
face à la modernité.

Cette révolution affiche aussi, tout autant que la contre-révolution
actuelle, la volonté et la capacité d’être présente au monde. Cet optimisme
et ce volontarisme nouveaux dans les milieux contre-révolutionnaires
ne marquent en rien un ralliement aux thèses humanistes
ou à la république. Bien au contraire, car derrière des notions nouvelles
comme la régénération, la résurrection, le réalisme, l’énergie,
etc. se joue la possibilité de l’emporter. Il serait possible d’en
finir, cette fois définitivement, avec les conséquences des Lumières
et de 1789 car, l’histoire étant cyclique, un nouvel âge approcherait.

Ce courant contre-révolutionnaire présente un autre point commun
avec l’actuel puisqu’il constituera une nébuleuse forte de plus de 400
organisations et clubs de réflexion et sera doté de près de 500 revues.

Cette primauté accordée au travail idéologique en fera des gramsciens
avant l’heure : ils savent que la guerre entre les classes et les
peuples se gagne avant tout dans les têtes. De grands intellectuels
comme Arthur Moeller van den Bruck, Oswald Spengler, les frères
Jünger, Carl Schmitt, Thedor Fritsch, Ernst Niekisch, etc. portent ce
mouvement 1.

Cette deuxième révolution conservatrice échouera avec la défaite
du nazisme, mais beaucoup de ses émules continueront de travailler
dans l’ombre. Carl Schmitt, principal juriste du Troisième Reich,
deviendra l’une des références obligées du courant néo-conservateur
américain de la fin du XXe siècle.

Certains ouvrages comme Chevaucher le Tigre 2 de Julius Evola,
qui se qualifiait lui-même de « surfasciste », nourriront des générations
d’activistes d’extrême droite européens. Il serait bien surprenant
que le conservateur Patrick Devedjian et le libéral Alain
Madelin n’en fissent pas leur livre de chevet lorsqu’ils péroraient respectivement
à la direction d’Occident et du GUD 3.

La contre-révolution conservatrice actuelle

«Pendant des années, j’ai biberonné du Madelin. À droite, c’était le
seul qui moulinait vraiment. Il faisait de très bons papiers sur Tocqueville
ou Hayek […] Mais j’ai compris qu’il n’aurait jamais le pouvoir et
Sarkozy m’a guéri de mon libéralisme théocratique. » (David Martinon,
conseiller politique de Nicolas Sarkozy, ex-proche d’Alain Madelin)

1 Cf. Les travaux de Louis Dupeux.
2 Guy Trédaniel Editeur, 2002.

3

Bêtes et méchants : petite histoire des jeunes fascistes français, Éditions
Reflex, 2001.

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La contre-révolution actuelle est donc la continuation de cette
guerre des mêmes contre les mêmes, tout comme les combats actuels
pour l’émancipation prolongent ceux des générations passées 1. Nous
sommes les descendants des nègres marrons et de l’esclave romain
Spartacus.

L’historien Heinrich August Winkler a publié dans Die Zeit, en
juin 2003, une critique sanglante des thèses des « straussiens » et
autres champions de cette révolution néo-conservatrice qui ravage
actuellement la planète. Son article porte en sous-titre : « Une révolution
conservatrice menace l’héritage historique mondial de l’Amérique,
l’Europe doit maintenant se mettre en avant pour défendre les
valeurs occidentales. »

Winkler note que « le néo-conservatisme américain n’est pas une
simple copie de la révolution conservatrice allemande, mais dans leur
schéma de pensée ami-ennemi, ce sont de dignes disciples de Carl
Schmitt ».

On pourrait débattre de certains détails, mais l’essentiel est dit : la
révolution conservatrice en cours est la continuation de la révolution
conservatrice allemande qui, elle-même, prolongea la contre-révolution
européenne, née en réaction à la lecture française de la philosophie
des Lumières. Les « néo-cons » ont donc toujours la France dans
leur ligne de mire.

Cette phase de la contre-révolution commença dès la victoire
acquise sur le nazisme. Pour certains, elle n’avait jamais cessé et l’alliance
avec l’ours russe n’était qu’une opération tactique.

La fin de l’hégémonie française

Les spécialistes se disputent pour dater la renaissance de cette
contre-révolution. La difficulté tient à ce que ce sursaut résulte de la
conjonction de plusieurs mouvements.

Beaucoup retiennent comme date fondatrice la publication, en
1953, du livre de Russell Kirk (1918-1994) intitulé The Conservative
Mind, dans lequel le politologue américain entendait donner
des assises nouvelles au néo-conservatisme afin de rompre avec la
nostalgie de l’Ancien Régime, jugée trop franco-européenne. Ce
thème sera repris par le pape du libéralisme, Friedrich August von
Hayek, dans son article « Pourquoi je ne suis pas conservateur ? 2 ».

1 Le lecteur peut se reporter à l’excellent dossier de Jean-Luc Pujo « Triomphe
de la révolution néo-conservatrice américaine » in Mouvement-Républicainet-
Citoyen, in site :
MRC92.free.fr/DOC_Point_Vue/10-triomphe_neo-conservatisme.htm.
2 In La Constitution de la liberté, 1959, Litec, Paris, 1994.

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L’idée est originelle et sera suivie d’effets : la meilleure façon
désormais de combattre l’héritage français serait de le court-circuiter,
en faisant comme si la Révolution française et la philosophie
des Lumières n’avaient jamais existé, ou n’avaient été qu’un épiphénomène
intéressant uniquement le « vieux » continent.

Russell Kirk propose six nouvelles thèses pour forger un nouveau
conservatisme : la croyance en un ordre moral et transcendant, le
goût du pluralisme social, le sens de la hiérarchie, l’amour des coutumes
et des traditions, le culte de la propriété privée, la méfiance
à l’encontre des idéologies réformistes et l’attachement au principe
de continuité historique.

L’originalité de ces thèses n’est pas évidente. On reconnaît ce qui
deviendra l’ossature du sarkozysme : les valeurs de travail, de respect
et de patrie.

Cette nouvelle vague hérite de la précédente le refus d’une vision
en terme de décadence et, de ce fait, elle ne propose pas un retour
aux valeurs de la féodalité, mais une marche « forcée » vers une
« nouvelle société ». Ce refus d’un conservatisme réactionnaire est
argumenté de façon brillante… mais singulière. Les Américains ne
pourraient idéaliser les sociétés traditionnelles, puisque le féodalisme
et l’aristocratie seraient étrangers à l’Amérique.

Le « conservatisme réactionnaire » serait donc une importation
exotique contraire à l’esprit de liberté inhérent au projet américain.

Kirk implore ses amis conservateurs de suivre les conseils de
John Adams (1735-1826), premier président des États-Unis qui, dès
1787, dans sa Defense of the Constitution, fustigeait ce maudit
rousseauisme et appelait à dénoncer l’importation des « idées françaises
». La messe est dite : la révolution conservatrice américaine
assume toujours la même haine de la France, mais elle l’exprime
désormais sous la forme d’un déni. Les Lumières et la Révolution
de 1789 seraient des non-événements.

Les néo-conservateurs ne cesseront pourtant jamais de lire leur
propre histoire à travers ce scénario : les méchants sudistes auraient
incarné la Révolution française, contrairement aux bons nordistes,
beaucoup plus proches des Britanniques.

Révolutions conservatrice et libérale

La revue Modern Age servira longtemps de tribune au new
conservatism. Elle sera financée, entre 1957 et 1976, par la Foundation
for Foreign Affairs de Chicago, puis par l’Intercollegiate
Studies Institute.

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Cette revue s’est fait une spécialité de l’anti-égalitarisme sous la
houlette de Kirk. Son réseau se rapprochera, peu à peu, de mouvements
libéraux comme la Société du Mont-Pèlerin, fondée en 1947
en Suisse par des intellectuels comme Friedrich von Hayek, Karl
Popper, Bertrand de Jouvenel, Ludwig von Mises, etc.

Certains, comme Hayek, craignent alors un affaiblissement des
positions libérales. Ils ne veulent pas être confondus avec des mouvements
qui prônent le dirigisme.

D’autres, issus majoritairement de la gauche radicale et du trotskisme,
comme Daniel Bell, voient, au contraire, dans le new
conservatism une façon de renouer avec la primauté du politique.
Ils font des États-Unis la nouvelle avant-garde chargée de conduire
la révolution mondiale.

Ce rapprochement donnera naissance à un courant toujours plus
conservateur sur le plan moral et toujours plus ultra-libéral sur le
plan économique.

La contre-révolution en marche

Deux épisodes vont précipiter l’Histoire.

Tout d’abord, la débâcle américaine au Vietnam, qui convainc de
nombreux intellectuels que les États-Unis seraient menacés non
plus seulement par un ennemi extérieur (le communisme et les
mouvements tiers-mondistes), mais aussi par un ennemi intérieur,
représenté par la contre-culture (libération des moeurs, féminisme,
mouvement gay, mouvements sociaux, etc.). Les coupables sont
bien vite identifiés : il s’agit bien sûr des philosophes des Lumières,
en raison de leur relativisme en matière de valeurs. La France est
ouvertement accusée, avec l’Italie, d’être le talon d’Achille de
l’Occident. À cette même époque, certains se préparent dans
l’ombre, avec notamment les réseaux gladio, à déstabiliser les
démocraties pour y établir des dictatures.

De nombreux intellectuels organisent la reconquista idéologique
des États-Unis en luttant contre les forces subversives désormais
connues.

La première charge est conduite par la chambre de commerce des
États-Unis. Elle publie, en août 1972, un mémorandum confidentiel
intitulé Attaque contre le système américain de la libre entreprise.
Ce document, connu sous le nom de Manifeste Powell, se borne à
établir un constat, laissant à d’autres la responsabilité d’envisager
des solutions.

La Commission trilatérale se met aussitôt au travail et publie, en
1975, sous la direction de Zbiegniew Brezinzki, son fameux

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rapport intitulé La Crise de la démocratie. Elle y préconise un
meilleur contrôle des médias. Le futurologue américain Samuel
Huntington constate que le développement de la démocratie
conduit à une extension de la sphère gouvernementale en raison des
demandes croissantes des acteurs sociaux, ce qui provoquerait un
déclin de l’autorité gouvernementale. Il conseille donc « un plus
grand degré de modération dans la démocratie » et préconise de
mettre l’accent sur d’autres sources d’autorité non démocratiques.

On croit souvent que tout aurait commencé politiquement avec
l’élection de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Le sarkozysme
a, cependant, une filiation beaucoup plus sanglante, car la
révolution néo-conservatrice remportera sa première victoire politique
avec le coup d’État militaire du général Augusto Pinochet, le
11 septembre 1973, contre le président Allende. Le Chili, avec ses
30 000 morts, sera le laboratoire économique et social, mais aussi
culturel et politique, des « Chicago Boys », ces jeunes diplômés de
l’université de Chicago qui avaient pour leader emblématique Milton
Friedman 1.

Si les pays du Sud sont les premières victimes, cette révolution
conservatrice a, depuis, essaimé dans de nombreux pays du Nord
sous des visages très variés : blairisme, schröderisme, berlusconisme,
aznarisme, etc. Elle s’est aussi implantée dans les pays de
l’Est (avec l’effondrement du bloc soviétique, puis à travers la
vague des diverses révolutions « orange »).

Le sarkozysme est l’importation de cette contre-révolution
conservatrice. Il n’est donc pas seulement une machine de guerre
contre la « vieille » droite gaulliste, mais contre la France et toute
sa conception historique de l’État-nation. La façon dont le sarkozysme
s’est imposé dans la tête des Français n’est pas sans rappeler
la manière dont les conservateurs ont triomphé aux États-Unis.

La conquête des esprits

« Être jeune gaulliste, c’est être révolutionnaire. » (Nicolas Sarkozy,
1975)

La revue intellectuelle de la nouvelle droite, Éléments, consacrée
à la « révolution conservatrice »2, indiquait sous la signature
d’Alain de Benoist que nous assisterions, grâce à elle, à la naissance
d’un « gramscisme de droite ». Ce courant est parvenu à

1 Prix Nobel d’économie en 1976 et ancien patron de la Société du Mont-Pèlerin.
2 Février 1977.

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assurer l’hégémonie du dogme libéral sur le plan économique et du
dogme conservateur sur le plan moral. Quelques centaines de personnes
tout au plus ont suffi à faire basculer les représentations des
élites et les réflexes conditionnés des foules. L’histoire de ce coup
d’État intellectuel a été déjà largement retracée, aussi examinerons-
nous seulement comment le sarkozysme a pu s’imposer en France.

Friedrich August von Hayek : vers la révolution intellectuelle

Il n’est pas indifférent que le grand gourou du libéralisme, l’économiste
américain Hayek, fut aussi le grand penseur de cette
« guerre des idées », laquelle précéda le programme militaire de
« guerre des étoiles ». Il consacre, à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, plusieurs travaux à tirer des leçons de la victoire intellectuelle
du socialisme et définir les conditions d’une contre-révolution
victorieuse 1.

Il publie, dès 1944, La Route de la servitude, livre dans lequel il
renvoie dos à dos le communisme et la social-démocratie. Il participe,
en 1947, à la fondation du premier noyau de la (future)
Société du Mont-Pèlerin, qu’il présidera entre 1947 et 1961 avant
de passer le relais à des théoriciens comme Milton Friedman (19701972),
James Buchanan (1984-1986), Gary Becker (1990-1992) ou
Pascal Salin (1994-1996).

Un article publié en 1949 sous le titre « Les intellectuels et le
socialisme 2 », puis réédité en 1998 par The Institute of Economic
Affairs, contient, en germe, tout ce qui fondera la bataille idéologique
des libéraux durant cinquante ans 3. Hayek y soutient que le
socialisme est une pure invention des intellectuels et non de la
classe ouvrière. Son développement aurait été, selon lui, précédé
par une longue phase de germination.

Hayek explique cette victoire intellectuelle par plusieurs facteurs.

La domination de la gauche serait due à la qualité de ses penseurs
:

« Les plus intelligents et les plus originaux au sein des intellectuels
qui penchent le plus fréquemment vers le socialisme, alors que ses
adversaires sont d’un calibre inférieur [...] les professeurs les plus

1 Denis Boneau, Friedrich von Hayek, pape de l’ultralibéralisme, mars 2004,
in site www.voltairenet.org/article 12761.html

2 University of Chicago Law Review, 1988.
3 Ibidem, document traduit en français par Hervé de Quengo et publié sur son
site : hervédequengo.free.fr/Hayek/Hayek1.htm

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brillants et ayant le plus de succès ont aujourd’hui plus de chances
d’être socialistes, alors que ceux qui ont des idées plus conservatrices
sont fréquemment des médiocrités 1.»

À l’homme exceptionnellement doué, qui accepte l’ordre actuel
de la société, s’offre une multitude d’autres possibilités pour exercer
son pouvoir. La carrière intellectuelle serait en revanche, pour
le mécontent, le chemin le plus prometteur pour contribuer à la
réussite de ses idéaux.

La solution que propose Hayek est de permettre à des intellectuels
de droite d’émerger en leur donnant les moyens matériels et
moraux de leur réussite.

Il dénonce aussi l’anti-intellectualisme qui marque, selon lui, la
droite. Les grands patrons doivent en finir avec leur méfiance à
l’égard des spéculations intellectuelles, car cette tendance antiintellectuelle,
naturelle chez des hommes qui défendent le système,
s’avère cependant fatale à sa survie.

Les grands think tanks (laboratoires de propagande idéologique)
qui feront la force de la révolution conservatrice et du sarkozysme
pointent ici le bout de leur nez.

Hayek ne se contente pas cependant de sermonner les patrons
anti-intellos. Il propose sa méthodologie pour gagner les esprits.
Son programme s’articule autour de deux principes qui inspireront,
cinquante ans plus tard, les sarkozyens.

Tout d’abord, aucune victoire ne peut être acquise si les conservateurs
ne gagnent pas d’abord à leur cause les « leaders d’opinion
» que sont les journalistes et autres « marchands
professionnels d’idées de seconde main ». Hayek explique l’échec
de la droite par sa volonté de convaincre directement l’électeur
individuel, alors que la gauche disposerait de solides relais dans la
presse et l’enseignement. La meilleure façon de conquérir ces
« intellectuels de seconde zone serait de les bombarder idéologiquement
grâce à la constitution de nombreux « laboratoires
d’idées ».

La seconde condition de la victoire concerne la nature des idées :
la guerre des cerveaux ne se gagne pas avec des thèses géniales et
justes, mais beaucoup trop précises et d’une puissance limitée dans
le temps. Il faut développer des généralités efficaces sur le long
terme car elles sont seules capables de façonner l’opinion publique,
au moyen des spécialistes de la transmission des idées que sont, par

1 Ibidem.

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exemple, les publicitaires, les conférenciers, les écrivains et journalistes.
Hayek le concède volontiers : il n’est même pas nécessaire
« de posséder une connaissance spéciale quelconque, ni d’être spécialement
intelligent », mais « il y a peu de choses que l’homme
ordinaire apprenne sur les événements ou les idées en dehors de la
médiation de cette classe 1 ».

Les « marchands d’idées de seconde main » doivent faire la réputation
des intellectuels libéraux en les invitant massivement dans
leurs émissions ou leurs journaux. Hayek avance enfin son argument
massue : la bataille des idées ne peut être gagnée que si l’on
gagne préalablement celle de l’imaginaire, ce qui suppose d’imposer
des images structurantes, c’est-à-dire des représentations du
monde qui fournissent les conditions favorables à la réception des
opinions libérales.

Hayek est convaincu que l’imaginaire occidental est formaté par
les idées socialistes, il est donc inutile de prendre le pouvoir dans
les faits avant de le prendre dans les têtes, et il ne sert à rien de
développer une argumentation fine tant que les idées maîtresses ne
sont pas les bonnes.

La conclusion s’impose : « Les courants d’opinion de toute
époque sont donc essentiellement un ensemble d’idées générales
préconçues d’après lesquelles l’intellectuel juge l’importance des
nouveaux faits et opinions 2.» Il faut réfuter les « idées mères »
socialistes et leur substituer les « idées mères » libérales.

Hayek ne fut pas le seul à faire une priorité de la conquête des
esprits. La philosophe-romancière et gourelle de l’objectivisme,
Ayn Rand, qui inspira tant Anton LaVay pour écrire sa fameuse
Bible satanique 3 n’aura de cesse d’insister sur le fait que le combat
politique se gagne d’abord dans le champ philosophique, voire poétique.
Comment expliquer, au-delà de la simple provocation, que
celle qui fut involontairement la source principale d’inspiration du
chef de l’Église de Satan soit aussi l’idole de la très grande majorité
des conservateurs et libéraux ? Il existe dans le monde entier
des organisations élitistes qui poursuivent son oeuvre. La France
compte aussi une Ayn Rand Society qui travaille avec l’Association
des libertariens (bien connue pour son activisme antisyndical) et
avec le Parti Constitutionnel dont le programme politique se réduit

1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Paul Ariès, Satanisme et vampyrisme, Golias, 2004.

21


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à prôner l’adoption de la constitution américaine en France.

Le gourou de « Tradition-Famille-Propriété », Plinio Corrêa de Oliveira
fera également de la domination des esprits la condition de la
victoire totale. Nous avons traité de son idéologie extrémiste et montré
son implication politique dans le coup d’État contre Allende 1.

Les partisans de la révolution conservatrice ne cesseront jamais de
« chevaucher ce tigre », comme les y invitait le philosophe Julius
Evola pour réaliser avant la politique une métapolitique et avant la culture
une métaculture.

Les idées peuvent changer le monde

La Bible des partisans de la révolution conservatrice est aujourd’hui
l’ouvrage Turning Intellect into Influence, édité par le Manhattan Institute
(2003). Ce petit livre d’une centaine de pages explique comment
les idées peuvent changer le monde. Les laboratoires d’idées américains
financés par les grandes entreprises n’ont pas cessé de passer
aux travaux pratiques2.

Le développement des think tanks

Les think tanks ne sont pas des clubs de pensée ou des laboratoires
d’idées. Ils sont davantage des officines de propagande utilisant tous
les artifices de la « guerre psychologique » et du « marketing » pour
imposer leurs vues. Ils se posent en concurrents directs des États et
publient leurs propres enquêtes et chiffres. Ils font du lobbying pour
influencer les politiques (inter)nationales. Leur création par centaines
résulte d’une décision prise par les idéologues de la Société du Mont-
Pèlerin, avec le soutien financier d’entreprises.

Leur but n’est pas d’animer des débats, mais de mener des combats.
L’intelligence de leurs idéologues est mise au service de l’efficacité de
leur propagande beaucoup plus que de la finesse de leurs analyses.
L’un de leurs grands promoteurs sera le milliardaire britannique Sir

1 Paul Ariès, Le Retour du diable, Golias, 1997.
2 On peut donner quelques exemples : George Gilder, dans Wealth and Poverty
(1980), établit la base de l’argumentaire antifiscaliste : il y explique en quoi la
baisse des impôts ne peut qu’encourager l’économie; Walter Williams, dans
The State Against Blacks (1982), entend apporter la preuve de l’échec des politiques
d’État en faveur des minorités ; le livre de George Kelling, Fixing Broken
Windows (1996), permit de développer la théorie de la « vitre brisée » et
de la « tolérance zéro »; Linda Chavez, dans Out of the Barrio (1991),
explique comment les politiques en faveur des immigrés mexicains les enferment
dans des programmes d’assistance qui bloquent leur intégration; dans

22


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Anthony Fischer, qui créera une centaine d’instituts dans le monde à
partir de sa base américaine, le Manhattan Institute de New York1.

Sir Anthony Fischer rencontre, dès 1945, Friedrich von Hayek qui
le persuade de financer la mise en place des think tanks pour soutenir
la révolution conservatrice. La Société du Mont-Pèlerin leur servira
de base arrière. Sir Fischer crée dès 1955 l’International Center for
Economic Policy Studies (ICEPS) avec le soutien du futur directeur
de la CIA, William Casey. Il aidera les libéraux du monde entier à
mettre en place leurs propres think tanks.

Ce réseau de propagande est implanté aujourd’hui dans plus d’une
quarantaine de pays 2. Les objectifs sont communs, même si chacun
s’adapte aux conditions idéologiques locales : légitimer la destruction
totale de l’État-providence, favoriser le démantèlement de tous les services
publics, permettre l’éloignement des pauvres des centres villes,
combattre le féminisme, accusé d’être responsable de la décadence
des moeurs, récuser les accusations de racisme, démontrer que les
noirs sont responsables de leur situation et qu’ils sont leurs propres
adversaires, réaffirmer la primauté de la famille, refaire de la religion
le fondement du lien social, etc.

Les plus gros think tanks américains sont : l’American Enterprise
Institute, le Hoover Institute, la Cato Foundation, la Heritage Foundation.
Ils ont des budgets de plusieurs dizaines de millions de dollars et
salarient des centaines de chercheurs3.

The Dream and the Nightmare (1993), Myron Magnet promeut comme alternative
globale à l’État-providence le conservatisme compassionnel; le livre de
Seymour Fliegel, Miracle in East Harlem (1993), dénonce l’éducation nationale
et fait de la « liberté scolaire » la condition de la réussite éducative des
enfants défavorisés. Ces ouvrages sont le plus souvent des commandes passées
à des idéologues conservateurs par les plus grands think tanks.
1 Paul Labarique, « Le Manhattan Institute, laboratoire du néo-
conservatisme », www.voltairenet.org/article 14881.html, 15 septembre 2004.
2 Ibidem.

3 Il en existe de très nombreux autres plus petits, qui font office de grenadiers
voltigeurs de la pensée conservatrice, comme le Capital Research Center à
Washington, auteur d’une étude contre l’association Attac, le Manhattan Institute,
qui s’est spécialisé dans le « marketing d’idées conservatrices » et est à
l’origine de la thèse des méfaits des aides sociales. On doit citer aussi la Free
Market Foundation, l’Economic Freedom of the World, la Future of Freedom
Foundation, le Ludwig von Mises Institute, l’Institut Molinari, la Margaret
Thatcher Foundation, etc.

23


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L’importation du modèle en France

La France a un lourd retard dans le développement de cette
guerre idéologique. On peut en voir des symptômes non seulement
dans la résistance d’une partie de la droite au sarkozysme triomphant,
mais aussi dans l’échec du référendum sur le Traité constitutionnel
européen et dans le traitement plus critique que la presse
semble réserver, désormais, aux provocations langagières de Nicolas
Sarkozy.

Les libéraux expliquent ce retard par l’absence d’une « vraie »
droite en France. La première tentative d’envergure de riposter à la
victoire idéologique du « socialisme » est venue du milieu des chefs
d’entreprises, avec la transformation du « vieux » syndicat patronal
en une machine de guerre idéologique. La fondation du Medef
n’est, en effet, rien d’autre que la volonté d’en finir avec une certaine
impuissance idéologique de la (fausse) droite française. Le
baron Seillière a ainsi transformé, en quelques années, le syndicalisme
patronal en un mouvement idéologique et politique capable
de remplacer la droite défaillante, puisque incapable – selon lui –
de se démarquer d’une gestion sociale-libérale. Ses initiatives, dans
le cadre de son projet de refondation sociale, dépassent de beaucoup
le champ de l’entreprise pour toucher toute la société.

Le Medef s’est très vite doté d’une équipe d’idéologues et
conduit, désormais, ses combats d’idées comme de véritables campagnes
de marketing. On se souvient par exemple de ses affiches
« Bac, mention emploi ».

Il est vrai qu’Ernest-Antoine Seillière, arrivé (selon le mot de son
prédécesseur) en killer à la tête du CNPF, y développa une conception
de la société en rupture avec celle de ses anciens dirigeants
comme Ceyrac, Chotard ou Gandois.

L’ancien patron du Medef doit sans doute beaucoup moins cette
approche à son passage par Sciences Po et l’ENA qu’à la formation
qu’il reçut au Center for International Affairs (CFIA), fondé par
Henry Kissinger pour accueillir des diplomates étrangers et leur
rendre sympathique la cause des États-Unis 1. Laurence Parisot,
élue présidente du Medef en juillet 2005, appelle pour sa part les
chefs d’entreprises à devenir les nouveaux hussards de la république.

On constate, également, depuis dix ans, l’apparition de quelques
grands laboratoires d’idées qui fonctionnent sur le modèle améri

1 www.medef.fr/staging/media/upload/1080_FICHIER.pdf
24


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cain. Il ne s’agit plus de clubs de réflexions et de débats comme feu
la Fondation Saint-Simon, mais de véritables machines de propagande
dont le premier souci n’est plus la justesse de l’analyse, mais
son efficacité propagandiste, sa capacité à séduire plus qu’à
convaincre. Le dispositif s’éloigne des schémas universitaires classiques
pour se rapprocher de celui du marketing, voire (mais est-ce
différent ?) de la guerre psychologique.

On dit souvent que le sarkozysme n’aurait pu prendre racine en
France sans l’aide des journalistes des grands médias, mais c’est
oublier le rôle plus discret, mais tout aussi fondamental, de ces
think tanks français, indispensables pour gagner à la cause de la
« révolution conservatrice » les grands leaders d’opinion. À charge
pour eux, ensuite, de vendre avec ces idées du Nicolas Sarkozy.

Le principal propagandiste opérant aujourd’hui en France est
l’Institut Montaigne dont les travaux alimentent les débats des courants
libéraux. Ce vecteur de propagande a été fondé par Claude
Bébéar, président du Conseil de surveillance d’AXA, conseiller
officieux de Balladur et donné pour proche de l’Opus Dei 1. L’Institut
Montaigne est soutenu par de grandes entreprises privées françaises.
Le seul antécédent français de même facture serait le
fameux club Massiac, chargé de défendre les intérêts des colons
lors de la Constituante… afin de la rendre insensible aux arguments
de la « société des amis des Noirs » 2.

L’Institut Montaigne est à l’origine de la plupart des thèses qui
impulsent désormais la vie idéologique (plus qu’intellectuelle) de
la « droite de droite » : concept de minorités visibles, débats sur le
communautarisme, réforme de l’État, etc.

D’autres centres de propagande jouent cependant un grand rôle,
comme l’Institut Turgot dirigé par Jacques Raiman (ancien patron
de GSI, ex-conseiller de Balladur, membre de la Société du Mont-
Pèlerin), l’association La République des idées, dirigée par Pierre
Rosanvallon, l’IFRAP (Institut français pour la recherche sur les
Administrations publiques), fondé par Bernard Zimmern, l’ALEPS
(Association pour la liberté économique et le progrès social), l’association
Libres, de Jacques Garello, l’association Liberté chérie
(organisatrice de manifestations antigrèves), les cercles libéraux

1 François Normand, « La troublante ascension de l’Opus Dei », Le Monde
Diplomatique, septembre 1995.
2 Jean-Clément Martin, La Contre-révolution en Europe, XVIIIe-XIXe siècles., op. cit.

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fondés par Alain Madelin, L’Institut Euro92, fondé également par
Madelin pour redécouvrir et étudier les racines de la tradition européenne
(avec le soutien de grands dirigeants d’entreprises comme
ceux de Hewlett Packard, Sodexho, Elf Sanofi, Groupe André, Club
Med, et la participation de personnalités comme Jean-Pierre Raffarin),
l’Institut de Formation Politique (formation de haut niveau en
partenariat avec des think tanks américains), SOS éducation (contre
le monopole éducatif public), le Cercle Frédéric Bastiat, fondé en
1990 par Jacques de Guenin, l’association Contribuables associés,
forte de 100 000 membres, présidée par Alain Mathieu, l’association
Action libérale, Sauvegarde des retraites (contre le gaspillage
étatique), l’Institut de l’entreprise (base de ressources pour influencer
les enseignants), Catallaxia (réseau des libéraux fédéralistes
européens), l’Institut la Boétie, etc.

La Fondation pour l’Innovation Politique, créée par Jérôme Monnod,
conseiller de Chirac, dirigée par Franck Debié (géographe à
l’ENS), ne fait naturellement pas partie des réseaux qui alimentent
le sarkozysme. Nicolas Sarkozy lui coupera les vivres dès sa prise
de pouvoir à l’UMP.

Ces groupes fonctionnent largement en réseau national et même
international. L’Institut Turgot bénéficie par exemple du soutien de
Gary Becker (prix Nobel d’économie, mais aussi ancien président
de la Société du Mont-Pélerin). Il est lié à l’Institute of Economic
Affairs qui fut le laboratoire du thatchérisme. Euro 92 s’enorgueillit
d’être en relation avec plus de 250 autres think tanks, etc.

La droite française reste pourtant sous-équipée en laboratoires
idéologiques. L’Institut Montaigne a donc convoqué, en avril 2005,
un grand colloque pour en comprendre les raisons et y porter
remède 1.

1 Séminaire de l’Institut Montaigne : « Réflexion privée et décision publique :
à quoi servent les think tanks ? », 28 avril 2005, Conseil Économique et Social.
L’ouverture du colloque fut faite par Philippe Manière et la conclusion par le
Premier ministre Jean-Pierre Raffarin.


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Chapitre 2

Le désamour de la France

« La France, c’est une nation qui donne le sentiment parfois de se
reposer sur des lauriers, glanés il y a bien des années. La France ne
peut pas compter que sur le seul prestige de sa glorieuse histoire pour
demeurer parmi les grandes nations du monde […] Pourquoi interdire
aux Français d’essayer ce qui marche ailleurs? Le nouveau modèle
français que j’appelle de mes voeux ne peut faire abstraction de ce qui
se passe dans le vaste monde, sauf à se couper des réalités et de toute
chance d’être efficace. » (Nicolas Sarkozy, Université d’été de l’UMP
2005)

Le sarkozysme n’a de cesse de montrer que la France tombe et est
irréformable 1. Ce pessimisme sarkozyen a une fonctionnalité manifeste
: il permet de soutenir que la France devrait rompre, pour
renaître, avec ses trois grandes mémoires qui composent son
modèle social, son modèle politique et son modèle national.

Le mythe du déclin de la France

«L’Europe ne peut être tranquille tant que la France n’est pas
contente. » (Victor Hugo)

Les sarkozyens vont finir par se saper le moral à force de guetter
les signes du déclin français. Entre ceux qui dénoncent la France
moisie, comme Philippe Sollers 2, et ceux qui soutiennent mordicus

1 La dernière livraison de la revue Commentaire est, une fois de plus, consacrée
à « L’immobilisme français » (automne 2005).
2 Titre d’un article de Philippe Sollers paru dans Le Monde du 28 janvier 2000.

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que « les Français ont raison de désespérer », le bon Raffarin aura
eu quelques difficultés à faire partager sa « positive attitude ».

Le mythe de la France qui tombe

La droite libérale a gagné ses premiers galons sur le front de la
révolution conservatrice en important en France une pensée « décliniste
» au fort accent américain. Cette thèse n’a cependant pas le
même sens des deux côtés de l’Atlantique 1. Le mal serait, en
France, selon nos thuriféraires, congénital. La France, malade
d’elle-même, devrait, avant toute chose, se désintoxiquer de sa
propre identité 2. Aux États-Unis, où la thèse fait également florès,
la meilleure cure de jouvence serait de permettre aux Américains de
se ressourcer : le mal viendrait nécessairement de l’étranger, fut-ce
par l’intermédiaire d’Américains dévoyés.

Ce débat sur le déclin de la France est récurrent depuis la Révolution.
Il fait partie du fonds de commerce traditionnel de l’extrême
droite. Les libéraux ont rouvert, en toute connaissance, cette polémique
réactionnaire qui porte, en fait, sur le sens même de notre
histoire. En vieux routier de la chose publique, Michel Rocard
pourra donc dire avec raison : « Cette obsession décliniste me
paraît relever d’un complexe franco-français 3. » Mais ce complexe
d’infériorité cache surtout une façon de régler ses comptes avec
l’histoire de France.

La bataille des indices : un joli coup

Un sondage de l’Institut CSA montre que 48 % des Français estiment
que leur nation décline, contre 42 % qui la voient stationnaire.
Mais il est vrai qu’on leur rabâche, depuis plus de dix ans, que la
France ne cesse de reculer, citant pour preuve irréfutable les indices
produits par les plus grands « experts ». La France serait ainsi en
44e position dans le classement des nations (2004) 4.

Ces indices sont loin d’être neutres. Le plus connu, qui mesure
«la liberté économique », est calculé chaque année par deux grands
think tanks nord-américains, la Heritage Foundation à Washington
et le Frazer Institute à Vancouver.

1 Pierre Hassner et Justin Vaïsse, « Ascension ou déclin de la puissance américaine?
» in Questions internationales, n° 3, septembre 2003.
2 Cette thèse est largement développée dans l’ouvrage collectif Quelle ambition
pour la France?, Plon-Le Figaro, 2002.
3 Michel Rocard, in Le Nouvel Observateur du 6 novembre 2003.
4 Le lecteur peut se reporter aux dossiers de l’association libérale libres.org.

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Cet indice prend en compte des critères comme la liberté du commerce,
la charge fiscale, les interventions gouvernementales, la stabilité
de la politique monétaire, la liberté de l’investissement
étranger, la flexibilité des salaires, le respect des droits de propriété,
etc.

Une bonne réglementation contre la publicité, des services
publics efficaces, un réel encadrement des banques, une loi en
faveur de la réduction du temps de travail, une augmentation du
SMIC ou un impôt sur la fortune, et la place de votre pays chute!

L’idée de cet indice a été lancée par l’économiste libéral Milton
Friedman. Si vous avez un modèle social à la française, si vous avez
un État-providence développé, si votre État-nation est puissant…
bref, si vous ressemblez un peu trop à la France, sachez que vous
avez déjà perdu. Si en revanche vous adoptez le modèle fiscal américain,
le modèle social chilien, vous deviendrez bien vite le chouchou
de nos experts.

La Banque mondiale publie également ses propres classements
des pays. Elle mesure, pour cela, la qualité de l’accueil qu’ils réservent
aux entreprises. Un rapport de 2005 donnait la Nouvelle-
Zélande en tête parmi les vingt pays les plus favorables aux
entreprises, suivie de près par les États-Unis, Singapour, Hong
Kong, l’Australie, etc. La France ne figurait même pas dans ce palmarès.
Elle se retrouvait « au rang des économies du tiers-
monde 1 ». Elle était dépassée en 2004, pour certains critères, par le
Kenya, le Nicaragua, le Zimbabwe, etc.

Il faut admettre que, si vous croyez encore au sérieux de nos économistes,
c’est un coup à vous donner sacrément le bourdon. Mais
si chaque bulletin de santé négatif vous réjouit, vous êtes prêt pour
devenir un battant du sarkozysme.

Ne vous réjouissez pas trop tout de même, il est parfois des résurrections
étonnantes.

L’objectif du débat sur le déclin de la France est bien sûr de justifier
par avance une thérapie de choc de nature ultra-libérale.

Ce débat fut lancé par l’idéologue en chef Nicolas Baverez, sous
forme d’un article dans la revue pro-américaine Commentaire, puis
dans son livre La France qui tombe 2. Il y décrit une histoire de la
France, aux XIXe et XXe siècles, composée d’une succession de

1 libre.org.
2 Éditions Perrin, 2003.

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phases de décadence et de redressement. La cause de cette incurie
serait, selon lui, nos institutions politiques, jugées débilitantes.
Baverez entend cependant ne pas céder au pessimisme, car le déclin
annoncé ne serait pas un processus irréversible et inéluctable, mais
un processus volontaire, donc réversible.

Les critiques contre sa thèse viendront d’abord et surtout de son
propre camp. Ce qui prouve, une fois encore, l’anéantissement de
la pensée de gauche.

La France aura même droit à son faux débat entre libéraux
concurrents.

Olivier Duhamel, après s’être fait griller sur la ligne d’édition en
publiant avec quelques semaines de retard Le Désarroi français 1,
lance la polémique : la France ne serait pas en déclin mais en crise
d’adaptation. Elle aurait de nombreux atouts, même si elle reste
« encroûtée dans le socialisme », puisque l’« on est passé de 4 à
5,1 millions de fonctionnaires! »

L’historien Jacques Marseille, qui publie La Guerre des deux
France, celle qui avance et celle qui freine 2, rétorque doctement à
ses deux confrères que « la France ne tombe pas, elle se scinde en
deux ». Il y a une France du front qui doit supporter le conservatisme
d’une France de l’arrière. La France qui tombe serait la
France de l’ère industrielle (celles des prolos). L’autre France va
bien : depuis 30 ans, l’espérance de vie s’est accrue, le niveau de
vie a quasiment doublé, la productivité est parmi les plus fortes au
monde, etc.

L’historien du colonialisme, qui se définit comme un anarcholibéral,
invite lui aussi à barrer à droite :

« Je constate que les grandes réformes ont été portées par des
conservateurs. Qui s’est préoccupé de l’extinction du paupérisme?
Napoléon III. Qui a posé les bases des retraites? Bismarck. Qui a vraiment
fondé l’État-providence? Les libéraux britanniques John Maynard
Keynes et lord Beveridge 3.»

Baverez avait récusé par avance les critiques que l’on pourrait lui
porter. À ceux qui seraient tentés, comme Duhamel, de rétorquer
que la France est en crise comme le reste de l’Europe, comme

1 Plon, 2003.
2 Plon, 2004.
3 Jacques Marseille, propos recueillis par Pierre-Antoine Delhommais et Alain
Faujas, in Le Monde de l’économie du 31 mars 2004, reproduit sur le site herodote.
net

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l’Asie ou les États-Unis, il explique que ce n’est pas comparable.
Pourquoi ? Mais parce que c’est la France! À ceux qui, comme
Jacques Marseille, démontrent que ses chiffres sont faux, Baverez
rétorque que le déclin français n’est pas seulement économique, et
qu’il faut aussi considérer le reste. À ceux qui lui opposent les travaux
officiels ou les positions de ses « amis » politiques, Baverez
rétorque que l’État français et la droite française sont incapables de
reconnaître les faits en raison de leurs vieux mythes jacobins.

Le mythe de la France bloquée

« Qu’ont voulu dire les Français en portant Le Pen au second tour de
la présidentielle de 2002? Qu’ont-ils voulu exprimer le 29 mai en
répondant massivement non au référendum sur l’Europe ? […] Les
questions ne sont pas anecdotiques. J’ai le sentiment qu’on n’y a pas
répondu, ou alors imparfaitement, en tout cas insuffisamment. Les
problèmes restent posés et il faudra bien s’y atteler. Cela sera l’enjeu
de la présidentielle de 2007. » (Nicolas Sarkozy, septembre 2005)

Non seulement la France ne cesserait pas de tomber, mais elle
serait bloquée. Jean de Belot (directeur du Figaro) parle ainsi de
« cette incapacité française à réformer, transformer, rebondir […]
La France est, on le sait, lestée de structures publiques, sociales et
administratives désuètes 1.» La France serait irréformable à cause
d’un mauvais État, de trop d’État et d’une collusion certaine entre
l’État, les fonctionnaires et les syndicats.

Ce thème a visiblement beaucoup motivé les idéologues de la
contre-révolution conservatrice, car leurs publications envahissent
les rayons des librairies.

Michel de Poncins – auteur de Thatcher à l’Élysée, le jour où elle
est devenue présidente de la République2, ancien directeur de
société, conférencier au Cercle Bastiat, mais surtout fondateur de
l’association très à droite Catholiques pour les libertés économiques
– explique, dans son style tout en nuance, que la France de
Raffarin connaît un « socialisme à marche forcée » : toujours plus
d’État, toujours plus d’impôt, toujours plus de dirigisme (contrôle
des prix, égalité des salaires hommes/femmes, etc.).

Ce mal français serait indécrottable car littéralement congénital :

1 Jean de Belot, in Quelle ambition pour la France ?, op. cit., p. 12.
2 Éditions Odilon Media, 2000.

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« Cette égalisation n’est qu’une des grandes chimères au nom desquelles
la France se ruine. C’est la chimère de l’égalité, chimère révolutionnaire
par excellence ; les hommes et les femmes étant créés par
Dieu différents et complémentaires, il est vain de vouloir les rendre
semblables les uns aux autres 1.»

Cette idée que la France serait allergique aux réformes est une
vieille lubie que l’on entendait avant la Révolution française. La
monarchie ne serait pas parvenue à se réformer… car sa structure
politique s’y opposait. Ce blocage serait dû aux conditions de la fin
de la grande guerre civile du XVIe siècle. La monarchie absolutiste,
sous prétexte d’empêcher le retour de la guerre des religions et
d’imposer la paix, aurait donné à l’État un poids et une place qui
auraient ensuite bloqué toute évolution. La réforme se serait donc
faite, en France, dans le champ politique et pas simplement religieux.
Cette réforme aurait transposé les Lumières au plan institutionnel
: la France en serait malade depuis.

Comment réformer cette France irréformable ?

La grande question du sarkozysme est de savoir comment réformer
cette France irréformable ?

Toute la politique sarkozyenne dans ce domaine devient limpide
lorsqu’on consulte la Bible des partisans de la révolution conservatrice
: Turning Intellect into Influence 2, équivalant pour eux du
Prince de Machiavel. Ses auteurs, membres ou proches du Manhattan
Institute, font de l’État, de tout État, l’obstacle principal aux
véritables réformes de structure qui s’imposent. Il faudrait donc le
déborder et le contourner en développant la « société civile », seule
capable à leurs yeux d’imposer des réformes vraiment libérales.

La France souffrirait, outre de son trop d’État, de l’absence de
contre-pouvoirs. Il conviendrait donc de développer la « société
civile », c’est-à-dire la bonne société bourgeoise dont on osait
encore parler au XIXe siècle, et qui prend aujourd’hui le visage du
Medef, de fondations privées et d’associations. Ces contre-pouvoirs
pourraient ensuite concurrencer l’INSEE, l’ANPE, la sécurité
sociale, bref tous les organismes publics et parapublics.

1 Michel de Poncins, « Le socialisme à marche forcée », 24 janvier 2005, Tocqueville
magazine, in site :
www.action-libérale.org/articles/Politique/De+Poncins+II_LE+Socialisme+
A+MARCHE+FORCEE.html
2 Manhattan Institute, 2004.


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Chapitre 3

Le sarkozysme contre le modèle français

« Le premier problème de la vie politique, c’est l’ennui fondamental
qu’elle génère […] par ses discours sirupeux. Réveillez-vous, arrêtez
le conformisme. » (Nicolas Sarkozy au lendemain de la visite de
Dominique de Villepin à Perpignan)

Le déclinisme sarkozyen est une façon d’exorciser trois
mémoires nationales dans le but de désarmer la France, la république
et la gauche. Cette thèse désarme la France, car elle signifie
que la nation ne disposerait plus d’aucune ressource propre pour
poursuivre son histoire. La guérison ne pourrait venir que de l’extérieur.
La mondialisation serait alors une « divine surprise », car
en prenant la France à la gorge, elle l’obligerait à rendre âme et
boyaux. Le déclinisme désarme également la république, car il
signifie que la France est malade de son État et de ses institutions :
il faudrait donc changer au plus vite son rapport même à la politique.
Cette thèse désarme enfin la gauche, car elle signifie que
nous serions tous victimes, du PDG au Rmiste, de cette même
France historique. Nous pourrions donc nous donner joyeusement
la main pour réformer cette « France irréformable », tout en masquant
ainsi la nature des vrais conflits et des clivages sociaux qui la
divisent.

La haine du modèle social français

« Le meilleur modèle social, c’est celui qui donne du travail à chacun.
Ce n’est donc plus le nôtre ! Un emploi pour tous, voilà une
grande ambition sociale. » (Nicolas Sarkozy, le 12 mai 2005)

« Il est bien dommage que l’on ait attendu les toutes dernières
heures de la campagne et le résultat des élections pour expliquer aux
Français que le vrai choix qu’ils avaient à faire pour l’Europe était

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entre deux modèles : le modèle français et le modèle anglo-saxon.
Notre président a fortement suggéré que l’un était paré de vertus, et
l’autre de vices. » (Jacques Garello, in libres.org)

Le sarkozysme exprime une véritable haine pour le modèle social
français. Ce discours s’est développé d’abord dans les marges avant
de pouvoir être récupéré et porté, aux lendemains du référendum
européen, par Nicolas Sarkozy. Que la France soit malade économiquement
et socialement, cela ne fait aucun doute. Ce qui fait problème,
ce n’est pas ce constat désabusé d’une souffrance, mais la
volonté de Nicolas Sarkozy d’en tirer profit pour balayer un siècle
d’histoire. Lorsque Sarkozy et ses sbires dénoncent le modèle social
français, ce qu’ils vomissent n’est pas ce chômage qui touche 10 %
de la population active, ni les super-profits de ces mêmes sociétés
qui restructurent et délocalisent. Ce modèle social que Sarkozy ne
supporte plus, c’est celui d’un droit du travail conséquent, celui d’un
État redistributeur des richesses, celui d’un interventionnisme pour
défendre des valeurs comme l’égalité et la fraternité, celui d’une
main d’oeuvre qualifiée et bien payée pour être performante, etc.

Ce modèle social ne doit rien au hasard : il résulte des luttes
sociales du XXe siècle : des grèves de 1936, en passant par la Libération
et mai 1968, jusqu’aux conquêtes de 1981.

La France devrait donc abandonner son modèle social pour
importer « ce qui marche », c’est-à-dire le modèle anglo-américain
de régression sociale.

La droite classique s’est faite (faussement) l’avocate de ce
modèle social, car elle sent bien que si elle cède sur ce front, elle
ne pourra plus éviter le combat sur la question de la république,
puis de la nature de l’État-nation français. Chirac a donc promis de
«faire vivre et progresser le modèle français ».

Sarkozy joue désormais cartes sur table : notre modèle social
serait mauvais. La France n’aurait rien à espérer d’un ravalement de
façade et doit changer en profondeur. Elle serait malade de vouloir
couper la tête de ses élites. Elle ne cesserait de s’en prendre à ce
qu’il y a de meilleur en elle : la noblesse, les deux cents familles,
les patrons « collabos », le Medef, etc. Le bon peuple serait, lui ,
« planté » par un code du travail désuet et dangereux.

Le réquisitoire est connu : insuffisance du taux d’emploi de la
population active française (58 % contre 75 % aux États-Unis),
fuite de l’épargne nationale, faiblesse du tissu entrepreneurial,
baisse du produit par habitant (moins de 9 % de celui de la Grande

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Bretagne en 2002, alors qu’il était supérieur de 25 % en 1975),
autant de faillites qu’aux États-Unis, fuite des cerveaux, etc.

L’Institut France Stratégie explique plus prosaïquement que la
France aurait perdu le goût du travail. Mais est-ce vraiment la faute
du sentiment d’insécurité sociale qui bloquerait les énergies, ou
n’est-ce pas plutôt celle du culte que nous vouons à la « société
assurantielle », dans laquelle le souci de sécurité augmente à
mesure que les facteurs de vulnérabilité s’éloignent ?

Claude Reichman, président du Mouvement pour la Liberté de la
Protection Sociale (MLPS), collaborateur du Cercle Bastiat, égrène
quelques autres griefs :

« La France va mal parce qu’elle entretient trop de fonctionnaires et
d’inactifs, qu’elle distribue trop d’avantages sociaux, qu’elle accueille
trop d’immigrés et que l’État […] est devenu impotent et incapable de
régler le moindre problème […] La classe politique accepte cette situation
parce qu’elle vit très à l’aise et qu’elle se dit que cela peut encore
durer un certain temps 1.»

L’idéologue en chef Nicolas Baverez considère que ce déclin français
tient avant tout à la survivance de son modèle social-étatique :

« Le blocage de l’État et de la sphère politique est en relation directe
avec le noyau dur de la classe dirigeante de la Ve République, qui
repose sur une osmose entre les dirigeants politiques, les hauts fonctionnaires
et les leaders syndicaux. D’où un consensus, qui dépasse les
clivages politiques, en faveur du maintien du modèle social-
étatique 2.»

La France : dernière république soviétique ?

Notre modèle social serait celui de la « dernière république soviétique
». La formule fait sourire, car comment croire, de prime
abord, qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’un banal propos de
fin de banquet un peu trop arrosé ? Il faut croire qu’on picole trop
de vins californiens dans les rangs de cette droite, car la thèse (pardonnez
du peu) court d’une table à l’autre.

Cette thèse a aussi une version «marseillaise», du nom de l’indigne
successeur du grand Marc Bloch à la chaire d’histoire économique
et sociale à la Sorbonne:

1 « Les Français ont raison de désespérer », 22 janvier 2005, in site
www.claudereichman.com/articles/lesfrançaisontraisondesperer.htm
2 Nicolas Baverez, La France qui tombe, op. cit.

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« Il y a urgence à mener à bien des réformes […] Nous étions habitués,
en France, à la drogue douce de l’inflation, au contrôle des prix,
à une bourse minimaliste, à des exportations plafonnant à 18 % du produit
intérieur brut. Nous étions une sorte d’Union soviétique qui aurait
réussi 1.»

Suffirait-il désormais à l’État républicain de secourir la veuve et
l’orphelin pour être taxé aussitôt de « communisme primaire » ? La
moindre dose de keynésianisme vous condamne-t-elle à brûler dans
les enfers du libéralisme ? N’y aurait-il donc plus de salut que dans
les eaux glacées du calcul égoïste ?

La haine du modèle républicain français

« La déception des jeux olympiques doit nous amener à nous poser
des questions sur la façon dont nous défendons les dossiers, dont nous
présentons nos idées. » (Nicolas Sarkozy, après le plaidoyer raté de
Jacques Chirac à Singapour)

Cette France perdue n’est pas seulement la bâtarde de Jaurès et
de Gaulle. La faute est beaucoup plus ancienne et donc terriblement
plus grave et profonde. Il faut aussi citer à comparaître tous ceux
qui, depuis 1789, ont fait la république.

Le désamour de la république ne serait pas si grave s’il n’était
partagé par une foule de sarkozyzens en herbe qui ont fait de Nicolas
Baverez leur gourou. Sa cause est datée et circonstanciée. Elle
remonte au moment où la France a rejeté les bras de Marie pour
ceux de Marianne.

Il suffit de feuilleter le bréviaire de notre champion de l’Institut
Montaigne pour accéder directement au saint des saints. Le grand
crime de 1789 nous empêcherait encore de vivre normalement. La
France y aurait pris de mauvaises habitudes. Il lui faudrait expier
ses fautes.

La chose est dite avec davantage de brio, mais l’idée est latente :
bien avant notre débat actuel sur les qualités de nos modèles
sociaux, la faute de la France aurait été d’avoir refusé de suivre le
modèle américain et d’avoir opté pour la radicalité révolutionnaire.

1 Propos recueillis par Piere-Antoine Delhommais et Alain Faujas, in Le
Monde de l’économie du 31 mars 2004, reproduit sur le site www.libres.org.

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La faute au régicide

Ce désamour de la France n’est jamais aussi visible qu’à propos
de 1789-1793. Les visions se font alors très noires, comme celles
d’Alain Besançon ou de Philippe Raynaud.

Alain Besançon n’est pas n’importe qui : académicien, membre
de l’Institut, directeur d’études à l’EHESS, membre du comité de
rédaction de la revue Commentaire, membre de l’Institut d’Histoire
Sociale1, membre de la New Atlantic Initiative (Nouvelle Initiative
Atlantique), fondée sous les auspices de l’American Enterprise Institute
dans le but d’intégrer les États de l’Europe centrale et orientale
à l’OTAN. Cet homme sérieux peut être considéré comme un
précurseur du sarkozysme. Il met en avant le rôle de la peur dans
l’incapacité de la France de se réformer.

Mais de quoi la France aurait-elle peur ?

Les Français resteraient marqués par le souvenir de plusieurs tragédies.
Besançon recense quatre périodes durant lesquelles l’État
français aurait retranché une partie de ses sujets (citoyens) de la
communauté politique : lors de la spoliation et l’exil des protestants
de 1685, lors de la spoliation et l’exil des nobles au moment de la
révolution, lors de la spoliation et l’exil des congrégations religieuses
suite aux lois anticléricales, lors de la spoliation et de l’exclusion
des juifs après les décrets de 1940. La France connaîtrait
aujourd’hui une cinquième grande vague de spoliation. Elle s’en
prendrait en effet à son élite économique, obligée de fuir à son tour.
Notre historien note les signes d’infamie et de disgrâce dont on
affublerait nos « riches ». S’il ne fallait en citer qu’un, ce serait,
bien sûr, l’instauration de cet abominable Impôt sur les Grandes
Fortunes, en 1982, puis sa pérennisation sous l’appellation d’Impôt
de Solidarité sur la Fortune.

Besançon voit l’origine de la dangerosité politique de la France
dans « le mouvement sans-culotte, sectionnaire, jacobin extrême
qui s’est emparé de Paris en 1792… Ce noyau se dilate et se
contracte, sans rallier la sympathie accrue d’au moins un dixième
du corps politique français… Il donne son éthos barricadier au
maigre syndicalisme français 2. »

Le professeur de sciences politiques de l’université Paris 2, Phi-
lippe Raynaud, est aussi un collaborateur de la revue Commentaire.

1 Officine créée en 1949 par George Albertini et soutenue par la CIA, pour
combattre le communisme en France.
2 Alain Besançon, « Pourquoi les Français ont-ils peur ? », texte reproduit et
commenté in Cahier n° 22, Institut France Stratégie.

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Il explique que l’échec de la France ne tient pas seulement à la faute
des gouvernants, sinon il suffirait de changer les princes et de
prendre (peut-être) Nicolas Baverez comme conseiller :

« On peut se demander pourquoi un peuple si soucieux du bien public
donne systématiquement ses suffrages à de mauvais bergers 1.»

L’appel à la réforme ne pourrait être entendu car la France aurait
la grosse tête. La gauche serait devenue la matrice de ce sentiment
funeste de supériorité car, même politiquement minoritaire, elle resterait
idéologiquement hégémonique. Cette « permanence de la
vanité nationale » expliquerait que la France soit toujours marquée
par son sentiment de suffisance et son goût de l’abstraction.

Le sarkozysme ne pourra vaincre que si la France accepte de
s’agenouiller. Elle devrait y consentir avant que le bon sort (la globalisation)
ne l’y oblige. Elle devra alors faire le deuil de ses idées
de grandeur et d’indépendance et prendre, enfin, sa petite place au
sein des Euricains.

On perçoit mieux la dangerosité du sarkozysme lorsqu’on
constate quels efforts doit consentir la véritable droite républicaine
pour défendre son modèle. Jean-Louis Debré ne porte pas Sarkozy
dans son coeur. Sans doute a-t-il parfaitement conscience de tout ce
qui les oppose. Le président de l’Assemblée nationale tente donc de
résister à cette charge antirépublicaine en publiant une tribune dans
Le Monde 2.

Ce vibrant plaidoyer pour la résurrection du modèle républicain
malmené par les tenants du « libéralisme sauvage » est, certes, intelligent
et généreux, mais il restera totalement inefficace car comment
« Être républicain aujourd’hui », alors que l’État français ne cesse
de virtualiser ses valeurs ?

La haine du modèle français de l’État-nation

Nicolas Sarkozy sait bien qu’en dénonçant notre modèle social et
républicain, il joue avec une histoire jamais refroidie. Mais pourquoi
une telle rage à faire remonter ce fiel historique ? Tout simplement
parce que le sarkozysme est un pari sur le dépassement de la spécificité
française. Parce qu’il sait que c’est à ce prix que la France
pourra rejoindre le courant de la « révolution conservatrice ». Le
sarkozysme est devenu le repaire de ceux qui n’ont jamais pu accep

1 Cité in Cahier n° 22, Institut France Stratégie.
2 5 juillet 2004.

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ter que la France soit la nation politique par excellence. Or, comme
le note Pascal Salin, un libéral n’a pas de patrie :

«L’idée de Nation relève de la perception individuelle, d’un sentiment
d’appartenance, et c’est à tort que les États ont “étatisé” la nation
en créant cette caractéristique du monde moderne : l’Etat-Nation 1.»

On retrouve donc dans le sarkozysme ces courants qui n’ont
jamais pu avaler la couleuvre française. Cette haine du modèle politique
français explique en revanche l’attirance de nos néo-libéraux
pour la France des « communautés » et des « minorités visibles »,
mais aussi pour celle de la « société civile » et de ses grandioses
chefs d’entreprise, pour la France qui se lève tôt, travaille dur, paie
des impôts et est propriétaire, pour la France du « Dieu Premier »,
contre celle du « Politique d’abord ».

Cette France qui, contrairement aux autres nations, s’est donné un
fondement politique, et non point ethnique ou culturel, apparaît
comme une monstruosité incapable de s’adapter à la mondialisation.
Cette France qui, bien avant 89, avait fait, contrairement aux nations
vraiment civilisées, de la politique l’affaire du peuple et non pas seulement
le bien des puissants ou l’art de quelques princes. Cette
France qui ne s’est voulue « fille aînée de l’Église » que pour mieux
gagner son indépendance à l’égard de Rome. Cette France où le roi
n’a pu se contenter, à l’égal des autres têtes couronnées, d’être le
premier des fidèles, mais revendiquera sa part de sainteté, à l’égal
de l’évêque de Rome. Cette France où le roi prendra sur sa personne
ce qui relève habituellement du religieux, comme la charité. Cette
France qui refusera de prendre parti durant les guerres de religion,
et où l’on apprendra à se dire Français avant d’être catholique, protestant,
juif ou musulman.

Cette exception française a bien sûr ses raisons : la France était
beaucoup trop éclatée pour avoir initialement en commun autre
chose que l’allégeance de ses nombreux seigneurs locaux au roi.
C’est pourquoi l’élément fondamental de sa cohésion fut de nature
politique bien avant sa révolution. La France ne pouvait reposer que
sur un vouloir vivre ensemble fondé autour d’une hiérarchie de
valeurs.

Elle ne cesse depuis de se raconter de belles histoires pour compenser
son manque total de racines. Elle considérera toujours son

1 Pascal Salin, Libéralisme, Odile Jacob, 2000, p. 403.
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État comme le garant de sa liberté et non comme un obstacle. Cette
France où l’absolutisme royal ne fit que préparer le jacobinisme et
où même la droite se veut étatique. Cette France où l’on entre en
politique comme en religion et où la division entre la gauche et la
droite prime, depuis si longtemps, sur celle entre religions.

La droite antirépublicaine a toujours fait semblant de ne pas comprendre
pourquoi l’État français a pris, historiquement, une forme
centralisatrice. Les révolutionnaires en feront même le premier
article de la Constitution de 1793 en écrivant solennellement que
« la république est une et indivisible ».

La souveraineté appartient à la nation pour qu’aucune section du
peuple ni aucun individu ne puissent légitimement s’en attribuer
l’exercice. La France a toujours redouté sa division, car elle sait que
son unité est particulièrement fragile faute d’être culturellement
homogène. Elle ne fut donc jamais une réalité « transcendante »,
mais un produit de l’Histoire. Là où les Allemands ne forment pas
une nation, mais un peuple qui s’est toujours accommodé de l’existence
d’une multitude d’États, où les Italiens partagent une même
culture, rendant longtemps inutile l’existence d’un État, la France
se reconnaît historiquement dans et par son État. Elle constitue
donc l’idéal-type de l’État-nation. Jusqu’au XIe siècle, on parle de
roi des Francs puis, à partir de Louis VI, on commence à parler de
Royaume de France. La royauté se donne donc déjà comme la
nation tout entière.

Un État centralisé se développe, avec une succession de grands
ministres comme Sully, Richelieu, Mazarin et Colbert en qui les
libéraux voient leur principal bouc émissaire puisqu’il serait responsable
du retard industriel de la France. Cet État s’appuiera,
après 1789, sur la centralisation garante de son indivisibilité. On
utilisera désormais indifféremment les termes de république et de
nation.

Les « économistes » contre la France

Le sarkozysme aimerait tellement exciser cette mémoire nationale
que certains de ses champions font remonter cette chute à
l’instant même de sa fondation. La France aurait été condamnée par
les dieux. Ceux du marché naturellement.

Ils s’expriment habituellement par la voix des économistes libéraux.

Philippe Nataf, universitaire, économiste, conférencier aux États-
Unis, décrit divers blocages consubstantiels à la fondation de la

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France: le blocage de l’industrie par Colbert – il faudra attendre le
XXe siècle pour s’en remettre; le blocage des finances publiques par
un impôt trop important, depuis Sully, que dénonçait déjà en 1697
Boisguilbert; le blocage de la société, en raison des droits de
douane que vilipendait dès 1750 Vincent de Gournay, l’inventeur de
la fameuse formule du « laissez faire, laissez passer »; le blocage
de l’économie, du fait, selon Turgot, d’un dirigisme et d’une réglementation
excessifs; le blocage de la finance par la réglementation
du crédit, que dénonçait déjà durant la Révolution française Dupont
de Nemours.

On comprend, dès lors, que les « économistes » aient été opposés
à la monarchie, puis à la Révolution française, avant de s’opposer à
Napoléon et à de Gaulle.

Une France nativement dirigiste

Colbert aurait, avec sa volonté de maîtriser les marchés, tué dans
l’oeuf toute liberté. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que le libéralisme
soit enfin accepté : l’enseignement de l’économie, exclu en
1848 de l’université, ne sera réintroduit que dans les facultés de
droit. L’économie sera ainsi en France le monopole des juristes,
avec leurs fantasmes de réglementation, de fiscalité, de dirigisme,
etc.

La France aurait donc congénitalement tort puisqu’elle prétendrait
faire régenter l’économie par le politique (et non l’inverse).
Frédéric Bastiat (1801-1850) pestait déjà, en son temps, contre « le
mercantilisme, ce socialisme des riches ». La France serait restée
une nation de privilèges : privilèges accordés à des monopoles d’État,
à des professions réglementées, privilèges bien sûr des fonctionnaires,
sans oublier ceux des syndicats.

Le roman national

La France entretient, de par son histoire, d’étranges rapports avec
son passé. Notre roman national remplit une fonction
identitaire, puisqu’il permet d’affirmer une continuité quasi biologique
au fil des siècles. Le sarkozysme ne peut épouser ce roman
faute d’admettre le modèle français.

Ainsi, à défaut d’avoir une continuité territoriale ou une unité
culturelle, la France a toujours dû se donner une figure humaine.
Cette « France, la doulce », que contait au XVIe siècle Du Bellay,
empruntera ensuite de multiples visages : ceux de Jeanne d’Arc et
de Marianne, de Victor Hugo, de Pasteur, de Jean Moulin. Ceux

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également de Manoukian et de l’Affiche rouge. Michelet en tirera
son fameux enseignement : « L’Angleterre est un Empire, l’Allemagne,
une race, la France est une personne. »

Le roman de la gauche

« De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire
du monde. » (Goethe)

Pour contrer le sarkozysme, nous aurions besoin de lui opposer
une mémoire encore féconde. Il est donc vital de s’intéresser au
roman de la gauche, au moment où ses valeurs, comme celles de la
république, sont à terre.

Les gauches se divisent depuis 1830 sur le choix de la vraie révolution
(1789, 1793 ou les deux ?), mais elles font toujours bloc face
aux droites. Ces gauches se distinguent par leur façon d’égrener de
préférence certains symboles : la prise de la Bastille le 14 juillet
1789, l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août, la fête de la
Fédération le 14 juillet 1790, la victoire de Valmy et la figure du
soldat-laboureur de 1793, l’occupation de l’Hôtel de ville en 1848,
la Commune de Paris en 1871, 1936 et le Front Populaire, les
Francs Tireurs Partisans et la Résistance dans le Vercors, mai 1968,
mai 1981 (peut-être), etc.

Le roman de la droite

« Je n’imagine pas Jeanne d’Arc mariée, mère de famille et, qui sait,
trompée par son mari. » (Charles de Gaulle)

La république s’est construite contre le roi et l’Église. En principe,
elle n’a plus d’ennemis. Le roi a abdiqué ; l’Église s’est ralliée.
La droite n’est devenue cependant que très tardivement
républicaine. Ainsi, en 1889, lors du centenaire de la Révolution,
elle n’est pas encore réconciliée avec la république. Le dernier
carré de cette droite ne se ralliera qu’en 1945. De l’orléanisme aux
décombres de Vichy, on s’est souvent rallié… faute de mieux. Avec
le retour de l’extrême droite et la greffe de la révolution néo-
conservatrice, on peut craindre donc quelques coups de poignard
dans le contrat de mariage.

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Georges Mandel contre Jeanne d’Arc, Napoléon, de Gaulle

Régis Debray le demandait dans son ouvrage 1 : que resterait-t-il
de la droite sans ces trois héros ?

Dis-moi, Sarkozy, quel grand homme tu commémores, et je te
dirai quel avenir tu nous prépares. Dis-moi quelle est ta mémoire,
on saura quel est notre futur !

Le sarkozysme serait-il la revanche des émigrés de l’Ancien
Régime ? De Sarkozy le Hongrois à Balladur le Turc en passant par
le prince polonais Poniatowski, cette « droite de droite » semble
vouloir violenter l’histoire.

Une partie de la droite n’a d’ailleurs jamais longtemps hésité à se
ranger aux côtés de nos pires ennemis contre « l’exception française
». Du Manifeste de Brunswick, rédigé par le marquis de
Limon en juillet 1792 (par lequel ce général Commandant en chef
des forces coalisées menaçait Paris d’« une exécution militaire »),
en passant par les « Versaillais » préférant s’incliner devant Bismarck
et lui livrer, avec l’Alsace et une partie de la Lorraine, plus
d’un million et demi de Français pour mieux mener la guerre au
peuple de Paris, jusqu’à la trahison du Maréchal Pétain.

Ces mauvais coups avaient traditionnellement pour conséquence
immédiate de réveiller le peuple, même si la gauche restait parfois
longuement sonnée. Ainsi, le Manifeste de Brunswick déclencha
l’émeute du 10 août 1792, qui entraîna la fin de la royauté ; l’écrasement
de la Commune de Paris devait nourrir pour plus d’un siècle
non seulement la théorie, mais l’imaginaire du « temps des
cerises » ; la capitulation devant Hitler devait pousser de Gaulle à
désobéir et à lancer l’Appel du 18 juin et les premiers résistants à
manifester le 14 juillet.

Le sarkozysme ne semble pas provoquer le même réveil au sein
de la gauche. Les mauvaises langues pourraient en conclure qu’un
moribond ne bondit plus.

Il n’est pas nécessaire d’être Jacques Chirac pour soutenir qu’une
certaine droite a toujours été en France le parti de l’étranger (lui
parlait des « giscardiens »). Le général de Gaulle, lui-même, sera
bien obligé de l’admettre :

« Nous avons battu les Allemands, nous avons écrasé Vichy, nous
avons empêché les Communistes de prendre le pouvoir et l’OAS de
détruire la république. Nous n’avons pas pu apprendre à la bourgeoisie
le sens national 2.»

1 Que vive la république, Odile Jacob, 1989.
2 Citations de Charles de Gaulle, in site vdaucourt.free.fr

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Pascal Salin, économiste distingué, ancien président de la Société
du Mont-Pèlerin (1994-1996), cofondateur de l’Institut Turgot, président
fort contesté du jury d’agrégation en économie, propose, ni
plus ni moins, de « désétatiser la nation ». Derrière les enjeux de la
privatisation rampante se trouvent aussi des positions
idéologiques : la nation, selon notre libéral en chef, relève simplement
d’un sentiment individuel et c’est donc à tort que les États
l’auraient « étatisée » en créant l’État-nation 1.

Faut-il alors, comme les plus que sarkozyens, rêver de faire de la
France une simple section de l’Internationale euricaine ?

Pourquoi cet amour de Nicolas Sarkozy pour Georges Mandel ?

On pourrait s’interroger sur l’amour de Sarkozy pour Georges
Mandel puisqu’il lui consacra un livre 2. Sarkozy l’avoue :

« J’aime Mandel »; « Il est mieux qu’exemplaire, il est extrême.
Dans un monde où l’on voudrait nous imposer à toute force la couleur
pastel, où la passion doit s’habiller de tant de subterfuges, à défaut de
pouvoir la vivre au grand jour » ; « Si on ne voit pas le Mandel qui est
en moi, alors on ne comprend pas ce que je fais. » (Nicolas Sarkozy)

Ghislaine Ottenheimer tente de percer l’énigme Sarkozy-Mandel.

Louis Rothschild, alias Georges Mandel (de son nom de plume),
fut d’abord directeur de cabinet de Clemenceau en 1917, chargé
notamment de la censure. Il commence ensuite une longue carrière
de ministre, notamment de l’Intérieur. Il s’est mis d’abord au service
d’un grand homme qu’il trahit. Il a surtout une attirance peu
commune pour le pouvoir. Il ne vit que pour lui. On pourrait ajouter
qu’il ne fut pas un homme à principes. Il est même volontiers
menteur, ce qui lui vaudra le surnom de « Mandel l’anormalien »,
après qu’il s’eut inventé un passage par l’École Normale supérieure
et la faculté de lettres. Mandel, très hostile au Front Populaire et à
la gauche en général, sera l’un des artisans du ralliement de l’Action
Française à la vieille droite traditionnelle.

Un petit florilège des propos de Nicolas Sarkozy éclairera le lecteur
sur les ressemblances assumées, refoulées, feintes et parfois
insoupçonnées :

1 Pascal Salin, op. cit., p. 403.
2 Georges Mandel, moine de la république, Grasset, 1994.

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«Georges Mandel est d’abord une personnalité d’exception. Une
intelligence hors du commun que jamais on ne contesta. Une ténacité
qui, loin d’être un avantage, en effraya plus d’un. Les faibles de tous
bords n’ont jamais aimé et encore moins pardonné d’avoir à leur côté
de tels contre-exemples. On n’apprécie guère les irréductibles quand
on se voit soi-même par trop malléable » ; « Sa vie durant, il lui faudra
agir. Agir pour vivre. Agir sans mesure. Agir enfin pour transcender un
physique souvent décrit comme ingrat et surtout pour porter le poids
de ses origines juives »; « On sait l’aversion ou l’incapacité qu’avait
Mandel à accepter d’être enrégimenté dans un appareil partisan »; « Si
Mandel compte des adversaires dans les rangs de ses amis supposés, il
trouve à l’inverse des alliés objectifs dans les troupes de ses ennemis
potentiels »; « L’heure approche où Mandel va devoir quitter définitivement
Clemenceau. La rupture ne sera pas morale, encore moins culturelle
ou politique. Elle sera tout simplement physique. Elle n’en sera
pas moins brutale, douloureuse, pénible pour Georges Mandel qui
devra apprendre à vivre seul, tel un orphelin, et à se battre pour lui, tel
un homme d’État. À compter de ce jour, il sera à son compte »; « De
ce jour, Mandel ne sera plus jamais le collaborateur de personne. Seize
années durant, il aura servi, joué les utilités, assumé toutes les
besognes, même les plus ingrates. Cette période est désormais révolue
»; « Mandel est libre. Il ira jusqu’à s’en enivrer »; « Il y a la pensée
de Georges Mandel et les arrière-pensées ; il y a l’action au grand
jour et la manoeuvre souterraine, il y a le dit et le non dit »; « Il aimait
à rechercher dans la vie des autres des enseignements pour son quotidien.
Il rêvait aux destins qu’il lisait, imaginant qu’un jour son tour
viendrait aussi. »

Pas besoin même de parler, les gestes et mimiques de Sarkozy

parlent à sa place. Certains servent l’héritage du général de Gaulle,

d’autres s’en servent, Sarkozy l’ignore.


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Chapitre 4

Une France nativement de gauche

« Je ne suis candidat à rien. » (Nicolas Sarkozy, prix de l’humour
politique 2005, jury du Press Club de France)

Le sarkozysme est l’héritier d’une droite haineuse et revancharde.
Cette droite amère n’est pas seulement française, mais plutôt cosmopolite.
Serait-ce s’abuser que de croire que c’est cette droite
internationale qui juge parfois par la bouche de Nicolas Sarkozy ?

L’hypothèse est osée, mais les faits sont têtus. Les débats n’ont
pas manqué ces dernières années à droite de l’échiquier politique
pour comprendre pourquoi cette France résiste si bien à la « révolution
conservatrice mondiale ». L’Université française s’est même
mobilisée. Le diagnostic est cinglant et sans espoir : la droite française
n’est tout simplement pas de droite, en raison de notre histoire.

La thèse de la « fausse » droite française

«L’électro-encéphalogramme chiraquien est plat. Ce n’est plus
l’Hôtel de ville, c’est l’antichambre de la morgue. Chirac est mort, il
manque juste les dernières pelletées de terre. » (Nicolas Sarkozy,
1995)

Les partisans de la révolution conservatrice se disent, partout
ailleurs, conservateurs, républicains, libéraux, libéralistes, anarcholibéraux,
populistes, sociaux-libéraux, voire même, pourquoi pas,
sociaux-démocrates.

Le qualificatif même de « droite » sonne décidément très franco-
français. La « droite décomplexée » dont se prévaut Sarkozy n’est
qu’en apparence une façon de revivifier la vieille droite car, en fait,
elle la revisite totalement. Le sarkozysme n’est pas seulement une

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droite beaucoup plus à droite, il est aussi une révocation des trois
mémoires constitutives de notre nation. À ce titre, il se trouve hors
de nos frontières et s’inscrit difficilement dans nos filiations.

Pourquoi la droite ?

Cet affrontement ancestral est l’une des énigmes de notre histoire.
À quelle date faut-il faire remonter ce partage ? Quelle est la
nature réelle de cette opposition : possédants contre prolétaires,
croyants contre infidèles?

Il faut prendre au sérieux la volonté de Nicolas Sarkozy de se
vouloir « libre ». Il en fera même le titre de l’un de ses ouvrages 1.
Cette « liberté » dont il se prévaut n’est pas seulement une affirmation
de son orientation économique libérale. Elle est d’abord
d’ordre politique. Sarkozy se veut libre à l’égard de l’héritage de la
droite française, voire de la France. Cette liberté est davantage celle
du renégat et de l’apostat que du chenapan. Il y a quelque chose qui
tient du parricide dans son parcours politique. Sarkozy trahira
Charles Pasqua avant de trahir Jacques Chirac.

Cette liberté est donc bien celle de sa désaffiliation à l’égard de
ces traditions. La « droite décomplexée » n’est donc pas simplement
une droite plus dure. C’est une métamorphose de la droite
française à laquelle la gauche semble incapable de répondre en raison
de sa propre mutation. Cette « droite décomplexée » a pour
contrepartie nécessaire une France invertébrée, une France affadie.

Le sarkozysme contre le gaullisme

Le gaulliste André Malraux ne pourrait plus dire comme en
1949 : « Il y a nous, les communistes et rien. » Il y a maintenant le
sarkozysme. Le miracle sarkozyen est d’être parvenu à métamorphoser
la liquéfaction du gaullisme en une hydre politique génétiquement
modifiée. Nicolas Sarkozy semble même en passe de
transformer l’ex-parti gaulliste en « parti croupion » du sarkozysme.

La « droite décomplexée » est bien une façon d’en finir avec une
vie politique qui restait, depuis deux siècles, tributaire des luttes
ouvertes en 1789. Il s’agit bien d’une façon de mettre un terme à la
permanence de cette division entre droite et gauche qui, depuis le
vote du 8 mai 1789, oppose les adversaires du veto royal à ses partisans.

1 Nicolas Sarkozy, Libre, Robert Laffont, 2003.
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La « droite décomplexée » échappe à notre classement. Où se
serait-elle située, en 1815, lorsqu’il fallut choisir de nouveau entre
l’Ancien Régime et la Révolution, en 1905, lorsqu’on dut trancher
entre la foi et les Lumières, ou en 1935, lorsqu’il fallut prendre
position pour fascisme ou socialisme ?

La droite décomplexée est un abus de langage. Elle n’appartient
pas à notre mémoire. Le sarkozysme traduit la volonté de faire
prendre à la France le chemin qu’elle refusa à plusieurs reprises au
cours de sa très longue histoire.

Cette « droite décomplexée » n’est-elle pas également un abus de
mémoire pour désigner une droite livrée à la révolution néo-conservatrice
?

Une vraie droite

Sarkozy sait très bien qu’il ne gagnera pas contre la gauche mais
contre la droite : contre la conception française de ce que devrait
être la droite. Il n’a donc qu’une stratégie possible : transformer les
ténors de l’UMP en potiches, faire des derniers barons du gaullisme
de simples oripeaux silencieux à la tribune.

Sarkozy a su tirer les leçons de l’échec politique des Balladuriens.
Édouard Balladur appelait déjà, dans Renaissance de la
droite. Pour une alternative décomplexée 1, à ne pas se laisser abuser
par les mythes de gauche. La droite ne devait pas avoir peur et
être vraiment de droite. Il était temps, pour lui, de sortir du modèle
jacobin qui enferme la société dans un étau.

Sa stratégie a été un échec car, comme de nombreux journalistes 2
l’ont montré, il a cru qu’il suffisait d’endormir les chefs des différents
courants de la vieille droite en les nommant au gouvernement
et en les couvrant d’honneurs. Le coup s’est retourné contre lui,
mais aussi contre Sarkozy-Madelin puisque leur liste n’a fait que
12,8 % aux élections européennes, moins que la liste rivale Pasqua-
de Villiers.

Il ne suffit pas d’endormir la droite. Pour la mettre au pas, il faut
l’hypnotiser, puis la lobotomiser.

Sarkozy sait donc qu’il lui faut rejouer une sorte de procès de
Riom, où Pétain fit juger le personnel politique de la IIIe République.
C’est pourquoi il s’octroie le droit de juger la vieille droite,
à ses yeux toujours trop à gauche, pour ne pas dire franchement

1 Plon, 2000.
2 Ghislaine Ottenheimer, Jean-Pierre Piotet, par exemple.

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trop française. Il n’a de cesse également de faire juger cette « droite
française » par les droites mondiales et de faire condamner la
France par les autres pays. Il court la planète des milliardaires et
multiplie les rencontres avec les chefs de partis de la « droite dure »
pour bien marquer son ancrage : celui d’une droite résolument à
droite, une droite ouvertement libérale, une droite à l’aise dans son
occidentalité et sa judéo-chrétienté.

Cette « droite décomplexée » idéale serait finalement une simple
section locale d’une internationale néo-conservatrice dont le coeur
battrait aux États-Unis. Cette thèse rejoint la notion d’Euricains tellement
à la mode. La droite française deviendrait un banal parti
conservateur comme la nation française deviendrait enfin une
nation équivalente aux autres. Elle serait un « site » parmi d’autres,
sans aucun grand dessein politique.

Les méchantes langues seraient tentées de dire que Nicolas Sarkozy
se verrait finalement très bien en petit caporal d’une nouvelle
classe dirigeante mondiale. On pourrait alors lui opposer la célèbre
formule du général de Gaulle : « Vous êtes un homme politique.
C’est bien. Il en faut. Mais, en certaines circonstances, les hommes
politiques doivent savoir se hausser au niveau des hommes d’État. »

Le débat sur la crise de l’Université est symptomatique de cette
approche : la France devrait participer à la formation de la nouvelle
élite mondialisée. Claude Bébéar offre une nouvelle fois cette belle
perspective aux jeunes générations : donner à la France la mission
de façonner l’Europe à l’image des États-Unis, mais dans une version
catholique plutôt que protestante.

Sarkozy est également tenté de donner quelques gages. Peu après
sa conquête de l’UMP, il promettait une droite française illuminant
le monde :

«L’UMP doit devenir en deux ans la formation politique de référence
pour la droite, le centre et les libéraux en Europe »; « C’est toute
la droite en Europe qui doit penser et se doter d’une cohérence doctrinale
renouvelée […] Ne nous laissons pas enfermer dans la catégorie
des conservateurs, je veux que nous soyons des innovateurs. » (Nico-
las Sarkozy, appel du 4 septembre 2004)

Pourquoi la « fausse droite » ?

Ce thème de la « fausse droite » est un des poncifs les mieux établis
de « cette droite qui n’aime pas la France ». La vieille droite ne
serait même pas une droite honteuse, mais une vraie gauche.

Michel de Poncins sera obligé d’imaginer la victoire de Thatcher

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à l’Élysée 1 pour montrer ce que pourrait être une véritable politique
de droite en France. Claude Reichman ne cesse également de
dévoiler Le Secret de la droite 2 :

« Le peuple de droite n’a pas le moral. Pour tout dire, il a perdu l’es

poir. La victoire de Chirac et de l’UMP en 2002 n’a apporté qu’un ren

forcement du socialisme en France 3.»

Un savoureux texte décrit « ce merveilleux outil qu’est la “droite”
française » :

« Lorsque les bénéficiaires du système d’extorsion généralisée parviennent
à rassembler une majorité électorale, la “gauche” est alors au
pouvoir, et ils peuvent alors se servir ouvertement dans la poche du
contribuable. Les “moyens accrus”, le “progrès social”, la “solidarité”,
le “soutien au théâtre vivant” et la“réhabilitation des quartiers” pleuvent
alors de partout. Le problème des bénéficiaires du système d’extorsion
généralisée se corse lorsqu’une majorité électorale leur fait
défaut. Pour le résoudre, ils ont inventé ce merveilleux outil qu’est la
“droite” française. La mise en scène est parfaitement rodée. La droite
fait semblant de mettre en oeuvre des réformettes pour faire croire aux
esclaves qui ont voté pour elle qu’elle se préoccupe de leur sort 4.»

L’idéologue Baverez, lui aussi, brûle en effigie Jean-Pierre Raffarin
et Jacques Chirac :

« Un an après les élections du printemps 2002, force est de constater
qu’en dépit de l’écrasante majorité donnée à Jacques Chirac et à
l’UMP, le mandat réformateur impératif donné par les Français est
resté au stade du service minimum5.»

Jacques Marseille estime, quant à lui, que la droite française ne
manque que d’une seule chose :

« D’être de droite. Les Français ne font plus la distinction entre la
droite et la gauche. Qui a découplé l’évolution des prix et celle des
salaires, une réforme majeure? La gauche. Qui a donné un essor sans
précédent à la Bourse? Encore la gauche. Mais ces clivages entre

1 Op. cit.

2 François-Xavier de Guibert, 2003.
3 In site www.claudereichman.com/articles/bouleverserlasituationpolitique.htm
4 in Zekblog du 8 mars 2004. www.action-liberale.org/articles/Politique/
ZEKBLOG_%22ce+merveilleux+outil+qu'est+la+'droite'+fran%E7aise%22.html
5 Nicolas Baverez, La France qui tombe, op. cit., p. 19.

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droite et gauche m’horripilent. la vraie distinction se trouve entre deux
France, entre la France exposée, qui est dans le mouvement, et une France
abritée, qui freine. » La droite doit donc « aller à fond dans les réformes
essentielles : les retraites […] le système de santé […] l’éducation nationale
[…] la création d’emplois […] Quand comprendra-t-on enfin que la
dépense keynésienne est facteur d’inégalités? Que les ouvriers sont les
premiers perdants dans les systèmes de retraites et de santé actuels parce
qu’ils cotisent pour les riches? Que les aides aux entreprises vont à celles
qui n’en ont pas besoin? Que la recherche française fonctionne mal parce
que l’université n’est pas assez sélective? […] Parce que nos concitoyens
rêvent toujours d’un commissaire au plan, d’un contrôle des prix et de
créations massives d’emplois par l’État. Parce que 86 % des jeunes sondés
souhaitent être fonctionnaires. Parce qu’il y a dans ce pays une haine
pour l’entreprise et que l’ascenseur social est en panne. Parce que nos
syndicats sont faibles et archaïques. Parce que ceux qui prétendent incarner
le parti de l’intelligence continuent à rêver d’un grand soir. Parce que
les privilèges de la fonction ont remplacé ceux de la naissance […] Mon
conseil? À droite toute1!»

Les accusations répétées de Sarkozy contre la droite française
sont suffisamment fortes pour contraindre Jean-Louis Debré à le
mettre en garde dans ce qui serait sa responsabilité face au risque
d’une « crise institutionnelle ».

Qui se souvient de cet assassinat aux relents déjà si sarkozyens,
durant l’été 1995, de la vieille droite française à travers « 24 lettres
de mon château » publiées sous le pseudonyme de Mazarin dans
Les Échos ? Elles épinglaient déjà Jacques Chirac, Alain Juppé,
Dominique de Villepin, Philippe Douste-Blazy, etc. Le réquisitoire
était le même : la droite française serait de gauche en raison de son
étatisme et de son refus de rejeter notre modèle social.

Il faut dire, à la décharge de Nicolas Sarkozy, que cette vieille
droite française n’est pas prise très au sérieux par les partis conservateurs
anglo-américains. Le vicomte Philippe de Villiers fut ainsi
le seul chef de parti français invité au dernier congrès du Parti
Conservateur britannique.

Le sarkozysme est le symptôme de ce réalignement politique
avec le glissement d’une droite française (c’est-à-dire inscrite dans
la longue histoire nationale) vers une droite vraiment de droite,
c’est-à-dire néo-conservatrice cosmopolite. Les idéologies politiques
et les appareils partisans ont aussi vocation à se mondialiser.

1 Jacques Marseille, propos recueillis par Pierre-Antoine Delhommais et
Alain Faujas, in Le Monde de l’économie du 31 mars 2004, reproduit sur le
site herodote.net

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Sarkozy navigue à vue dans le cadre de cette stratégie de repositionnement.
La malheureuse affaire de la Turquie en est un bon
exemple avec la tentative d’importation en France de la thèse du
« choc des civilisations ».

Que faire de l’extrême droite ?

La thèse de la « fausse droite » permet un positionnement particulier
par rapport aux thèses et aux électeurs de l’extrême droite et
des droites extrêmes. Alors qu’une partie de la droite, y compris
classique, acceptait de pactiser avec le FN, Sarkozy a systématiquement
refusé tout compromis avec Le Pen et ses sbires, envers
lesquels il a même toujours fait preuve de propos particulièrement
acerbes.

Son antifrontisme s’explique cependant par des motivations assez
singulières. Sarkozy est convaincu que Le Pen n’existe politiquement
que parce que la droite française n’est pas assez à droite et ne
fait pas son travail.

Sarkozy est déjà parvenu à récupérer l’électorat d’une partie de
l’extrême droite en jouant la carte du « tout-sécuritaire » tout en se
donnant pour plus moderne. Il souhaitait par ailleurs que le MPF
(de Villiers) fasse partie, avec l’UMP et l’UDF, des « trois pôles de
la majorité ».

Le retour de Sarkozy au ministère de l’Intérieur après l’échec du
référendum lui a permis de (re)faire de la question de l’insécurité le
principal sujet politique. Selon une étude de l’IFOP 1, Sarkozy est
désormais le deuxième personnage le plus populaire au sein du FN,
juste derrière Jean-Marie Le Pen. Il peut donc jouer habilement de
l’épouvantail Le Pen, sans risquer pour autant de perdre son électorat.
Il sait qu’une « vraie » droite ne pourrait conserver le pouvoir
qu’avec le soutien de ces électeurs.

Son jeu est donc très simple : pactiser avec de Villiers et vampiriser
Le Pen.

Le thème du « faux » libéralisme français

« Je ne sais pas ce que c’est qu’un discours libéral. » (Nicolas Sarkozy)

Les sarkozyens croient en la toute-puissance des idées. D’où leur
rage contre la duperie des « libéraux » français, qui n’auraient

1 In Le Monde du 24 septembre 2004.

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jamais cessé de trahir le libéralisme. Comme toute vraie trahison,
celle-ci serait d’ailleurs native. La France aurait pu être libérale, car
elle eut quelques grands penseurs comme Mme de Staël, Constant,
Tocqueville, Bastiat, mais quelque chose en elle résistait, qui serait
finalement elle-même. Si la droite française n’est pas de droite, ce
serait faute d’authenticité libérale.

Une campagne idéologique de grande envergure est conduite
depuis plusieurs années à l’intérieur des rangs de la (fausse) droite
pour la convaincre de changer son imaginaire. Il serait épuisant de
recenser tous les articles et ouvrages qui se sont donnés pour but de
refonder idéologiquement la droite française et son libéralisme.
L’articulation entre les livres de Lucien Jaume et de Pascal Salin
sera suffisante.

Alors que Lucien Jaume consacre son traité à déboulonner le
libéralisme français 1, Pascal Salin consacre un ouvrage majeur à
fonder ce que doit être le vrai libéralisme 2. Salin donne trois piliers
au libéralisme : la liberté, la propriété et la responsabilité. La thèse
est simple : pas de liberté sans propriété et la propriété comme fondement
de la responsabilité.

Le maréchal Salin propose quelques pistes pour passer du
XXe siècle, siècle de l’irresponsabilité, au XXIe siècle, siècle de la
responsabilité individuelle : la privatisation totale de l’espace et des
rues sur le modèle des rues privées qui existaient autrefois, la création
d’un véritable marché des droits à construire, la privatisation
totale de l’enseignement, la désétatisation absolue de la nation, la
suppression du droit du travail, etc.

Pourquoi la France n’est-elle pas libérale ?

Le libéralisme serait impossible dans ce pays qui vit dans l’amour
de l’abstraction et de l’universel, et qui attend tout d’un État censé
instituer le social conformément à ses grands principes politiques
et administratifs.

Les Anglais, beaucoup plus sages (pragmatiques, dirait Nicolas
Sarkozy), sauraient qu’on ne peut parler que de droits et d’intérêts
particuliers et ne concéderaient donc à l’État que la tâche d’en faire
la synthèse.

Cette opposition entre le mauvais modèle français et le bon
modèle britannique est sans cesse rabâchée.

1 L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Fayard, 1998, prix
Guizot.
2 Libéralisme, op. cit.

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Cette thèse fait fureur depuis la parution du livre de Lucien
Jaume : L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français 1.

L’opposition à cette thèse ultra-libérale viendra une fois de plus
des rangs de la droite. Jean-François Revel s’insurge et se porte à la
défense des libéraux français, certes tous plus ou moins étatistes et
dirigistes, mais cependant tellement partisans de la liberté individuelle.
Pour Lucien Jaume, la seule bonne question est de savoir
pourquoi la France est incapable de faire reculer véritablement
« l’usurpation étatique » ?

Ce serait parce que ce point de vue libéral lui est totalement
étranger. Il faudrait donc rompre avec toute la tradition française
pour devenir un vrai libéral. Le libéralisme français se serait cantonné
au domaine philosophique en raison d’une haine tenace du
marché, alors que chez les Anglais et les Écossais, il aurait été non
seulement immédiatement politique, mais aussi économique et
social.

L’opposition entre deux libéralismes range la France du mauvais
côté. La thèse de Lucien Jaume est claire : les libéraux français ne
sont pas de vrais libéraux, mais de véritables étatistes ni honteux ni
repentants. Guizot serait le modèle du « faux » libéral français puis-
qu’il ira jusqu’à faire l’éloge de Napoléon sans être pour autant
excommunié par ses frères en libéralisme. Le libéralisme français
est donc un faux libéralisme sous de multiples aspects qui le rendent
totalement impropre à la consommation intellectuelle.

Le libéralisme français n’aurait rien compris à ce que doivent être
des rapports « sains » entre la « société civile » et le vil État. Cette
thèse se trouve aujourd’hui à la base du sarkozysme le plus ordinaire
et le plus concret. C’est par elle que l’on justifie l’éloge de la
« société civile », c’est-à-dire non seulement la bonne société des
élites, mais aussi la France des communautés et des « minorités
visibles ». C’est par elle aussi que l’on justifie les grands travaux
qui visent à rabaisser l’État au rang de simple « veilleur de nuit ».

La France a, aux yeux des sarkozyens, une tare congénitale : celle
d’être par excellence la nation d’une fusion mortelle entre la
« société civile » et l’État. Les Français auraient depuis des lustres
un imaginaire centralisateur qui leur ferait sacrifier les « libertés »
à la dévotion d’une unité nationale imaginaire. Il leur aurait pourtant
suffi de lorgner de l’autre côté de la Manche pour se débarrasser
de cette funeste vision du monde. Les Britanniques : voilà un
grand peuple qui a su reconnaître les particularités locales !

1 Op. cit.

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Ce dérapage français ne devrait rien aux circonstances, puisqu’il
serait le fruit d’une option philosophique dont les racines plongeraient
profondément dans ces deux tares nationales que sont l’absolutisme
royal et le catholicisme.

Les Français tisseraient depuis plus de mille ans leur histoire avec
le même fil : on pourrait remonter, sans risque d’être dépaysé, du
gaullisme au bonapartisme, puis de la Révolution française aux
pratiques monarchistes absolutistes et, enfin, de la doctrine politico-
théologique de Bodin à la théologie médiévale.

Les libéraux français ne comprendraient pas ce que doit être le
droit. Les vrais libéraux savent, eux, que la loi exprime l’ordre
spontané : ils descendent de Hume et d’Adam Smith, pour qui la
défense des hiérarchies naturelles et de l’économie de marché sert
de Constitution. Faute d’être des Anglais, ou mieux des Écossais,
les « faux libéraux » à la française aiment s’imaginer que la loi est
une norme artificielle surgie de leurs cerveaux féconds. L’école
libérale française voue donc un culte bien hexagonal à la Raison.
Elle a foi dans l’homme, la belle affaire ! L’homme serait, selon leur
maître Kant, capable de loi, c’est-à-dire non seulement de légiférer,
mais de s’y soumettre.

D’où cette prétention malsaine de la loi française à vouloir incarner
la volonté générale, alors que tous les vrais libéraux savent se
contenter de faire interpréter par les juges des droits effectifs selon
le bon vieux modèle britannique.

La conséquence ne se serait pas fait attendre : nos « faux libéraux
» français se sont mis à croire en la loi pour libérer l’homme
et à considérer, avec Locke, que la loi serait une condition de la
liberté humaine et civique.

Laissons les Français s’amuser avec Lacordaire, puisqu’ils
croient qu’entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, c’est la
liberté qui aliène et la loi qui libère. Laissons-les parler de liberté
du renard dans le poulailler et vénérer des lois générales et abstraites.

Les vrais libéraux sauraient, eux, grâce à Jeremy Bentham (17481832),
que « toute loi est un mal car toute loi est une atteinte à la
liberté » 1, puisqu’elle est et ne peut être qu’une limite au droit naturel
(au premier chef duquel le droit de propriété).

Les Français seraient de « faux libéraux », car ils auraient développé
une foi dans la politique et dans l’État pour transformer leur
propre vie. Ce faux libéralisme aurait accouché d’une « révolution

1 In Le Traité de législation civile et pénale, 1802.
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continue », tout au long du XIXe siècle, entre la bourgeoisie et le
peuple et les restes de l’Ancien Régime. La révolution aurait été
faite en France contre la noblesse, y compris par une partie de la
monarchie (cf. : le rôle de Philippe-Égalité). L’État absolutiste
aurait misé sur la bourgeoisie pour contrer la noblesse, ce qui aurait
engendré la naissance d’une noblesse d’État spécialisée dans la
gestion des services administratifs et judiciaires.

Le vrai libéralisme serait celui de l’Angleterre, où la révolution
aurait été menée contre l’État pour la défense des grandes libertés
locales. Cette conquête des libertés résulterait de l’alliance entre les
barons et le peuple contre la royauté. La révolution anglaise se
serait faite contre le roi, donc contre le dirigisme étatique.

Les Français seraient de « faux libéraux », car ils seraient fondamentalement
souverainistes. Ayant considéré l’État (royal puis
jacobin) comme la source de droits valables pour tous, ils en
seraient venus à combattre le pluralisme, leur faux libéralisme les
conduisant à supprimer tout ce qui menace l’unité.

Cette sacralisation du pouvoir serait à mettre en relation avec
l’existence d’un État gallican. Le libéralisme serait, selon Jaume,
une critique de la notion même de souveraineté nationale. De
Locke à Montesquieu et Tocqueville, et de Constant à Guizot ou
Hayek, l’objet du gouvernement devrait être de mettre les citoyens
en état de se passer de son secours. Jaume ajoute que le vrai libéralisme
en politique a pour idéal le « gouvernement de la liberté »,
c’est-à-dire la recherche d’institutions politiques permettant à la
liberté humaine de se gouverner elle-même :

«L’utopie libérale peut être exprimée ainsi : beaucoup d’autodétermination,
très peu de gouvernement politique. C’est pourquoi, en philosophie,
le libéralisme est généralement une critique de la notion
même de souveraineté 1 .»

Les Français seraient de « faux libéraux », car ils considéreraient
que l’État pourrait être l’incarnation de l’intérêt général. La seule
alternative aurait été de suivre la position du catholicisme
libéral considérant que la seule souveraineté est celle de l’Église.
Jaume le dit très bien : la responsabilité du faux libéralisme à la
française remonte à « la façon même dont l’État absolutiste a assis
sa puissance au sortir des guerres de Religion et a distribué les
rôles 2 ».

1 Lucien Jaume, La Liberté et la loi, Fayard, 2000, p. 541.
2 Ibidem.

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La thèse est limpide : le jacobinisme ne serait pas un accident lié
à la révolution française, car il serait ontologiquement ou intrinsèquement
français.

La France ne pouvait renoncer à l’absolutisme sans sacrifier le
prestige de l’État. Ce refus d’en finir avec un État centralisé aurait
détourné la vindicte populaire contre les vrais amis du peuple,
c’est-à-dire les possédants : « Leur courroux s’est dirigé contre les
possesseurs et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire,
ils n’ont songé qu’à le déplacer 1.» Depuis, les idées socialistes
seraient en France comme un poisson dans l’eau.

Les Français seraient de « faux libéraux » car ils auraient transféré
sur l’État-nation les « valeurs » assurées partout ailleurs par les
Églises (charité, etc.). Le grand problème des « faux libéraux »
français serait donc de croire que la société puisse être autre chose
que la somme d’individus particuliers. Il en aurait résulté le culte
de l’État, mais aussi la séparation de l’Église et de l’État, contrairement
à la Grande-Bretagne où le chef de l’État est aussi le chef
d’une Église. La France aurait finalement fait le mauvais choix
entre ces deux souverainetés rivales que sont l’État et l’Église l’État
s’étant accaparé l’intérêt général associé à l’État-providence.

Les Français seraient de « faux libéraux » car ils auraient foi dans
les bienfaits de l’État-providence, qui aboutirait pourtant à un
abaissement de l’individu et à un rehaussement de l’État. Alexis de
Tocqueville s’interrogeait déjà : « Une telle puissance bienveillante
pourra-t-elle laisser aux individus une part de jugement et d’initiative
? » ( cité par Lucien Jaume).

Les vrais libéraux sauraient, eux, que la vraie solidarité ne peut
être que volontaire et individuelle. C’est pourquoi ils prônent
aujourd’hui le « conservatisme compassionnel ».

Ce courant théorique tient donc pour acquis que la droite française
serait une « fausse » droite, puisque le libéralisme français aurait
toujours été un « faux » libéralisme, dès lors que son but aurait été
de concevoir un libéralisme par l’État et non contre l’État.

Le thème du « faux individualisme » français

«L’État ne tolérera plus aucune violence. Ce sera directement la
case prison » ; « Je suis là pour faire un travail, et mon travail, c’est de
débarrasser la France des voyous, je ne vais pas me gêner. » (Nicolas
Sarkozy)

1 Benjamin Constant, cité in Lucien Jaume, op. cit., p. 175.
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La droite française ne pouvait être qu’une fausse droite et le libéralisme
français qu’un faux libéralisme, dès lors que la conception
même de l’individualisme développée en France était fondamentalement
erronée et dangereuse.

Cette thèse, proposée par Hayek, fait remonter encore plus loin la
cause du « mal français » 2. La France aurait originellement une
vision totalement erronée, et surtout dangereuse, de l’individualisme
en raison de la mauvaise influence du rationalisme cartésien,
des encyclopédistes, de Rousseau et des physiocrates.

Cette tare française serait à l’origine à la fois du nationalisme
français, de son dirigisme et de son attraction irrésistible pour la
révolution. Le faux individualisme à la française serait, selon
Hayek, le cousin germain du socialisme.

Si le faux individualisme est intrinsèquement français, le bon
individualisme est britannique.

Le mauvais individualisme expliquerait une idée aussi funeste
que celle du contrat social. L’homme pourrait choisir rationnellement
ses lois comme fondement même de toute société. Cette pente
est dangereuse pour tout vrai libéral, car si l’on commence par
accepter l’idée que la société doit se soumettre à la raison, on finit
par condamner le capitalisme, par favoriser le féminisme, etc.
L’homme n’est pas doté de raison suffisante pour espérer pouvoir
diriger ainsi ses affaires. Refuser le culte de la Raison serait une
façon de couper le gazon sous les pieds de tout dirigiste, interventionniste
et keynésien en herbe.

Le bon individualisme postule au départ l’incapacité crasse des
hommes à s’entendre et à passer un « contrat en bonne intelligence
». On perçoit immédiatement les avantages de cette thèse : si
le fondement de la société ne peut être le contrat social cher à Rousseau,
c’est-à-dire la raison politique des républicains français, il ne
reste pour fonder la société que le bon vieux système de propriété
privée.

Le véritable individualisme est donc antirationaliste pour ne
jamais sombrer dans le travers politique qui consiste à vouloir
changer les lois naturelles au nom de pseudo-principes universels
comme l’égalité ou la fraternité.

Le mauvais individualisme est un mélange d’anthropocentrisme
et de rationalisme, puisqu’il croit possible de changer la face du
monde en se mettant d’accord sur des lois.

2 Vrai et faux individualisme, conférence prononcée à l’University College,
Dublin, le 17 décembre 1945, traduction François Guillaumat. Reproduit sur
herve.dequengo.free.fr/Hayek/Hayek2.htm

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Le vrai individualisme, parce que conscient des limites de l’esprit
individuel, ne peut adopter qu’une attitude d’humilité face aux processus
impersonnels et aux lois naturelles. La nature a voulu qu’il y
ait des riches et des pauvres, pourquoi vouloir violer ses règles?

S’il ne fallait citer qu’un seul fautif, ce serait, bien sûr, Descartes,
dont l’impact sur Rousseau et la Révolution française aurait été
considérable. Descartes aurait distillé l’idée diabolique selon laquelle
l’Histoire serait le produit d’actions délibérées.

Le bon individualisme est affaire de méthodologie, et non de foi
dans l’homme. Il est celui de l’amour de soi et de la défense des intérêts
personnels (ceux des eaux glacées du calcul égoïste), mais ce qui
existe est le résultat inattendu des actions individuelles. Hayek admet
cependant que cet égoïsme ne soit pas étroit et qu’il puisse englober
la famille et les amis. Au dieu-marché de réaliser ensuite la synthèse.

Hayek se défend de tout voisinage avec l’anarchisme car, contrairement
aux penseurs libertaires, le libéral ne croit pas en la raison. Ils
ont seulement en commun la haine de l’État, mais pour des motivations
toutes différentes. Ce que le libéral refuse dans l’État, ce n’est
pas le gendarme (« le veilleur de nuit ») mais la prétention de faire
reposer la société sur la raison, donc sur la loi. Ce serait là un crime
de lèse-libéralisme, car jamais la vraie liberté ne pourrait passer par
le droit :

« Il ne peut y avoir de liberté si l’État n’est pas limité à des types d’action
particulière, mais peut user de son pouvoir à discrétion pour servir
des objectifs particuliers 1.»

Le « faux individualisme » serait de vouloir tout planifier et contrôler
au nom de l’État. Il refuse donc les libertés locales des divers
corps intermédiaires et n’accepte rien entre les citoyens et l’État, sur
le funeste modèle de 1789.

Le vrai individualisme est le modèle d’un État faible faisant la part
belle à la « société civile » et défendant la famille, l’entreprise, la religion,
la propriété. Il se soumet aux forces anonymes de la société. Il
doit même accepter ce que sa raison condamne (comme l’extrême
pauvreté).

Le « faux individualisme » prône l’instinct de révolte face à tout ce
qui n’est pas rationnel et ne cadre pas avec des desseins intelligents
(le paradis sur terre). Il conduit donc à refuser l’ordre naturel du
monde (à commencer par la propriété).

1 Ibidem.

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Le vrai individualisme ne prône pas l’obéissance à un supérieur
(comme la loi) mais la soumission à un ordre social antérieur à la
volonté du législateur. Là où le « faux individualisme » prône le dissensus,
le vrai libéralisme conduit à la conformité volontaire.

Hayek le dit à sa manière toujours forte et limpide :

« On doit toujours se demander si une société libre (ou individualiste)
peut marcher avec succès si les gens sont trop “individualistes” dans le
sens faux, s’ils sont trop réticents à se conformer volontairement aux traditions
et aux conventions, et s’ils refusent de reconnaître tout ce qui
n’est pas consciemment construit et ce qu’on ne peut démontrer comme
rationnel à chaque individu 1.»

Le bon individualisme serait donc une école de soumission,
contrairement à la culture française qui n’aurait de cesse de prôner la
révolte. La société libre est une société de moutons. Le bon individualisme
britannique s’opposerait aux trois plaies françaises que sont
la centralisation, le nationalisme et le socialisme.

Le vrai individualisme n’a foi ni dans les phénomènes de majorité
ni donc dans la loi. Il refuse toute idée de pouvoir constitutionnel et
prône une démocratie fortement limitée. La majorité ne doit
d’ailleurs pas toujours l’emporter. Hayek en est convaincu :

« Je suis avant tout persuadé que lorsque ce sont les intérêts d’une
catégorie économique particulière qui sont en jeu, l’opinion majoritaire
sera toujours l’opinion réactionnaire 2.»

Le vrai individualisme est donc avant tout le refus de l’égalitarisme
et des droits acquis. Lord Acton le disait déjà avec gourmandise : le
crime le plus grave de la Révolution française a été de croire dans la
théorie de l’égalité.

Le vrai individualiste défend, bec et ongles, la propriété privée car
elle fonde, selon Hayek, les seules institutions capables d’inciter les
hommes… à subvenir le plus possible aux besoins des autres (sic).

L’heure du bilan a sonné pour nos sarkozyens. La droite française
est une fausse droite. Le libéralisme français est un faux libéralisme.
L’individualisme français est un faux individualisme.

1 Ibidem.
2 Ibidem.


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Chapitre 5

La France du sarkozysme

« La laïcité, ce n’est pas une vache sacrée qu’on regarde en disant
“il y a un siècle maintenant on ne touche plus à rien”. C’est l’immobilisme
et la statue de sel qui fera tomber la laïcité à la française. »
(Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy a, comme la nature, monstrueusement horreur
du vide. Son désamour de la France réelle le conduit à fantasmer
une autre nation. Le grand danger serait que ce fantasme sarkozyen
finisse par passer dans le réel. La France se réveillerait alors avec
un État plus policier que véritablement fort. Elle changerait non
seulement d’histoire, mais aussi de géographie, puisqu’elle deviendrait
une France des communautés et autres « minorités visibles ».

Le sarkozysme contre la démocratie

« Je serai mieux protégé au ministère que par les permanents de
l’UMP. » (Nicolas Sarkozy)

L’homme Sarkozy aime probablement passionnément la démocratie,
mais il est porté par des courants bien peu démocratiques et
qui, eux, le disent. Les convictions d’un homme pèsent peu face à
la force des idéologies. Le sarkozysme campe donc, aujourd’hui,
dans une position inconfortable : l’homme Sarkozy est devenu le
symbole d’un État fort, mais le courant idéologique et politique qui
le porte est le principal vecteur de l’affaiblissement de l’État. Cet
affaiblissement passe à la fois par des affirmations idéologiques,
comme la mise en cause de l’idée de démocratie ou l’option en
faveur d’un État minimaliste, et par des mesures policières ouvertement
liberticides.

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Les sarkozyens conséquents reconnaissent volontiers que la
démocratie française est de plus en plus mise à mal par la crise de
l’État républicain. Les thèses que leur soufflent les partisans de la
révolution conservatrice, et même les libéraux, ont cependant de
quoi inquiéter tout bon démocrate. Ils considèrent que le développement
de l’État-providence serait néfaste, car il conduirait automatiquement
à une surenchère démagogique. Ils voient dans la
démocratie un simple moyen inefficace, voire illégitime. Enfin,
l’échec de la démocratie politique rappelle à leur bon souvenir la
vieille thèse libérale anti-étatiste qui les oblige à opter pour un État
minimaliste ou, mieux encore, à entreprendre de « désétatiser »
totalement la société. Nous sommes donc loin de Dominique de
Villepin rappelant lors de son discours d’investiture que « notre
nation s’est construite autour de l’État » (Discours à l’Assemblée
Nationale du 9 juin 2005).

La crise actuelle de la démocratie

Tout bon sarkozyen devrait se réjouir de la crise actuelle de la
démocratie, qui n’irait certes pas sans risque mais permettrait d’en
finir avec la « gueuse ». Le choc du 21 avril 2002 a été analysé
comme la fin des « illusions démocratiques ». L’échec du référendum
sur le Traité constitutionnel européen ne fait que conforter
ceux qu’inquiète l’évolution de la démocratie.

Beaucoup se sont donc remis à lire les doctrinaires libéraux hostiles
à la démocratie, car ce désaveu de la « bonne société » par le
peuple semble appeler une nécessaire refonte de nos doctrines et de
nos pratiques démocratiques. Notons que lorsque la population agit
conformément aux attentes des élites, elle est qualifiée de « société
civile », mais lorsque le peuple ose, encore, se révolter, il redevient
cette « populace » dont il faut se méfier.

Cette crise de la représentation annoncerait la fin d’une certaine
démocratie.

Certes, le second tour des élections présidentielles de 2002 aurait
pris la forme d’un référendum, pour ou contre la démocratie, qui
aurait permis d’écarter temporairement le danger extrémiste. D’un
autre côté, il est évident que le retour à la normale des institutions
et de la politique n’a strictement rien réglé. Cette thèse a été développée
par deux historiens de l’École des Hautes Études, Vincent
Duclert et Perinne Simon-Nahum, dans Il s’est passé quelque
chose… le 21 avril 1.

1 Denoël, 2003.

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Certains partisans d’une « vraie droite » ont ainsi considéré que
l’élimination de la gauche permettait enfin ce recentrage droitier.
Claude Reichman explique, par exemple, en quoi cette crise de la
représentation politique sonnerait comme une dénonciation de « la
république des fonctionnaires » après son divorce manifeste entre
le peuple et le pouvoir, mais aussi entre les petits et les grands fonctionnaires
et entre l’État (secteur public) et le secteur privé. On
peut, certes, tenter de se rassurer avec Pierre Rosanvallon qui
estime que la hausse globale des taux d’abstention n’est pas nécessairement
le signe d’un déclin de la vie politique, mais plus vraisemblablement
celui de sa mutation : nous passerions d’une
démocratie politique « polarisée » à des formes de « démocratie
civile » plus disséminées 1.

Cette thèse, qui circule au sein du grand public et qui invite à
voter autant avec son porte-monnaie qu’avec son bulletin de vote,
est relativement ancienne.

L’un des gourous du libéralisme mondial, James M. Buchanan,
expliquait, dès 1954, les avantages des choix commerciaux sur les
choix politiques, puisqu’ils offriraient un degré de certitude, de responsabilité,
de participation, de nature des alternatives proposées,
de qualité des relations entre individus beaucoup plus grand, tout en
minimisant le risque de coercition 2. La démocratie moderne serait
donc celle du consommateur, libre de choisir entre deux marques
concurrentes 3. Ces consommateurs pourraient s’engager autrement
que pour la défense de leurs caddies, par exemple en participant à
des grandes causes humanitaires.

Cette légèreté, avec laquelle cette droite accueille les signes
annonciateurs d’une profonde crise de la démocratie, a sa logique.
Les partisans de la révolution néo-conservatrice, tout comme les
libéraux, n’ont jamais porté la démocratie dans leurs coeurs.

Démocratie = corruption

La démocratie conduirait à la corruption.

Comment la France, championne du monde de l’État-providence,
pourrait-elle, dès lors, ne pas devenir une république bananière ?
Brigitte Henri, en publiant Au coeur de la corruption 4, a fait les

1 in Le Monde du 21 juin 2004.
2 Texte publié dans le Journal of Political Economy, LXII, 1954, et sans cesse
reproduit depuis sous le titre « Vote et marché » in site herve.dequengo.free.fr.
3 Paul Ariès, Petit Manuel anti-pub, Golias, 2004.
4 Éditions n° 1, 2000.

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délices des libéraux. Son tableau particulièrement sombre des
moeurs politico-affairistes françaises montre que, loin d’être un
accident inévitable, la corruption serait l’indice d’un pourrissement
généralisé du système politique français.

Les sites Internet libéraux se complaisent à reprendre en boucle
les études de Transparency International qui classent la France
parmi les pays les plus corrompus. Ce classement se concentrant
exclusivement sur la corruption dans le secteur public, et celui-ci
étant particulièrement développé en France, le biais méthodologique
est évident puisqu’il pénalise notre pays, même avec un taux
de fraude équivalent aux autres. Ce classement s’effectue également
en tenant compte des seules affaires connues et du degré de
corruption ressenti, bref, une nation dont les mécanismes de
contrôle permettent de coincer les fraudeurs et dont la culture ne
tolère pas la fraude se trouve pénalisée.

L’espoir des libéraux réside dans le développement de la « société
civile », seule capable – c’est bien connu – de combattre efficacement
toute forme de corruption.

La redistribution sociale, cause de la corruption

Puisque, selon l’axiome de Lord Acton, « le pouvoir corrompt, le
pouvoir absolu corrompt absolument », il est alors logique de
considérer que moins il y a d’État et moins il agit… moins les possibilités
de corruption existent.

Les libéraux l’assènent sans le moindre doute :

« La corruption vient du secteur public […] La corruption n’est pas
le fait du secteur privé quand il fonctionne librement, mais du secteur
public, livré à toutes les tentations des hommes de l’État […] Faire
reculer l’État pour faire reculer la corruption 1.»

Ne mégotons pas sur des détails, car l’essentiel de leur charge
antidémocratique est ailleurs. La corruption serait consubstantielle
à l’idée même de démocratie.

L’économiste Alan Meltzer estime que la corruption s’explique
par le fait que dans les démocraties existe un conflit indépassable
entre le droit de vote et le droit de propriété. Sa démonstration s’effectue
en deux temps. Il reprend tout d’abord l’accusation selon
laquelle l’État pillerait les contribuables :

1« Corruption : la France vingt-deuxième », octobre 2004,
www.libres.org/francais/dossiers/corruption/corruption_c4504.htm

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« Dans la plupart des démocraties contemporaines, le droit de propriété
est malmené : l’État confisque l’argent gagné, il s’attaque aux
patrimoines, détruit les fortunes et les héritages, il réduit gravement la
liberté d’entreprendre, d’échanger et de contracter 1.»

L’économiste s’interroge ensuite sur la raison de ce viol systématique
de la propriété. La cause en serait l’avidité de l’État, nécessaire
pour faire face aux demandes sans fin des électeurs
(notamment des milieux populaires) :

«Pourquoi l’État se conduit-il ainsi? Parce qu’il doit satisfaire ses
clientèles, ceux qui font pression sur les élus pour obtenir privilèges et
subventions au détriment des autres, ceux qui utilisent avec une particulière
efficacité leur droit de vote et la législation qui en découle.
Mais à ce jeu, il n’y a plus aucun respect pour le travail, le mérite et les
projets de ceux qui veulent créer, en acceptant les disciplines du marché,
et l’esprit du service communautaire. Progressivement, une nouvelle
“morale” se développe dans la société : le succès et la promotion
passent par la politique qui devient l’art de s’approprier le bien des
autres. Cette morale que l’on comprend facilement pour les assistés
finit par s’imposer aussi à ceux qui les assistent 2.»

Rien ne serait donc plus facile que de supprimer toute corrup

tion : il suffirait d’interdire toutes les interventions sociales de l’É

tat. L’argument est imparable : sans argent public, il n’y a plus de

fraudes publiques.
Pascal Salin dénonce également le danger de la « tyrannie démo

cratique » :

« Une majorité peut toujours brimer une minorité, en particulier les
hommes qui, étant plus innovateurs que les autres, sont davantage créateurs
de richesses, mais sont aussi plus susceptibles d’être exploités par
les politiques de transfert […] Il est particulièrement important de
rechercher les moyens de limiter le pouvoir démocratique afin qu’il
empiète le moins possible sur les droits légitimes des citoyens […] Il
serait temps de reconnaître que le modèle de la démocratie représentative
ne constiue pas le type le plus perfectionné de l’organisation
humaine, contrairement au principe de liberté contractuelle, et qu’il
représente souvent le moyen de défendre certains intérêts particuliers
et de court terme, au détriment des intérêts généraux et de long
terme 3.»

1 Alan Meltzer, in Jacques Garello, « Nouvelle lettre du 7 février 2004 »,
www.libres.org/francais/dossiers/corruption/corruption_e0704.htm

2 Ibidem.
3 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., pp. 113-161.

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Démocratie = socialisme

Les sarkozyens n’ont pas toujours la chance d’être des Hans Hermann
Hoppe pouvant s’écrier librement « À bas la démocratie ! 1 ».

L’économiste Hans-Hermann Hoppe, l’un des patrons de l’Institut
Ludwig von Mises (l’un des think tanks américains), enseigne à
l’université du Nevada à Las Vegas. Ce philosophe libertarien n’a
pas seulement le sens des formules qui font le bonheur des banquets,
il a également des idées très définitives : la démocratie serait
une mauvaise chose, car elle conduirait ipso facto à l’égalitarisme.

Ce constat établi pour la France serait plus vrai encore à l’échelle
mondiale. La globalisation sonne donc le glas de la démocratie,
sauf à accepter de disparaître :

« Imaginez un gouvernement mondial, démocratiquement élu à
l’échelle mondiale en suivant le principe un homme-une voix. Que
serait le résultat probable d’une telle élection ? Le plus vraisemblable
est que nous aurions un gouvernement de coalition sino-indien. Et
qu’est-ce que ce gouvernement serait le plus enclin à faire pour complaire
à ses électeurs et se faire réélire? Il découvrirait probablement
que l’Occident a beaucoup trop de richesses et que le reste du monde,
particulièrement l’Inde et la Chine, bien trop peu, et par conséquent
mettrait en oeuvre une redistribution systématique du revenu du riche
Occident vers le pauvre Orient 2.»

La démocratie aurait, naturellement, beaucoup d’autres défauts.
Elle serait « anti-économique » en faisant d’un idiot l’équivalent
d’un PDG de société transnationale. Hans-Hermann Hoppe note
que, dans les villages où tout le monde se connaît, « pratiquement
personne ne peut manquer d’admettre que la position des “possédants”
a forcément quelque chose à voir avec des capacités supérieures,
de même que la situation des “déshérités” est liée à une
infériorité, à des déficiences personnelles 3 ».

La démocratie serait immorale, car la loi de la majorité ne garantit
en rien la justice, puisqu’elle permet à la canaille d’imposer ses
intérêts particuliers :

« Les libertariens doivent développer une conscience de classe marquée,
non pas dans le sens marxiste du terme, mais dans le sens de

1 À bas la démocratie, Enterprise and Education, 1995, texte traduit par François
Guillaumat, reproduit sur le site :
lemennicier.bwm-mediasoft.com/article.php?ID=107&limba=fr

2 Ibidem.
3 Ibidem.

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reconnaître qu’il existe une nette distinction entre ceux qui paient des
impôts (les exploités) et ceux qui les consomment (les exploiteurs) 1.»

La démocratie serait de surcroît inefficace, car les pauvres seraient
bien trop stupides pour pouvoir voler efficacement les riches et
seraient donc dupes :

« Les riches sont en règle générale intelligents et industrieux, alors
que les pauvres sont typiquement stupides ou paresseux, ou les deux à la
fois. Il n’y a pas beaucoup de chances que les imbéciles, même s’ils forment
la majorité, soient systématiquement plus malins que la minorité
des individus brillants et énergiques et parviennent à s’enrichir à leurs
dépens. Bien plutôt, la plus grande partie de la redistribution se fera à
l’intérieur du groupe des “non-pauvres”, et il arrivera souvent que ce
soient les plus riches qui arrivent à se faire subventionner par les plus
pauvres 2.»

Pour les libéraux, les choses sont sûres : si les tendances actuelles
se poursuivent, on ne risque rien en disant que l’État-providence
occidental, c’est-à-dire la démocratie sociale, s’effondrera tout
comme le « socialisme oriental » s’est effondré à la fin des années
quatre-vingts.

Voilà qui ne pourrait que réjouir le grand Michael Novac, professeur
à Harvard, ancien ambassadeur des États-Unis, titulaire de la
chaire d’économie à l’American Enterprise Institute puisque, lui
aussi, ne voit plus qu’un seul obstacle à la victoire totale du capitalisme
: l’existence d’un État-providence.

Hans Hermann Hoppe n’est, cependant, pas encore à court d’arguments
pour dénoncer cette vérole qui saperait les fondements de la
civilisation occidentale :

« La débâcle actuelle est, elle aussi, le produit des idées. Elle est le
résultat d’une acceptation massive, par l’opinion publique, de l’idée de
démocratie. Aussi longtemps que cette adhésion est dominante, la catastrophe
est inévitable; et il n’y aura pas d’espoir d’amélioration même
après qu’elle sera arrivée. En revanche, si on reconnaît que l’idée démocratique
est fausse et perverse – et les idées, en principe, on peut en
changer instantanément – la catastrophe peut-être évitée »; « la tâche
essentielle qui attend ceux qui veulent renverser la vapeur et empêcher
la destruction complète de la civilisation est de dé-légitimer l’idée de la
démocratie, c’est-à-dire de démontrer que la démocratie est la cause
fondamentale de la situation actuelle de dé-civilisation rampante 3.»

1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Ibidem.

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La solution pour rompre avec la démocratie serait, selon Hans
Hermann Hoppe, de renouer avec l’esprit des fondateurs des États-
Unis qui entretenaient plutôt l’idée d’une « aristocratie naturelle »
dont ils pensaient faire partie. Cette « république aristocratique »
serait à l’opposé de la république de la canaille dont la France
serait, bien sûr, le prototype le plus accompli.

La démocratie aurait beaucoup d’autres défauts. Christian
Michel, économiste, conférencier au Cercle Bastiat, lui reproche
d’être un rejeton des Lumières et de Descartes, puisqu’elle repose
sur l’idée que le peuple est souverain, ce qui serait dénué de sens :

«L’innovation de la démocratie dans l’ordre politique est de permettre
aux victimes une participation symbolique au pouvoir des
dominants. La démocratie est un exutoire collectif de la “libido dominandi”
[…] Les sources psychologiques de la démocratie sont celles
d’êtres humains encore incapables d’imaginer une société sans pouvoir.
Le citoyen démocratique n’a pas dépassé la mentalité d’esclave,
et il n’a chassé son maître royal que pour faire du peuple un maître collectif.
La société démocratique est celle d’esclaves qui cachent leur
besoin de maître, la société libertarienne est celle de maîtres qui ne
veulent pas d’esclaves 1.»

La démocratie : un moyen pas une fin

Le grand Hayek se devait également d’égratigner la démocratie.
Il le fera avec plus de prudence, mais le lecteur avisé retrouvera la
part du non-dit.

Hayek constate tout d’abord que « la démocratie est un moyen et
non une fin 2 ». Mais si la démocratie n’est qu’un moyen, pourquoi
chercher à la généraliser à tous les individus ou à l’étendre à tous
les domaines :

« Ni dans un cas ni dans l’autre il n’est sérieux de prétendre que
toute extension possible soit un gain, ou qu’il faille par principe élargir
indéfiniment le champ d’application […] Aucune théorie démocratique
ne fournit de raison convaincante de considérer comme une
amélioration tout élargissement du corps électoral […] Si seules les
personnes de plus de quarante ans, ou les titulaires de revenus, ou les

1 Christian Michel, discours au congrès mondial d’ISIL et de Libertarian International,
tenu à Dax en 2001, en célébration de la naissance de Frédéric Bastiat.
2 In La Constitution de la liberté, op. cit., reproduit sur le site
www.libres.org/francais/dossiers/democratie/fondamentaux/hayek_democratie_
moyen_fin.htm

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chefs de famille, ou les personnes sachant lire et compter avaient le
droit de vote, il n’y aurait guère plus d’atteinte au principe que dans le
cadre des limitations actuellement admises 35.»

Hayek oppose deux types de démocratie. La « bonne » démocratie
à la britannique, où (sauf exception) la loi doit respecter d’autres
règles. La « mauvaise » démocratie à la française, où le Parlement
n’a aucune limite. La majorité peut imposer sa loi à la minorité en
violation des droits individuels :

« Le concept crucial pour la démocratie doctrinaire est celui de souveraineté
populaire. Ce concept signifie pour lui que la règle majoritaire
n’est pas limitée ni limitable. L’idéal de la démocratie […] devient
ainsi la justification d’un nouveau pouvoir arbitraire 36.»

La démocratie contre le droit de propriété

La première façon de limiter la démocratie est de la soumettre à
des règles intangibles. Lorsque Hayek évoque le respect des libertés
individuelles, il faut comprendre, bien sûr, celui des lois « naturelles
», donc de la propriété. Les lois humaines ne peuvent défaire
ce que la loi de Dieu et la loi naturelle ont établi :

« Si la démocratie est un moyen plutôt qu’une fin, ses limites doivent
être cherchées à la lumière de l’objectif que nous souhaitons
qu’elle serve. 37 »

Hayek s’en prend finalement au principe démocratique lui-même
en constatant que « la désillusion s’étend à propos de la démocratie
» puisqu’elle donnerait des résultats mitigés dans les pays où
elle est encadrée et plus encore dans les autres :

« Nous ne prenons pas la peine de réfléchir au fait que ce système
n’a pas seulement provoqué dans de nombreux cas des résultats que
personne n’approuve, même dans les pays où, grosso modo, il a bien
fonctionné, mais qu’il s’est montré totalement inapplicable dans la
plupart des pays où ces institutions démocratiques n’étaient pas endiguées
par des traditions solides concernant les tâches qui conviennent
à des assemblées représentatives 38.»

35 Ibidem.
36 Ibidem.
37 Ibidem.
38 Ibidem.

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Les conclusions qu’en tire Hayek peuvent apparaître comme très
actuelles :

« Il n’est plus possible de méconnaître que ces derniers temps, malgré
la persistance d’une adhésion verbale et même de demandes de
démocratisation plus étendue, il se soit élevé parmi les gens réfléchis
une inquiétude croissante et de sérieuses alarmes quant aux résultats
que le système engendre fréquemment […] On voit se répandre un sentiment
de profonde déception et de doute sur l’avenir de la démocratie
[…] Ce désenchantement a trouvé son expression il y a bien des années
dans la célèbre assertion de Joseph Schumpeter 1, disant que le système
fondé sur le marché libre a beau être le plus favorable à tous, il n’en est
pas moins condamné irrémédiablement tandis que le socialisme, qui ne
peut pourtant tenir ses promesses, s’instaurera inéluctablement 2.»

La démocratie : un mauvais moyen

Pascal Salin soutient également que la démocratie ne constitue pas
un moyen efficace pour défendre la liberté (comprenez la propriété),
car elle accroîtrait le contrôle étatique sur la société :

«La liberté et la démocratie ne sont pas la même chose. Nous devons
nous débarrasser du préjugé habituel et dominant selon lequel le degré
de démocratie est le critère unique pour évaluer le fonctionnement
d’une société 3.»

Notre libéral en chef assène alors quelques bonnes vérités :
puisque la démocratie concerne l’organisation des pouvoirs, si l’État
n’a aucun pouvoir, « il importe peu qu’il soit ou non démocratique
4 ». Puisqu’il n’existe pas de recette simple pour limiter la
tyrannie démocratique, il faut éviter son importation dans les pays
pauvres et développer au contraire leurs institutions traditionnelles
5, etc.

Pascal Salin compare ensuite la France et le Chili. La France serait
un pays démocratique dans lequel il n’existe qu’un degré limité de
liberté individuelle. Le Chili était, en revanche, un régime non
démocratique mais avec un degré relativement élevé de liberté individuelle.

1 In Capitalism, Socialism and Democracy, Harper & Roe, 1942.
2 Hayek, op. cit.
3 Pascal Salin, op. cit., p. 102.
4 Ibidem.
5 Ibidem, p. 113.

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Mais comme le caractère démocratique d’un pouvoir ne peut être
considéré comme un critère absolu puisqu’une majorité peut spolier
une minorité (les créateurs de richesses), Salin propose de changer
nos outils d’analyse…

La question fondamentale ne serait pas le caractère démocratique
ou non d’un régime, mais la légitimité de son action politique au
regard des droits naturels. Bien d’autres systèmes seraient alors préférables
à notre vieille démocratie. Salin s’interdit de donner des
« solutions magiques » pour « limiter la démocratie » (sic), mais il
propose cependant quelques pistes : développer les systèmes de
contrôle non démocratiques comme la mise en concurrence, l’expertise
ou encore le pouvoir judiciaire, imposer des majorités qualifiées
pour les lois, développer la décentralisation, encourager la
société civile, développer les associations, etc.

Comment limiter la démocratie ?

Ces positions antidémocratiques n’ont pas vocation à demeurer de
simples déclarations d’intention. Les partisans de la « révolution
conservatrice », tout comme les libéraux, sont convaincus de la
nécessité d’utiliser tous les prétextes pour réduire la démocratie à la
portion congrue.

Donald Zoll préconise, dès la fin des années soixante, « d’abandonner
certaines règles traditionnelles du jeu démocratique pour
faire face aux menaces qui guettent une société trop permissive 1 ».
Il argumente que le compromis démocratique réalisé par l’État entre
le capital et le travail, après la Seconde Guerre mondiale, serait non
seulement boiteux, mais beaucoup trop coûteux, car il conduirait à
la surchauffe démocratique. La solution serait de déréglementer ce
qui l’a été à tort, comme le droit du travail, etc. Cette thèse sera
reprise et amplifiée, notamment par la Trilatérale.

Alan Wolfe et Brian Murphy mettent en garde, dès 1977, contre
le fait que la démocratie crée un espace pour l’expression, donc le
développement des luttes populaires 2.

Giovanni Sartori synthétise toute cette pensée antidémocratique
et parle, dès 1975, de véritable défi démocratique en énonçant le

1 Donald Zoll in National Review, 16 décembre 1969, cité par Pierre Dommergues,
Le Monde Diplomatique, « Un autoritarisme à visage démocratique
», mai 1981.
2 Brian Murphy et Alan Wolfe, « Democracy in Disarry », Kapitalistate, n° 8,

p. 16; et Alan Wolfe, The limits of Legitimacy, Free Press, 1977.
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dilemme « Will democracy kill democracy ? » (« lorsque la démocratie
tue la démocratie ») qui reprend la vieille thèse des conservateurs
français du XIXe siècle : « La légalité nous tue 1. »

Samuel Huntington et Michel Crozier développent la notion de
« crise de la gouvernabilité 2 ». L’époque est à considérer que la
crise de la démocratie impose d’adopter de « nouveaux mécanismes
de contrôle social » permettant d’aller vers un gouvernement
plus autoritaire, donc plus efficace 3. Les auteurs
recommandent diverses mesures comme la restauration de l’autorité,
la restriction sévère des dépenses publiques, la réduction de
l’activité syndicale, la défense de l’ordre, la remise en vigueur de la
discipline familiale, le retour à une plus grande moralité, notamment
sexuelle, le changement de politique d’immigration, la réhabilitation
du patriotisme, etc.

Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 vont permettre aux
États forts de sortir des cartons tout un programme de restrictions
des libertés publiques et individuelles afin de mieux contrôler la
démocratie. La France de Sarkozy ne fera pas exception.

Le sarkozysme et la question de l’État

« Le juge qui a remis en liberté le meurtrier de Mme Cremel devra
payer pour sa faute. » (Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy se veut assurément un grand homme d’État. La
question est de savoir si les idéologies qui le portent peuvent le lui
permettre. L’une des grandes leçons de l’échec des utopies du
XXe siècle est d’avoir rappelé que les hommes ne font jamais l’histoire
qu’ils croient faire. Les penseurs de la contre-révolution et du
libéralisme nous seront donc, une fois encore, d’un grand secours :

1 Giovanni Sartori, Will Democracy Kill Democracy ?, Government and Opposition,
1975 et Alain Rouqié, « Le mystère démocratique : des conditions de la
démocratie aux démocraties sans condition » in La Démocratie ou l’apprentissage
de la vertu, Paris, Métaillé, 1985, p. 23, cités in Néo-conservatisme et
restructuration de l’État, Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Presses Universitaires
du Québec, 1986, p. 21.
2 In La Crise de la démocratie (Crisis of democracy), rapport de la Commission
trilatérale, 1975, rapporteur européen Michel Crozier, rapporteur américain
Samuel Huntington.
3 On peut lire sur ce point : Laurent Lepage et Lizette Jalbert, « Introduction »
in Néo-conservatisme et restructuration au Canada-Etats-Unis-Angleterre,
op. cit.

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non seulement ils sont convaincus que la démocratie conduirait
automatiquement au socialisme, mais ils restent persuadés, avec
Hayek, que l’État ne vaudrait guère mieux, sauf à être réduit au
simple rôle de « veilleur de nuit ».

La critique sarkozyenne de l’État

Le sarkozysme fait preuve d’une ignorance crasse de toute l’histoire
de la formation du pouvoir de l’État dans notre pays. Lorsqu’il
croit s’en prendre à la gauche ou à la Révolution française, c’est en
vérité toute l’histoire politique millénaire de la France qui est dynamitée.
Le désamour de la France apparaît nettement dans son rejet
de la genèse véritable de l’État et de la nation en France.

Le nouveau Premier ministre, Dominique de Villepin, a beau lui
rappeler, de la tribune de l’Assemblée, que, selon la formule des
historiens, « en France, l’État a précédé et créé la nation » (Bernard
Guenée) et que cette antériorité est la grande spécificité de la
France (et de son État) par rapport aux autres pays occidentaux,
Sarkozy ne l’entend pas.

On lui rappellera donc que l’État français émerge entre le XIIe et
le XIIIe siècle. Il s’affirme sous Philippe Auguste (1180-1223) et
Philippe Le Bel (1328) et résiste à la guerre de Cent Ans et au siècle
noir. Il connaît son apogée avec l’absolutisme monarchique du
XVIe au XVIIIe siècles. Le roi a donc créé l’État moderne et par cet
État enfanté la nation. Cet État-nation sera certes reformulé par la
Révolution française et l’Empire, mais il en sortira renforcé jusqu’à
son apogée au XIXe siècle. De Gaulle croyait pouvoir lui rendre
toute sa puissance.

Seul Vichy constitue donc une véritable rupture dans cette histoire.
Certains ont même pu parler de kyste dans la mémoire nationale.
Vichy n’est pas seulement une « dictature pluraliste », selon
la formule de Stanley Hoffmann, mais un régime de soumission à
l’étranger. Non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur le
plan identitaire. La France de Vichy est une nation où le religieux
reprend le pas sur le politique, où les corporations refont péniblement
surface, bref, Vichy, c’est incontestablement l’anti-France
absolue.

Charles Maurras sentira le besoin de justifier cette exception. Il
fait, en 1941, un parallèle osé entre Jeanne d’Arc et Pétain. En
1492, Jeanne aurait préféré aller à Reims couronner le roi plutôt
que de poursuivre sa marche militaire qui aurait abrégé de vingt ans
la guerre. L’essentiel à ses yeux aurait été l’absence d’un chef (d’un

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roi fort), la lutte contre l’occupant anglais était donc, pour elle,
secondaire.

Le danger serait de rejouer aujourd’hui le même jeu avec d’autres
cartes en s’imaginant que ce dont la France manque cruellement
serait d’un homme fort (Sarkozy) et non point d’un État fort.

Sarkozy et l’affaiblissement de l’État

Nicolas Sarkozy est devenu à tort le symbole d’un État fort, alors
que toute son idéologie tend à l’affaiblissement de l’État et du
domaine de la loi. Sauf à ne pas être conséquent avec lui-même,
Sarkozy se doit d’être anti-étatiste, car comme le rappelle le pape
du libéralisme Pascal Salin :

«Pour un libéral authentique, c’est-à-dire non utilitariste, il n’y a pas
de place pour l’État, puisqu’il représente l’émergence de la contrainte,
c’est-à-dire la négation de la liberté […] L’État est l’ennemi qu’il faut
savoir nommer. Car il faut d’abord reconnaître ses ennemis avant de
pouvoir les combattre 49.»

La seule différence entre Sarkozy et Madelin, c’est qu’il est trop
politique pour sombrer dans un anti-étatisme primaire et que nous
devons lire (par-dessus son épaule) les auteurs qui l’inspirent. Les
révolutionnaires néo-conservateurs oscillent toujours entre ces
deux grandes positions : défendre un « État minimaliste » ou refuser
totalement tout État.

Vers un État minimaliste

Le grand maître du libéralisme français, Frédéric Bastiat, économiste,
philosophe, juge de paix et député, le clamait déjà avec
fougue dans une de ses grandes formules demeurées célèbres :

«L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce
de vivre aux dépens de tout le monde 50.»

Le reste du texte, malheureusement moins connu, livre le fond de
sa pensée :

« Aujourd’hui, comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins,
voudrait bien profiter du travail d’autrui. Ce sentiment, on n’ose l’afficher,
on se le dissimule à soi-même, et alors que fait-on? On imagine

49 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., p. 70.
50 Frédéric Bastiat, « L’État », Journal des débats, 25 septembre 1848, texte
reproduit sur : bastiat.org/fr/l_Etat.html

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un intermédiaire, on s’adresse à l’État, et chaque classe, tour à tour,
vient lui dire : “Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement,
prenez au public, et nous partagerons” » ; « le pillage réciproque n’en
est pas moins pillage parce qu’il est réciproque : il n’en est pas moins
criminel parce qu’il s’exécute légalement et avec ordre 1.»

Le bon et le mauvais État

Frédéric Bastiat oppose deux types d’État.

L’État français tient le plus mauvais rôle, car il est fondé sur des
abstractions comme la poursuite de valeurs universelles et générales.
Les libéraux ne pardonnent pas à l’État français de vouloir
« construire » une société plus conforme aux valeurs de la république,
car ils savent que cela passe par la remise en cause de leur
sacro-saint droit de propriété. L’État français cumulerait ainsi les
méfaits :

« Cette grande chimère, nous l’avons placée pour l’édification du
peuple, au frontispice de la Constitution. N’est-ce pas abonder dans le
sens de cette bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d’une autre
énergie que la nôtre? […] La patrie est une mère tendre […] Tout le
monde comprend qu’on dise : la mère allaitera l’enfant mais il serait
ridicule de dire : l’enfant allaitera la mère 2.»

Cet État à la française est qualifié par Bastiat d’« enfantillage
dangereux » car il entretiendrait au sein des masses populaires des
rêves dérisoires de prospérité :

« Comment le peuple ne ferait-il pas révolution sur révolution ? » ;
« Et le peuple croit, et le peuple espère, et le peuple fait une révolution
3.»

L’État américain tient, lui, le beau rôle puisqu’il refuserait les chimères
des Lumières et veillerait au respect des traditions, c’est-àdire
des lois naturelles. Les pauvres sauraient qu’ils ne peuvent
espérer collectivement une amélioration de leur sort, sauf à parvenir
individuellement à être de gentils petits méritants :

« Les Américains se faisaient une autre idée des relations des
citoyens avec l’État, quand ils placèrent en tête de leur Constitution ces
simples paroles : “Nous, le peuple des États-Unis, pour former une
union plus parfaite, établir la justice, assurer la tranquillité intérieure,

1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Ibidem.

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pourvoir à la défense commune, accroître le bien-être général et assurer
les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, décrétons,
etc.” Ici, point de création chimérique, point d’abstraction à
laquelle les citoyens demandent tout. Ils n’attendent rien que d’euxmêmes
et de leur propre énergie 1.»

Il faut bien se mettre dans la tête que ce que nos libéraux contestent
ce n’est pas que l’État ait le monopole de la violence légitime
(Max Weber), mais qu’il ait le monopole du vol légal.

À mort l’État !

Les libéraux les plus audacieux proposent d’avancer vers la disparition
de tout État. Hayek, lui-même, voyait dans l’étatisme « la
route de la servitude » et du collectivisme.

Salin prend des accents guerriers :

«Pour un libéral authentique, c’est-à-dire non utilitariste, il n’y a pas
de place pour l’État, puisqu’il représente l’émergence de la contrainte
c’est-à-dire la négation de la liberté 2.»

Il n’y a pas de capitalisme sauvage, il n’y a qu’un État sauvage et
esclavagiste.

Salin sait bien que plus personne, parmi les libéraux, ne défend
la veuve et l’orphelin (en préconisant le maintien d’un bon vieil
État-providence), aussi porte-t-il directement le fer au point le plus
sensible en s’attaquant de front à la dernière légitimité encore
reconnue à l’État : celle d’être un arbitre. L’État ne pourrait pas plus
être un État-arbitre qu’un État-redistributeur ou producteur, car il
représenterait les intérêts de la majorité face aux minorités, la principale
minorité étant celle des puissants et des capitalistes :

«Faire de l’État un arbitre, c’est lui donner un rôle “totalitaire”,
c’est-à-dire en faire un instrument de limitation légitime des libertés
individuelles 3.»

L’idéal n’est cependant pas pour demain, il faudrait, avant de parvenir
au démantèlement complet de l’État, le soumettre à une cure
d’amaigrissement. Les solutions sont connues : il s’agit de couper
dans ses missions et ses budgets, de réduire de façon drastique son

1 Ibidem.
2 Pascal Salin, op. cit., p. 70.
3 Le Figaro, 11 juin 2003.

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personnel, de le priver de son propre droit, fondé sur d’autres
valeurs que celles de la propriété.

Ce démantèlement de l’État doit concerner tous les domaines :
industriel, financier, économique, policier, militaire, sanitaire, culturel,
éducatif, etc. L’appareil répressif lui-même a en effet vocation
à être privatisé. François-René Rideau, chercheur-informaticien,
porte-parole des libertariens français, reprend, par exemple, dans
un article intitulé «Des polices privées», l’argumentaire habituel 1.
Il explique que la façon dont la France traite le problème de l’insécurité
est une fuite en avant dans le « toujours plus d’État ». Cette
politique serait inefficace, car l’insécurité ne serait pas un problème
de moyens policiers, mais le symptôme que le système français est
pourri. La seule solution serait de généraliser des polices privées
car dans ce domaine, comme dans tous les autres, la concurrence
(entre milices) serait plus efficace. François-René Rideau revendique
enfin « le droit de porter les armes » et « la liberté individuelle
d’organiser sa propre défense » :

« Les prohibitionnistes, adversaires du droit de porter les armes,
pointent constamment vers le danger que représente le fait que des
hommes soient armés. Mais la question n’est pas de savoir s’il y a des
hommes armés, elle est de savoir si les seuls hommes en armes seront
les policiers et les criminels, ou si les citoyens honnêtes aussi seront
armés. Les criminels seront toujours armés, et aucune loi ne les désarmera
[…] Les lois de prohibition du port d’armes ne sont donc pas
autre chose que des lois de désarmement des victimes potentielles […]
Les armes sont le plus gros égalisateur entre les hommes 1.»

Comment réformer l’État ?

«L’État républicain, pardon, la machine à ruiner la population française
en la réduisant à la misère, est un système bien rodé. Il grignote
progressivement le patrimoine immobilier et financier de tous les
Français. On a un système fiscal inquisiteur très efficace contre les
petits commerçants, artisans, PME/PMI, mais très inefficace contre
nos hommes politiques et ministres et ex-ministres qui sont les premiers
délinquants de France mais jamais poursuivis par nos institutions.
» (Communiqué de presse de l’IFRAP)

Les grandes institutions internationales partagent depuis peu le
point de vue des courants les plus libéraux en matière d’État. C’est

1 François-René Rideau « Du droit de porter les armes à la liberté individuelle
d’organiser sa propre défense » in fare.tunes.org/liberalisme/libre_defense-toc.html

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pourquoi le FMI publie désormais dans son rapport World Economic
Outlook une analyse des institutions politiques et juridiques qui
constitueraient des facteurs de prospérité. La nouveauté est réelle,
puisqu’il ne s’agit plus d’expliquer la croissance économique à
l’aide de facteurs de production comme le travail ou le capital, mais
par le choix des institutions. Les bonnes institutions sont bien sûr
celles qui organisent la libre-concurrence et la flexibilité ; les mauvaises
institutions sont, par exemple, les réglementations les plus
diverses, l’existence d’un droit du travail contraignant, une faible
protection de la propriété privée, etc.

Cette thèse rejoint celle de Sylvain Gallais, économiste à l’université
de Tours. S’interrogeant sur la crise de civilisation qui
conduit à des comportements imprévoyants et infantiles, il en
impute la responsabilité à la remise en cause du sacro-saint droit de
propriété lié au système de démocratie représentative. Le principal
piège serait l’extension du droit public au détriment des droits privés
: cette « constitutionnalisation du droit » typiquement française
serait la cause véritable du processus de décivilisation en Europe.

Cette critique rejoint celle de Christian Atias, juriste, professeur
de droit, conférencier au cercle Bastiat, qui dénonce également vertement
cette tendance bien française à constitutionnaliser tous les
débats juridiques. Il lui oppose la tradition des pays anglo-saxons
régis par un droit privé concret, car né de la tradition : mieux vaudrait
donc privatiser le droit constitutionnel que constitutionnaliser
le droit privé, parce que cette dernière pratique aboutit à ruiner les
bases de la famille, des contrats et de la propriété.

On ne s’étonnera plus que l’Institut Montaigne affiche un mépris
pour le droit public et propose son démantèlement ainsi que celui
des tribunaux administratifs. Cette guerre des systèmes juridiques
est aussi l’un des fronts sur lequel les néo-conservateurs s’opposent
à toute notre histoire nationale.

La France sarkozyenne

« Les hommes politiques sont trop prisonniers du discours unique et
de la pensée unique. Il y a hélas un décalage croissant entre ce qu’ils
disent et ce que vivent nos concitoyens. On ne résoudra pas les problèmes
des Français avec les idées d’il y a 25 ans. » (Nicolas Sarkozy)

Que le sarkozysme ne partage pas nos grands mythes nationaux,
on peut le comprendre dès lors qu’il n’admet pas l’identité de la
France. Que le combat se porte sur la vision légitime de la nation

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serait même plutôt salutaire si les sarkozyens de toute obédience ne
cédaient pas à cette véritable monomanie qui les pousse à dénigrer
tout ce qui est « trop français ». Ainsi de Claude Reichman, qui
dénonce « La République des fonctionnaires 1 », à Philippe Némo,
qui voit la source de tous nos maux dans « La Double Oligarchie de
la Ve République 2 ».

Une histoire sarkozyenne

On sait que le sarkozysme a sa propre histoire de France : celle
d’un pays éternellement en retard, d’une nation bloquée depuis bien
avant 1789, etc. Nicolas Sarkozy sait, comme tous les hommes
politiques, que pour parler de demain, il faut d’abord invoquer le
passé. C’est toujours vers l’histoire qu’on se tourne pour entrevoir
quelques raisons d’espérer.

Il y a plusieurs façons d’aimer un pays et personne ne peut reprocher
à Sarkozy de ne plus partager les fictions gaullistes, et encore
moins celles de gauche. Ce conflit de mémoires est d’ailleurs indispensable
au bon fonctionnement d’une vie démocratique, puisqu’il
n’y a pas de démocratie sans dissensus.

La mémoire de la vieille droite n’était pas celle de la gauche,
mais toutes deux se retrouvaient sur quelques grands mythes qui
ont forgé la nation. La question est de savoir si le sarkozysme partage
ces récits fondateurs.

En effet, parler comme ses affidés de « site France », c’est faire
abstraction de son histoire et de sa géographie ; fantasmer sur la
«France des communautés » et des « minorités visibles », c’est
armer ceux qui rêvent d’en finir avec Marianne ; croire que le
peuple équivaut à la société civile, c’est confondre la société bourgeoise
du XXIe siècle avec la réalité des « gens de peu » 3.

Une géographie sarkozyenne

« Il nous faut inventer un nouveau modèle français, dont l’ambition
première sera de rendre la réussite accessible pour chaque français,
d’où qu’il vienne, pour peu qu’il s’en donne les moyens et qu’il le
mérite […] La réussite et la promotion sociale ne sont pas un dû que

1 « La république des fonctionnaires commence à craquer », in
www.claudereichman.com/articles/larepubliquedesfonctionnaires.htm.
2 In Cahier n° 26 du séminaire «Histoire du libéralisme en Europe», CREPHE
de l’ESCP-EAP et CREA de l’École Polytechnique, 2004.
3 Pierre Sansot, Les Gens de peu, PUF, 1992.

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chacun peut réclamer en faisant la queue à un guichet. C’est mieux : c’est
un droit, un droit que l’on mérite à la sueur de son front. » (Nicolas Sarkozy,
septembre 2005)

Le sarkozysme a aussi sa géographie de la France, qui ne doit
presque plus rien à l’extrême diversité de ses paysages et de ses cultures.
Le « site France » dont il rêve est celui, homogène, de « ceux
qui gagnent ». Le Medef n’est jamais bien loin dans cette approche
désincarnée de la nation :

« Le site économique France perd lui de son attractivité, de sa capacité
à attirer investissement, emplois, créateurs […] La réalité du pays est
ainsi, tout autre que celle du fameux CAC 40. Elle est celle d’un profond
déséquilibre entre le poids et la situation de la sphère politique, archaïque,
dépassée, coûteuse, sous-performante, celle qui amène le taux de prélèvement
obligatoire français à un niveau record […] La véritable fracture
est là, béante, que chacun connaît. Entre cette France qui “gagne”,
comme aiment à l’exalter les politiques, et cette autre qui aboutit à produire
chaque année un nombre croissant d’exclus, à voir se creuser les
inégalités sociales comme rarement depuis la Révolution, qui via l’Éducation
nationale “produit” chaque année un nombre croissant d’élèves
proches de l’analphabétisme lors de l’entrée en sixième1.»

Cette géographie sarkozyenne est non seulement anti-sociale, mais
antilaïque, donc antifrançaise. La cause du mal est connue : c’est la
France visionnaire, la France d’État accrochée à son histoire. L’espace
dont rêvent ces élites est celui des « communautés » et autres « minorités
visibles ». Cette France de Sarkozy est aussi celle des religions,
censées constituer son ossature. Ce point de vue n’a rien de secondaire
ni d’accidentel. Il est conforme au dispositif global. Un pays a toujours
besoin d’une vision de son territoire. Chaque courant a sa propre géographie,
humaine autant que physique. Ces hauts lieux sont ceux qui
permettent de parler au nom de la France. On manifeste de la Bastille
à la République, on se rend au mur des fédérés, on ne veut pas désespérer
Billancourt, d’autres ont Sainte-Hélène ou le Sacré-Coeur. Nicolas
Sarkozy ne peut pas faire exception pour pouvoir parler de la
France. Il prend donc des accents maurrassiens pour opposer son
«pays réel » au « pays légal », mais il en donne bien sûr sa propre définition.

L’enjeu n’est pas d’en appeler à la « France d’en bas » contre la
«France d’en haut » (version Raffarin), mais de dénoncer l’emprise
de la « France qui bloque » sur la « France qui gagne ».

1 In Quelle ambition pour la France?, op. cit., pp. 16-17.
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Ce sarkozysme a une apparence : le projet de restaurer la souveraineté
du peuple qui aurait été confisquée par une petite élite composée
de fonctionnaires, d’enseignants, de professions libérales, etc. Il a une
réalité : asseoir le pouvoir de la seule France qui compte, celle, bien
sûr, des élites économiques (que l’on sait menacées), des propriétaires,
des diverses communautés et enfin des Églises.

La vision géographique française

La perversité du sarkozysme apparaît mieux lorsqu’on le confronte
aux visions géographiques et historiques traditionnelles de la « doulce
France ». L’espace français est le produit de deux millénaires d’histoire
de conflits territoriaux. Michelet rappelle en 1833, dans son
Tableau de la France, que la France n’a pu devenir elle-même qu’avec
l’effacement de l’empire allemand. Vidal de la Blache ajoute, en
1903, que la France, ce pays de pays, ne doit son identité qu’à son
volontarisme partagé. On connaît la fameuse boutade de Renan sur
ces Alsaciens qui disent vouloir être Français en allemand. Le choix
d’une figure géométrique pour symboliser l’espace français n’est également
pas indifférent : la France se veut un hexagone, c’est-à-dire
une figure géométrique idéale.

La vérité, c’est que la France est le fruit artificiel d’une croissance
territoriale à partir d’un centre, sous l’impulsion initiale des monarchies
capétiennes. Le succès de la langue française, elle-même, est dû
à cette volonté politique puisque c’est l’ordonnance de Villers-Cotterêts
(1539) qui imposera l’usage de la langue du roi contre celle du
pape (le latin) pour tous les documents administratifs et judiciaires.

La mauvaise représentation politique

Le sarkozysme peint une vision bien différente à travers le thème du
déclin. La crise résulterait de ce que le « pays légal » ne correspondrait
pas au « pays réel ». On ne s’arrêtera pas sur l’origine de cette
image mais on interrogera son contenu.

Le « pays légal » que dénonce le sarkozysme n’est pas celui que
chacun a spontanément en tête, c’est-à-dire celui de ses élites politiques,
économiques, judiciaires, médiatiques, etc. Pas plus que le
«pays réel » ne serait celui qui vivrait mal dans des campagnes désolées,
dans des villes gigantesques ou des cités inhumaines. Le « pays
légal » serait une coalition d’intérêts bornés, composée de fonctionnaires,
de syndicalistes, de politiciens issus de l’enseignement
ou des professions libérales (avocats, médecins), etc.

Le « pays réel » du sarkozysme est celui de « la France qui
gagne », « qui se lève tôt », « qui paie des impôts », bref, en premier

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lieu des chefs d’entreprise, des petits patrons, de l’ensemble des
acteurs de l’économie, peut-être aussi des cadres de la société civile
lorsqu’ils ne pactisent pas avec le « pays légal ».

La pièce maîtresse pour comprendre cette idéologie est un épais
rapport de l’Institut Montaigne consacré à la crise actuelle de l’État
républicain. Le blocage de la France y est décrit comme celui d’une
représentation politique en total déphasage. Son Parlement serait stérilisé
par son homogénéité : trop de fonctionnaires, notamment d’enseignants,
trop de professions libérales, notamment de médecins. Pas
assez, en revanche, de certaines catégories comme les femmes, les
jeunes, les personnes issues de l’immigration, etc. Mais le citoyen
attentif sent bien que le véritable problème est ailleurs : la France pratiquerait
une véritable discrimination contre ses élites économiques.

La thèse de Besançon sur cette exclusion bien française reprend,
ici, du service. Avouons que si l’objectif est de tordre le cou à un État
français jugé trop et mal présent, alors, effectivement, la grande
réforme de l’État devrait consister à changer la représentation nationale
que se donnent les Français.

Cette France de Sarkozy n’est pas la nôtre. Ce n’est plus la France
riche de ses 36000 villages et de ses paysages, mais un simple site
économique, cher aux grandes sociétés apatrides.

La France des communautés

«Combien de généraux noirs dans l’armée française? Combien d’ambassadeurs
noirs? Je ne suis pas en faveur de quotas permanents, mais
les efforts de l’Amérique pour intégrer les minorités doivent être pris en
considération. » (Nicolas Sarkozy, devant le Comité Juif américain,
26 avril 2004)

Il existe bien un sarko-communautarisme, qui fut évident dans son
traitement de la question corse, puis dans ses entrechats avec certaines
organisations musulmanes ou juives. Il serait un peu court d’y
voir simplement la volonté de capter le vote musulman ou juif, ou
même une façon de marquer son admiration pour le modèle soi-
disant américain. Il s’agit d’abord d’affirmer que, parmi les intérêts
légitimes, le plus fondamental est celui qui soude la « société de propriétaires
».

La tentation communautariste de Sarkozy est profonde car
ancienne. Elle a au bas mot plusieurs siècles d’histoire. Sarkozy ne
peut faire semblant d’ignorer que, lorsqu’il joue avec le multiculturalisme
ou avec le communautarisme (même en s’en défendant), il

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tourne contre la France de véritables armes de destruction massive.

On comprend, dès lors, la fureur de l’Observatoire indépendant
d’information et de réflexion sur le communautarisme : « Qui osera
s’opposer à cette conception pour le moins délirante de la politique?
» Le communautarisme n’est pas, en effet, une façon de photographier
le plus fidèlement la société, mais le moyen donné à des
organisations qui prétendent abusivement parler au nom de « communautés
» (souvent fantasmatiques) d’imposer leurs vues à leurs
propres sujets.

Il faut bien admettre que le coup est habile, puisque ce communautarisme
est une machine de guerre efficace pour qui veut tordre
le cou à la tradition républicaine. Le sarkozysme est conséquent avec
lui-même. Jouer la carte du communautarisme est en effet le plus
court chemin pour espérer abattre cette vision « unitaire » de la
société chère aux jacobins, mais indigeste aux libéraux. Le combat
est ancien et ce front ne sera que rarement déserté en deux siècles.
Souvenons-nous de quelle façon Louis Blanc s’opposa à Benjamin
Constant qui voulait, déjà, faire de la « décentralisation » une arme
contre l’État-nation. Le traitement sarkozyste de la question corse
devient subitement beaucoup plus compréhensible. En effet, toute
notre culture politique nationale interdit, sauf à détricoter la France,
que nous opposions l’individu et l’État, l’intérêt particulier et
général.

Sarkozy invite la France à tourner le dos à son modèle républicain
et national, c’est sans doute pourquoi il est tellement à la mode. Alain
Touraine le notait dans Le Monde du 16 décembre 1997 :

«Nous nous définissons de moins en moins par ce que nous faisons,
et de plus en plus par ce que nous sommes, par le sexe, par l’âge, l’ethnie,
la religion, etc. »

Le communautarisme est loin d’être une libération pour les personnes
qu’il vitrifie. Il s’agit donc bien d’une forme de servitude
volontaire, puisqu’il consiste à adopter le point de vue de l’entomologiste
pour définir une personne non pas à partir de ce qu’elle fait et
de son vouloir, mais de ce qu’elle est supposée être. Le communautarisme
est, selon la formule consacrée, une maladie de l’identité,
puisqu’il revient à sélectionner certaines identités parmi d’autres. Le
meilleur argument contre lui fut donné par la militante communiste
noire américaine, Angela Davis qui, à la question de savoir pourquoi
elle ne se disait pas féministe, répondit que, dans le contexte améri

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cain des années soixante-dix, lorsqu’elle se regardait dans une glace,
elle voyait une noire, pas une femme.

Le sarkozysme joue donc un jeu particulièrement dangereux, parce
que le communautarisme des uns produit celui des autres et qu’appliqué
à la France, il constitue une arme de destruction de la république.

Le concept de « minorités visibles »

Le concept de « minorités visibles » est une nouvelle arme de destruction
massive pour les sarkozyens tendance Institut Montaigne.
On ne cesse depuis deux ans de nous leurrer avec ce gadget idéologique
aux intentions malsaines. La France s’est ainsi réveillée, grâce
à nos libéraux, avec un nouveau problème. Cette notion est non seulement
une façon de durcir le débat sur les communautés, mais aussi
d’introduire, en catimini, la thèse du « choc des civilisations ».

Le problème, n’en déplaise à la « minorité visible » des sarkozyens,
n’est pas la couleur de la peau, mais la virtualisation de nos
valeurs républicaines : nous avons de moins en moins de liberté, bien
peu d’égalité, presque jamais de fraternité.

Le culte de la société civile

Un démocrate trouverait touchant le fétichisme pour la bonne
« société civile ». Il faut être lecteur de Lucien Jaume pour reconnaître
dans cette conversion subite des sarkozystes la volonté d’en
finir avec une certaine idée de la France. Il ne suffit pas de déclarer
son amour pour la maréchaussée ou d’aimer faire la tournée des
popotes dans les gendarmeries pour être garant de l’État. La France
de Sarkozy est une société anonyme de petits et grands propriétaires.

Il a besoin, pour compenser le démantèlement programmé de l’État,
de museler la véritable société par ce qu’il est convenu de nommer
la bonne « société civile ».

Le sarkozysme est une façon de changer subrepticement de vision
de la France. On peut dire, à sa décharge, que la duplicité de la république
l’a beaucoup aidé. Souvenons-nous, par exemple, que nos
valeurs ne furent jamais appliquées véritablement et surtout pas dans
nos ex-colonies. En un siècle d’occupation, seuls sept mille Algériens
furent naturalisés. La duplicité de la France vis-à-vis des
enfants d’immigrés persiste, même s’ils ont désormais leur carte
d’identité. Le sarkozysme ne pouvait espérer réussir sa greffe de la
révolution conservatrice dans le cadre aussi étriqué de ce pays défini,
avant tout, par sa citoyenneté.


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Chapitre 6

Nicolas Sarkozy et le sarkozysme

« Je suis prêt parce qu’au plus profond de moi-même, je sais que la
France ne redoute plus le changement mais qu’elle l’attend »; « Je sais
qu’il faut faire renaître l’espoir parce que les peurs sont nombreuses »;
« Nous allons expliquer sans relâche qu’il n’y a de fatalité que pour celui
qui a choisi de renoncer. Je vous propose que le mot “renoncement” soit
à jamais banni de notre vocabulaire. » (Nicolas Sarkozy, discours du
Bourget)

Karl Marx disait ne pas être marxiste. Freud ne se reconnaissait pas
comme freudien. Nicolas Sarkozy serait-il sarkozyste? Ce n’est pas
l’homme Sarkozy qui sera porté au pouvoir, mais un faisceau d’idéologies
réactionnaires. Sarkozy est un personnage extrêmement controversé
au sein de la classe politique. Son ascension spectaculaire sidère
et dérange.

En raison de son idéologie, la grande faiblesse du sarkozysme est
son impossibilité de faire appel aux mémoires nationales. Plusieurs
des lieux communs du populisme lui sont donc fermés : pas d’appel à
une identité perdue, pas de résurrection des grands mythes, pas d’invocation
aux grands hommes, pas de renaissance des images
oubliées, etc. Sarkozy ne peut, pour mobiliser de l’émotion, que faire
éternellement du neuf. Entendons-nous bien : cela ne signifie pas que
son programme soit innovant, mais, ne pouvant faire appel à la
mémoire du passé, il ne peut que tenter de nous projeter dans un
ailleurs.

Sarkozy ou le faux « anti-establishment »

« Ne comptez pas sur moi pour singer François Hollande et devenir
l’aboyeur en chef de la droite. Nous avons mieux à faire que de nous
écharper avec l’opposition. J’ai vu que j’étais devenu pour eux le principal
adversaire. Tant mieux : cela prouve que j’ai fait du bon travail. Mais
moi, je ne suis pas candidat à un combat de rue. » (Nicolas Sarkozy)

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La grande ruse de Nicolas Sarkozy est de faire croire qu’il critique
l’establishment, alors qu’il est au pouvoir depuis des lustres. Il joue
à l’anti-système, alors qu’il campe au coeur même de ce système :

« Si on écoute le petit milieu, ce n’est jamais le moment […] dans les
années quatre-vingts, il ne fallait pas parler d’immigration. Moyennant
quoi, on a supporté – je dis “supporté” au sens… M. Le Pen [sic].
Ensuite M. Jospin, il ne fallait pas parler de sécurité, ça ne faisait pas
bien, ça faisait pas bien pour qui? Ensuite quand je suis venu à France 2
faire le débat avec ce M. Tariq Ramadan, il y a eu tout un tas de protestation
en disant “il ne fallait pas débattre”. Il ne faut jamais parler de
rien. Après, ne vous étonnez pas que personne ne regarde vos émissions
politiques et que personne ne vienne voter si on ne parle de rien. Ce
n’est jamais le moment. Moi, je pense que c’est le moment de regarder
les forces de notre pays, qui sont immenses, et les problèmes, et d’essayer
d’y apporter des solutions »; « Est-ce que dans une république on
a le droit d’avoir ses propres convictions et est-ce que c’est à ce point
insupportable d’essayer de dire : “la Constitution européenne, la
réponse est oui et l’élargissement sans fin de l’Europe, la réponse est
non”. » (France 2, le 14 janvier 2005); « Je resterai un homme libre »;
« On ne me fera pas rentrer dans ce conformisme de la pensée unique »;
« Ensemble, on va rajeunir la vie politique. Elle en a besoin. On va
montrer que l’on peut apporter du sang neuf, des idées nouvelles et un
peu de joie. » (Nicolas Sarkozy aux jeunes militants de l’UMP réunis
dans une discothèque branchée la veille de son sacre.)

Le seul personnage qui ait récemment enfilé le même costume est
Silvio Berlusconi. Les deux sont aussi semblablement des bêtes de
scène.

Nicolas Sarkozy voudrait aussi parvenir à faire de l’UMP un parti
hégémonique tout en se prétendant aux marges du système politique
:

«L’UMP n’est pas derrière le gouvernement (mais) se doit d’être
devant »; « Si l’UMP n’est pas libre, elle ne sera pas à la hauteur des
attentes des Français. » (Nicolas Sarkozy, le 12 juin 2005)

Il ne cesse de développer le thème de la trahison des élites et de la
confiscation du pouvoir du peuple par des forces coalisées, sauf que,
pour lui, le peuple dépossédé, ce sont justement les possédants.

On se trouve là au coeur du grand paradoxe sarkozyen. D’un côté,
Sarkozy est un homme de réseaux. C’est un véritable apparatchik
qui n’a jamais conçu de faire de la politique autrement que pour
gagner des places. Il sera longtemps un acteur de l’ombre. D’un

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autre côté, il se donne la figure d’un franc-tireur. Lui seul oserait
dire ce que les autres taisent. Bref, Sarkozy, c’est lui tout seul contre
tous les autres.

Un homme « libre »

«L’homme que vous allez élire va vous surprendre. Nicolas Sarkozy
est un briseur de limites; il rêve plus loin que les autres, il fera lever un
nouvel horizon sur cette assemblée. » (Charles Ceccaldi-Raynaud,
maire de Puteaux, doyen d’âge du Conseil Général des Hauts de Seine)

Sarkozy se présente non seulement comme anti-establishment,
mais aussi comme un homme « libre », au-dessus du jeu politique
traditionnel. Il use pour cela d’une rhétorique antipolitique de par sa
dénonciation des intrigues politiques et par son style de communication
et d’action. Il met en scène sa double désaffiliation personnelle
et politique.

Une désaffiliation familiale et politique

« Je suis le fils d’un immigré hongrois chassé par le communisme.
Mon père a fui la Hongrie, caché sous un train en 1949. » (Nicolas Sarkozy,
Libération, 1991)

Les biographes de Nicolas Sarkozy ont montré comment notre
líder maximo entretient savamment une biolégende autour de sa
famille. Il aime se présenter comme un fils d’immigré issu de la
banlieue et n’hésite pas à « noircir » son enfance et à évoquer ses
jobs d’étudiants. Nous utiliserons des éléments biographiques bien
connus depuis la publication de plusieurs livres, mais la lecture faite
n’engage que nous 1.

Nicolas, Paul, Stéphane, Sarközy de Nagy-Bosca, dit Nicolas Sarkozy,
est le fils de Pal Nagy Basca y Sarközy issu d’une famille
hongroise d’aristocrates terriens et industriels fortunés. Sa famille

1 Le lecteur peut se reporter aux diverses biographies consacrées à Sarkozy :
Ghislaine Ottenheimer, Les Deux Nicolas (Plon, 1994), Anita Hausser, L’Ascension
d’un jeune homme pressé (Belfond, 1995), Béatrice Gurrey, Aymeric
Mantoux, Nicolas Sarkozy, l’instinct du pouvoir (First Éditions, 2003), Le
Rebelle et le roi (Albin Michel, 2004), Michaël Darmon, Sarko Star (Le Seuil,
2004), Nicolas Domenech, Sarkozy au fond des yeux (Éditions Jacob Duvernet,
2004).

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s’exile en Autriche, puis en Allemagne, à l’arrivée des Russes en
1944. Pal, qui a fait ses études en Suisse, passe clandestinement la
frontière. Il s’engage dans la légion étrangère pour cinq ans, mais il
est réformé en 1948, avant son départ pour l’Indochine, par un
médecin militaire d’origine hongroise.

Pal, devenu Paul Sarkozy, épouse en 1949 Andrée Mallah, étudiante
en droit et fille d’un chirurgien juif de Salonique. Il devient
directeur artistique chez Boussac, puis publicitaire. Le couple aura
trois enfants, Guillaume (1952), Nicolas (1955) et François (1958).
Paul Sarkozy quitte en 1959 le domicile conjugal. La mère reprend
ses études et devient avocate. Paul aura deux autres mariages et
d’autres enfants. Le jeune Nicolas suit sa scolarité au cours privé
Saint-Louis de Monceau. Cette institution du 17e arrondissement
passe pour être « la plus chic de Paris », puis ce sera le lycée Chaptal
et de nouveau Saint-Louis.

Nicolas Sarkozy fait ses études à Nanterre pour devenir avocat.
Entre temps, il adhère, en 1974, à l’UDR dont il devient le responsable
du secteur « jeunesse » à Neuilly-sur-Seine. Il est repéré par
Charles Pasqua. Après la démission de Chirac de son poste de Premier
ministre de Giscard, le 26 août 1976, l’UDR se transforme en
RPR : le jeune Sarkozy est chargé des grands « spectacles » chiraquiens.
Il devient, dès lors, un apparatchik du RPR, spécialisé dans
les shows, et fait fonction de « jeune de service » parmi les caciques
du gaullisme. Il est élu à 22 ans, alors qu’il est à Science Po,
conseiller municipal. Il accomplit son service national à l’Étatmajor
de l’armée de l’air.

Sarkozy se rallie à Chirac « contre le parti de l’étranger » (UDF).
Il se marie en 1982 avec la fille d’un pharmacien corse dont il a
deux enfants. Pasqua est son témoin de mariage. Il profitera pourtant
de son hospitalisation pour lui voler la succession d’Achille
Peretti comme Maire de Neuilly-sur-Seine. Premier magistrat jus-
qu’en 2002 de cette ville des « plus que riches », il privilégie, selon
sa biographe Anita Hausser, l’aspect visible : rues propres, parterres
floraux, etc.

Il est élu Conseiller général, en 1985, face à Marie-Caroline Le
Pen. Pasqua, peu rancunier, le nomme Conseiller pour les risques
majeurs (1986). Le cabinet de consultant Krief, chargé de travailler
l’image des jeunes loups de la droite, lui fait bientôt rencontrer
Jean-Pierre Raffarin. Désigné en 1980 comme patron du Comité de
soutien des jeunes pour Chirac, il reçoit l’investiture du RPR pour
être député en 1988. Ses biographes retiennent qu’il n’assure à
l’Assemblée que le strict minimum, consacrant son temps à sa ville

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et à l’appareil du RPR.

Sarkozy est de tous les combats, mais toujours du côté du plus
fort : il prend ainsi position contre l’opération des « jeunes » du
RPR qui tentent de s’emparer de sa direction pour « moderniser »
le gaullisme. Il est alors paradoxalement un frein à l’évolution de la
droite.

Sarkozy n’est pas à cette époque un réel dirigeant au sens où il ne
fait pas l’Histoire, mais il sait être là lorsqu’on a besoin de quel-
qu’un. On peut lui reconnaître, en revanche, très tôt, ce don de
savoir éliminer ses concurrents sans état d’âme. Sarkozy est un
killer au sang froid.

Entre-temps, il a divorcé et s’est remarié en 1989 avec Cécilia. Il
négocie courageusement en 1993 avec le preneur d’otage (Human
Bomb) lors de la prise d’otages dans l’école maternelle de sa ville.
Il est nommé ministre du Budget et porte-parole du gouvernement
en 1993. La même année, Philippe Seguin qualifiera la politique du
gouvernement Balladur de « véritable Munich social ».

Sarkozy fait désormais partie des proches de Jacques Chirac. Il
se lie même d’amitié avec sa fille Claude.

Sarkozy va connaître alors deux échecs importants : il s’engage
en 1995 aux côtés d’Édouard Balladur contre Chirac, puis perd les
élections européennes de 1999, puisque la liste qu’il conduit avec
Alain Madelin arrive derrière celle de Pasqua-de Villiers.

La dissolution de l’Assemblée, en permettant le retour de la
gauche au pouvoir, lui donne paradoxalement la possibilité de se
refaire. Alain Juppé, successeur désigné de Chirac, est en proie à la
justice. Sarkozy est donc enfin premier-ministrable, mais, comme
le note Anita Hausser, il commet une grossière erreur d’analyse
puisqu’il croit pouvoir être nommé à Matignon après la réélection
de Chirac en 2002, alors que ce dernier, voulant rassembler toute la
droite au sein de l’UMP, ne peut choisir un Premier ministre issu du
RPR. Le gouvernement Raffarin le voit passer du poste de ministre
de l’Intérieur à celui, beaucoup moins facile, de ministre de l’Économie.
Il doit démissionner pour prendre la direction de l’UMP,
Chirac annonçant qu’on ne peut être à la fois ministre et chef de
parti. L’échec au référendum européen conduit Chirac à le rappeler
au Ministère de l’Intérieur, tout en conservant la tête de l’UMP.

Le pessimisme sarkozyen

« Nous vivons dans un monde où tout le monde n’a pas les mêmes
scrupules, où tous les coups peuvent être donnés et où, pour abattre

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quelqu’un, on utilise tous les procédés. Rien ne me détournera de la
route que j’ai choisie. » (Nicolas Sarkozy)

Pour ne jamais cesser de donner le sentiment d’être le seul
recours, Nicolas Sarkozy a besoin d’inventer l’image d’une société
bloquée. Les idées d’une « France qui tombe » et d’une « France
irréformable » sont aussi difficiles à abandonner, pour cette droite,
que le furent la « dictature du prolétariat » et le « centralisme démocratique
» pour les partis communistes. Le pessimisme sarkozyen
remplit une fonction idéologique structurante.

Si la France ne tombe pas, si la France ne souffre pas de trop d’État,
tout son discours apparaît pour ce qu’il est : un point de vue
purement idéologique.

Son pessimisme outrancier est d’abord de nature rhétorique,
même s’il répond à un « désamour » de la France savamment pensé,
médité et exploité. Peu importe que cette sinistrose soit fondée sur
un constat approximatif. Peu importe que la France n’ait jamais été
aussi riche, que notre productivité soit la plus haute du monde, que
nous soyons la quatrième puissance industrielle, etc.

Cependant, ce pessimisme est aussi d’ordre fantasmatique : il est
affaire de sentiment et de ressentiment. La part du refoulé y est
décisive. La France ne peut que tomber, sinon ce serait la preuve
que son modèle national en vaut un autre.

Pourquoi Sarkozy confie-t-il ce désamour lors d’un voyage aux
États-Unis ? Qu’est-ce que notre présidentiable n’aime pas dans la
France historique ? Et pourquoi faut-il aimer cette France pour les
mêmes raisons qu’il la vomit ?

Sarkozy ne serait pas crédible dans un numéro de « relation charnelle
avec la France ». La philosophe Simone Weil (1909-1943) a
pourtant montré, à Londres, en 1943, tout ce que ce sentiment
exprime de nécessaire chez un citoyen et un homme d’État :

« Un amour parfaitement pur de la patrie à une affinité avec les sentiments
qu’inspirent à un homme ses jeunes enfants, ses vieux parents,
une femme aimée […] Un tel amour peut avoir les yeux ouverts sur les
injustices, les cruautés, les erreurs, les mensonges, les crimes, les
hontes contenues dans le passé, le présent et les appétits du pays, sans
dissimulation ni réticence, et sans en être diminué, il en est seulement
rendu plus douloureux »; « Comme il y a des milieux de culture pour
certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour
certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l’âme en chacun
et certaines manières de penser et d’agir, circulant des uns aux

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autres, qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparaissent
quand le pays est détruit 1.»

Ce besoin de catastrophisme, si cher aux libéraux, sert à assommer.
La charge n’est jamais assez lourde. C’est pourquoi, avant de
quitter Bercy, Sarkozy commandera toute une série de rapports destinés
à étayer l’image d’une France qui tombe, d’une situation
sombre, pitoyable, fatale, etc. 2

L’ex-patron du FMI, Michel Camdessus, a pondu pour lui un rapport
explosif sur notre économie. D’après lui, la France n’aurait
plus qu’une dizaine d’années devant elle pour éviter un « décrochage
» économique irréversible. La seule solution serait, bien sûr,
que la France renonce à son modèle social et réforme son code du
travail : contrat de travail unique pour remplacer les contrats à
durée indéterminée et déterminée, généralisation du cumul
emploi/retraite, démantèlement des dispositifs de retraite anticipée
afin de faciliter l’emploi des seniors, etc. Sarkozy trouvera ce
« document absolument remarquable » avant d’annoncer qu’il s’appuierait
dessus pour « défendre un certain nombre d’idées ».

Ce discours alarmiste introduit une fracture à l’intérieur de la
droite. On se souvient des efforts pitoyables de Raffarin pour ne pas
désespérer l’UMP. Le marchand d’armes et député Serge Dassault
lui répondra en étalant complaisamment son amour du sarkozysme
et son désamour de la France :

« Il est courageux, et il dit ce qu’il pense. Il dit : quand on pense
quelque chose, il faut le faire […] Il dit : il faut travailler plus. On ne
travaille plus assez en France, c’est vrai! Si on continue comme ça, on
va tous aller au chômage »; « Si on continue comme ça… c’est
Jacques Chirac! »; « Les socialistes ont créé la décadence de la France
[…] par leur système où il ne faut pas travailler, où il n’y a pas de discipline,
où il faut laisser faire n’importe quoi. Il ne faut pas de punition,
il faut se marier avec n’importe qui… enfin c’est n’importe quoi !
[…] On continue malheureusement à faire la même chose […] parce
qu’il faut quand même savoir que notre France aujourd’hui est totalement
bloquée. Bloquée intellectuellement, bloquée idéologiquement. Il
suffit de voir les petites mesures de Raffarin […] La France est en
faillite. On n’ose pas dire qu’on n’a plus d’argent. On n’ose pas dire
que les acquis sociaux, on ne peut plus les payer. On ne veut pas dire

1 In Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949.
2 Serge Halimi, « Casse sociale sur fond de rapports officiels », in Le Monde
Diplomatique, janvier 2005.

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que la dette de la France est de 1 100 milliards d’euros. […] Mitterrand

“nous a donné le cancer” 1.»

Nicolas Sarkozy juge la France de l’extérieur et de haut, comme
si son identité profonde lui était étrangère. La France serait prisonnière
d’un mauvais rêve qui l’égarerait dans des chemins de traverse
et dans des voies sans issue. La seule solution serait de lui
imposer une cure de désintoxication d’elle-même en l’ouvrant sur
le monde américain. La France rêve de grandeur. Sarkozy lui renvoie
l’image d’une incurable petitesse. La France est fière de son
régime politique. On ne cesse de lui dire que la Ve République est
foutue ; que la révolution de 89-93 fut une mauvaise chose ; que
tout ce mal qui la ronge viendrait de notre lointaine monarchie
absolutiste. La France est fière de son modèle social ? il fabriquerait
des chômeurs par millions. La France se cramponne à sa culture
? on rétorque qu’elle ne fait pas le poids, que le français est
provincial, que les meilleurs films sont américains, etc. La France
se croit à l’abri derrière son bouclier nucléaire et forte de son indépendance
stratégique ? on rétorque que ça ne vaut plus rien à
l’heure du terrorisme international et du « choc des civilisations ».
La France est fière de sa médecine et de ses écoles maternelles ? on
en dresse un tableau sinistre.

Certains « psys » n’hésiteraient pas à parler de véritable complexe
d’infériorité : on se trouve toujours moins grand qu’on ne
l’est vraiment. Ce complexe d’infériorité est devenu congénital
chez certains libéraux, à force de se hisser sur la pointe des pieds
pour regarder de l’autre côté de l’Atlantique.

La France ne fascine pas Sarkozy. Les États-Unis, oui. La Chine
également. Paris ne brille pas comme son étoile polaire. Il préfère
Disneyland.

Sarkozy livre la France à la dialectique du maître et de l’esclave.
Le sarkozysme serait l’épuisement de la France. Mais qu’est-ce
qu’être grand ? N’est grand que celui qui se domine, vainc ses penchants,
échappe à la répétition. Non pas celui qui annule l’histoire,
mais celui qui la dompte. Être petit, c’est la marque de l’abdication
de soi.

Il faut écouter Sarkozy. Il faut l’entendre. Ce qui rend la France
si petite à ses yeux, ce ne sont pas les millions de chômeurs et de
nouveaux pauvres, ce n’est pas une situation environnementale qui

2 RTL, interrogé par Jean-Michel Aphatie, sénateur UMP de l’Essonne,
29 novembre 2004.

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se dégrade, ce n’est pas un modèle économique impossible, ce n’est
pas l’illusion qu’il faut fonder tous nos espoirs sur la croissance
économique, ce n’est pas l’incapacité des politiques à représenter
les aspirations du peuple. La France est en crise, mais elle serait en
crise d’elle-même, pas du capitalisme, pas du productivisme, pas de
la globalisation.

Le sarkozysme installe la France dans une crise de nerfs perpétuelle.
Sarkozy fait mine de regarder loin devant, mais il regarde,
comme les autres, dans son rétroviseur. Ce serait la faute à notre
modèle social, la faute à 93.

Au pouvoir, Nicolas Sarkozy ne pourrait que brutaliser la nation.
Il transformerait la France en radeau de la Méduse, car que serait-
elle si elle perdait sa spécificité et son identité ?

Nicolas Sarkozy rêve de transformer la France en hypocondriaque.
Ce défaitisme de bon aloi au sein de nos élites constitue un
Munich politique. À la démoralisation de la nation ne peut que succéder
son agenouillement. Les solutions sont nécessairement à
importer.

Le vrai tour de force de Sarkozy et des siens est redoutable:
puisque si la France se trouve dans un état aussi piteux, ce serait
parce que l’État-Moloch serait resté sourd, depuis des siècles, aux
élites économiques. De là son arrogance, sa suffisance presque
physique. Il veut donner le sentiment que, là où Chirac ou Jospin
«blablatent », lui parle « vrai ».

Mais Sarkozy confond le parler vrai et le parler fort.

Son discours politique témoigne d’un mouvement progressif de
désaffiliation idéologique avec la droite classique. Il va capter le
registre de vocabulaire de la réforme et du changement pour mieux
faire table rase de l’histoire nationale.

Il n’hésite pas à tenir un discours politique dépolitisé. Parler et
agir ne sont, chez lui, que des outils de communication. Il organise
la banalisation d’une rhétorique populiste traditionnelle. Il joue la
carte de l’épuisement des grandes idéologies et refuse systématiquement
les grands récits collectifs de son propre camp. Son
discours est tout autre, puisqu’il n’a de cesse de transformer en ressources
la critique du politique et le ressentiment des citoyens. Son
discours est dégoulinant d’idées simples, de fausses provocations,
de suggestions communautaires, de propos dépolitisateurs, etc.

Mais Sarkozy n’est qu’un faux briseur de tabous ou, au mieux, un
briseur de faux tabous. Il est le champion des fausses
évidences, comme son fameux « travailler plus pour gagner plus ».

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Le mage noir de la politique

« Elle est là, la clef du nouveau modèle français que j’appelle de mes
voeux. Un modèle où le nivellement, l’égalitarisme, le saupoudrage
n’auront plus leur place, un modèle où le travail sera la base de tout,
en étant récompensé, encouragé, favorisé. Un modèle où l’on n’éprouvera
plus aucun complexe à rémunérer davantage celui qui travaille le
plus et en même temps à aider davantage celui qui cumule le plus de
handicaps. » (Nicolas Sarkozy)

Sarkozy est un homme de communication, c’est-à-dire qu’il ne
demande surtout pas à être jugé sur ses actes, mais sur ses paroles.
Il use de paroles performatrices 1. C’est l’une des raisons pour lesquelles
il fuit les ministères où les résultats sont trop visibles et
transparents pour se réfugier dans ceux, comme l’Intérieur, où la
gesticulation est toujours possible.

Sarkozy, en bon mage noir, est expert en gestion des symboles. Il
est dans la séduction et joue d’une énergie qu’il voudrait contagieuse.
La gesticulation l’emporte sur l’action et l’action sur la pensée.
Sarkozy tient tout entier dans cette image d’homme énergique.
Il veut contraindre la France par corps. Il est devenu le champion
des chiffres placebos, le spécialiste des opérations commandos partout
où « ça va mal ». Il fait davantage songer à un chef de commandos
qu’à un homme d’État. Notre líder maximo épouse en effet
sa rhétorique.

Sarkozy est un homme de son temps sachant parfaitement manipuler
les ressorts d’une culture du divertissement et de l’émotion.
Ce faire-peuple dépasse, chez lui, les enjeux habituels du genre.
C’est pourquoi il refuse l’image habituelle du « Prince froid et calculateur
» : Sarkozy est intrinsèquement un anti-Villepin. Il affiche
une volonté de rupture avec l’image du président lettré : de Gaulle,
Pompidou, Mitterrand, Chirac, etc.

Sarkozy n’aime pas les « intellos », ou il le cache bien. Ses
seconds en rajoutent dans cette identification du chef au mythe du
Français moyen :

« Les Français ne passent pas leur temps à lire de la philosophie 2 »;
« Nicolas n’est pas quelqu’un qui se complait dans l’intellect. »

1 Jean-Louis Austin, Quand dire c’est faire, Seuil, 1962.
2 Claude Guéant, cité in Jean Birnbaum, « Comment les idées viennent à Sarkozy
? », Le Monde du 2 septembre 2004.

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Comme le disait Charles Péguy : « Être peuple, il n’y a
encore que ça qui permette de n’être pas démocrate 1.»

Le sarkozysme est-il le retour de l’orléanisme ?

Le 29 mars 1993 la droite gagne les législatives. François Mitterrand
désigne Édouard Balladur comme Premier ministre (il est
alors le seul candidat déclaré au sein du RPR). Jacques Chirac, visiblement,
ne souhaite pas s’user avant les présidentielles.

L’épisode Balladur

Balladur impose ses hommes : Nicolas Bazire et Nicolas Sarkozy.
Son programme est très simple : ne rien faire qui puisse le
rendre impopulaire afin de préparer sa victoire aux présidentielles.
Balladur propulse Sarkozy au sommet de l’État alors qu’il n’a
aucun fait d’armes à son actif. Sa seule expérience est celle de
maire de Neuilly, une ville de 60 000 habitants. Mais ils ont conclu
un pacte : Sarkozy doit l’aider à conquérir l’Élysée contre Jacques
Chirac. La droite va vivre durant des mois avec cette conjuration de
traîtres.

L’atmosphère au sommet de l’État est véritablement celle du
complot. Les hommes de Balladur forment une petite équipe. Avec
Jean-Marie Messier, qui fut son collaborateur aux finances et qui
supervisera les privatisations avant de se reconvertir dans les
affaires, avec les scandales et les échecs cuisants que l’on connaît.
Avec Nicolas Bazire, qui lui fut recommandé par Messier pour
organiser les colloques de son association « pour le libéralisme
populaire ». Nicolas Sarkozy n’est, quant à lui, accepté dans l’entourage
de Balladur que pour sa connaissance fine des coulisses du
RPR. Cependant, Balladur a fait de Sarkozy un « prince » en le
nommant, à 35 ans, ministre du Budget et porte-parole du gouvernement.

Si ce gouvernement ne conduit certes pas une grande politique –
on lui doit cependant la suppression de l’Impôt sur les Grandes Fortunes
et la restauration de l’anonymat sur les transactions – Balladur
restera en revanche comme l’homme des grands dîners
mondains en smoking.

Pourquoi ce qui fut impossible avec Balladur deviendrait-il possible
avec Sarkozy ? Est-ce simplement une affaire d’hommes ? En
quoi le style « chaussures à clous » plairait-il davantage aux Français
que le style « chaise à porteurs » ?

1 In Victor Marie, comte Hugo, 1910.

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Le sarkozysme orléaniste

Les Trois glorieuses ont accouché de la bourgeoisie louis-philiparde
et de son fameux slogan : « Enrichissez-vous. » Les Trente piteuses
accoucheront du sarkozysme et de sa devise : « Travail, Respect,
Patrie ».

La comparaison avec l’orléanisme est-elle vraiment justifiée?

Souvenons-nous : la France subit en septembre 1870 une débâcle
militaire. La république est proclamée, mais elle reste dominée pendant
près d’une dizaine d’années par des monarchistes. L’orléanisme
est le symbole du ralliement d’une bourgeoise libérale à la république
faute de mieux. On accepte la république pour stabiliser la politique et
l’économie. La France valait bien une messe. Les affaires valent bien
l’adoption du drapeau tricolore.

L’orléanisme connaît cependant un glissement rapide à droite. Il
devient l’expression typique de la bourgeoisie d’affaires : un gouvernement
à bon marché loin des fastes de la monarchie, un État chargé
de faire prospérer la « maison France ».

La bourgeoisie développe parallèlement le goût du luxe privé pour
effacer le mépris dont elle fut longtemps humiliée. C’est le fameux
« enrichissez-vous par le travail et l’épargne », selon la célèbre formule
prêtée à Guizot. Les deux principes de l’orléanisme sont l’ordre
et la liberté. Cette société de petits propriétaires et de notables laisse
entrouverte la porte de l’ascension sociale aux « capacités ».

L’orléanisme est en fait une tentative de conserver les droits individuels
acquis en 1789 tout en les incorporant et en les soumettant aux
lois naturelles qui assurent l’ordre social. Le pouvoir de l’État y est
cependant plus légitimé par les corps intermédiaires (on dirait aujourd’hui
la société civile) qu’il contrôle que par l’individu qui serait
censé l’instituer. Guizot le dit fort bien : « Le pouvoir est un fait qui
passe sans contradiction de la société dans le gouvernement. » Bref,
la société n’est pas faite d’individus, mais de groupes d’intérêts parmi
lesquels une nécessaire nouvelle aristocratie.

Le sarkozysme est donc bien un retour de l’orléanisme mais, là où
ses ancêtres regardaient vers l’Angleterre, lui regarde les États-Unis.

Le sarkozysme est-il un populisme?

« Les voyous vont disparaître. Je mettrai les effectifs qu’il faut mais on
nettoiera la cité des 4000. On va envoyer des équipes spécialisées et éventuellement,
s’il le faut, des CRS. » (Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy est régulièrement qualifié de populiste, ce qu’il
partage avec Jörg Haider, Umberto Bossi, Silvio Berlusconi et Jean

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Marie Le Pen. Ses défenseurs utilisent un texte de Murray Rothbard1
pour expliquer que la « démagogie » a du bon, puisqu’elle permettrait
non seulement de faire bouger les choses, mais aussi de mobiliser le
peuple par les émotions.

L’idéologue libéral Constant Rémond défend son champion :

« Dans le mot “populisme”, il y a le mot “peuple”. Si c’est cela, être
populiste que de s’adresser prioritairement au peuple, Nicolas Sarkozy a
raison d’être populiste […] Avec Nicolas Sarkozy, le peuple saura
reprendre le flambeau d’une marche victorieuse contre les blocages corporatistes
de notre pays, il saura balayer les certitudes d’une pensée
unique relevant d’un “Ancien Régime” condamné par les faits, il saura
abattre les dernières idoles élitistes pour obtenir le droit d’être, enfin,
écouté. Vive le populisme2!»

Le populisme repose, en réalité, sur quelques invariants beaucoup
moins sympathiques, dégagés par des politologues tels qu’Yves Surel,
Alexandre Dorna et Yves Mény3. Nous tenterons de vérifier si la définition
qu’ils donnent du leader populiste correspond effectivement au
fonctionnement politique de Sarkozy.

Les politologues expliquent que tout bon leader populiste ne cesse
d’en appeler au peuple contre les élites qui l’auraient trahi. Nicolas
Sarkozy colle parfaitement à ce portrait. Il fait l’impasse sur le processus
de la représentation au nom d’une symbiose directe et immédiate
entre le peuple et lui-même. Il joue effectivement au « mec
sympa » mais totalement sûr de lui. Sarkozy est finalement davantage
une sorte de grand frère sur lequel on peut compter qu’un père de la
nation au moment même où les grandes figures (maternelles et paternelles)
de la France se fissurent.

Ce positionnement est, selon les politistes, celui d’un populiste.
Nicolas Sarkozy se veut l’incarnation directe de son peuple. Il n’y a
« plus d’écart, mais au contraire une immédiateté : tous communient
en lui, tous se retrouvent dans le chef populiste 4.» Le politologue rappelle
que, pour Jean-Jacques Rousseau, il ne devait jamais y avoir
d’assimilation entre le peuple et le pouvoir, sous peine d’empêcher la
démocratie de fonctionner.

1 Murray Rothbard, « En défense des démagogues », 1996, traduit par François
Guillaumat, disponible sur le site
lemennicier.bwm-mediasoft.com/article.php?ID=238&limba=fr.
2 «Vive le populisme », in Conscience politique, juillet 2005 .
3 On se reportera notamment aux ouvrages d’Alexandre Dorna et Yves Surel,
Le Populisme, PUF, 1999; Yves Mény et Yves Surel, Le Populisme et les démocraties,
Fayard, 2000.
4 Alexandre Dorna, op. cit.

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Cette tentation populiste se produirait, selon Dorna, lorsqu’à la destruction
des liens affectifs entre la nation et ses membres succéderait
la froideur technocratique des gouvernants, d’où ce besoin d’un
chef charismatique, seul capable d’entretenir des relations horizontales.
Tous les sondages montrent malheureusement qu’une majorité
de Français souhaite l’émergence d’un « chef fort » 1 :

« Le populisme n’émerge pas ex-nihilo, mais au sein d’une société
en voie de fragmentation quand l’état de malaise social exprime une
demande, diffuse et contradictoire à la fois, d’ordre et de changement
2.»

Nicolas Sarkozy campe parfaitement dans cette posture où il
semble incarner le seul recours possible pour que quelque chose
advienne. Il ne cesse d’en jouer en répétant que les Français attendent
le changement.

Le sarkozysme : une religion politique enfantine

« Je le confirme : mon devoir est de nettoyer la cité des 4000. »
(Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme n’est donc pas un simple avatar des droites dures,
mais un populisme. Il existe cependant plusieurs types de populismes.

Le populisme sarkozyen appartient au genre analysé par Ghislain
Waterlot (maître de conférences en philosophie à Grenoble) et qu’il
qualifie, avec bonheur, de « religion politique enfantine ». Cette
religion sarkozyenne n’a rien de commun avec la religion civile de
1793 ni même avec celle du genre « Dieu bénisse l’Amérique »…

Ghislain Waterlot énonce plusieurs éléments caractéristiques.

L’existence d’un « mouvement politique relativement frustre en
rapport étroit avec la superstition et s’adressant à un public qui rêve
le monde et pour lequel tout est toujours possible, ici et maintenant,
d’une façon presque magique, et qui pense – ou aime à se persuader
– que le meilleur serait immédiatement là, si seulement les
méchants, les corrompus, les rapaces pouvaient être écartés 3 ».

1 Sofres, 1997.
2 Alexandre Dorna, op. cit.
3 On lira notamment Ghislain Waterlot, La Tentation populiste en Europe, La
Découverte, 2003, p. 81.

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Sarkozy tient son succès de sa capacité à reformuler les questions
politiques de façon à faire appel à la rancoeur sociale. Sarkozy est
un faux réaliste, c’est-à-dire qu’il ne part pas d’une analyse objective
des situations, mais des frustrations, des angoisses, des phobies,
des névroses de l’électeur moyen. Il est, sur ce point encore,
conforme au tableau que les politologues dressent du populisme :

« Le ressort central (du populisme) est l’exploitation systématique
du rêve. C’est lui qui fait que le populisme constitue un procédé antipolitique,
en ce sens qu’il récuse par ignorance ou malhonnêteté la
nature même de l’art de la politique 1.»

Ce fonctionnement névrotique du sarkozysme constitue sa principale
faiblesse. Le mythe Sarkozy est sans cesse menacé par sa
confrontation à l’exigence de résultats. Il est donc obligé de cacher
sa part d’irrationnel derrière une pseudo-culture du résultat. Il doit
même toujours en rajouter dans le pragmatisme pour masquer sa
fuite en avant. Il sait qu’il doit passer pour être efficace dans le seul
but d’entretenir son propre charisme. Il sait aussi qu’il ne peut
compter que sur des jugements passionnels, et non rationnels.

Le surdoué du marketing politique

«Ah bon, Bernadette Chirac dit que je suis “un petit salaud qui a du
talent” ? Pourquoi petit ? C’est injurieux. » (Nicolas Sarkozy, in Le
Figaro du 21 novembre 2003)

« S’ils me font chier, je m’en vais. C’est aussi simple que ça. »
(Nicolas Sarkozy in Le Figaro du 28 novembre 2003)

Nicolas Sarkozy est indéniablement un bateleur extrêmement
doué. Il utilise en fait toutes les ficelles du marketing politique,
joue sur les peurs et les angoisses, exploite les névroses et sait que
les gens sont mal dans leur peau, qu’ils ne se sentent pas écoutés,
pas compris, pas respectés, pas aimés, etc. L’avocat Sarkozy use
d’un bagout formellement brillant, mais totalement creux.

Sa grande force est justement sa capacité à parler au raz du caniveau.
Les méchants doivent êtres punis, les gentils seront protégés,
les terroristes islamistes sont de vilains criminels qu’il faut

1 On lira aussi Guy Hermet, Les Populismes dans le monde, Fayard, 2001,
pp. 50-51.

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combattre, lui préfère les victimes aux auteurs d’infractions, il préfère
aussi ceux qui bossent aux fainéants, les demandeurs d’emplois
aux faux chômeurs, etc. Sarkozy venge les travailleurs floués
par les chômeurs. Il venge aussi les boursicoteurs spoliés par les
Rmistes.

Sarkozy se donne pour un homme de conviction. Il ne donne
pourtant pas l’exemple. Il fait la leçon. Il est un spécialiste des récupérations
opportunistes. Il déblatère de la « doxa » à tout va et surfe
sur les vagues porteuses.

Le discours sarkozyen est souvent très proche du modèle du
catastrophisme publicitaire du type avant/après, avec ou sans. Derrière
son scénario apocalyptique, il y a toujours une (seule) issue
possible. Sarkozy joue sans fin de l’opposition « moi ou le chaos ».
Sa sinistrose frôle le besoin de rédemption. La France a beaucoup
péché, mais le temps du pardon est venu. C’est l’heure du jugement.
Sarkozy a quelque chose du Sauveur, pas seulement parce
qu’il parle avec son peuple, pas seulement parce qu’il le touche. Il
joue sans cesse sur la puissance de certains dispositifs. L’appel au
peuple est, par exemple, un moyen connu de contourner le fonctionnement
de la démocratie. La mise en scène de sa vie privée est
aussi une façon de souligner son appartenance au peuple.

Il crée autour de lui une sorte de mouvement entraînant. Il abuse
d’un style volontairement autoritaire pour avancer des arguments
pleins de bon sens, qui font naturellement mouche.

Il se montre à la fois proche et lointain, avec et en dehors. Il est
le premier télé-populiste politique français avec un discours à la
fois émotionnel et extrêmement musclé.

Le système sarkozyen est celui, habituel, du populisme : on y
trouve le peuple, le chef, les suiveurs. Son écurie répond aussi à la
définition que les politologues donnent du populisme :

« Il y a autour du leader plusieurs cercles concentriques. Le cercle
des proches est le premier; il est composé des hommes de confiance
ou des disciples. C’est le noyau émotionnel par excellence : garde spirituelle
et parfois militaire. Un deuxième cercle est tout aussi dévoué à
la figure du leader, mais chargé des tâches opérationnelles et de
contrôle des suiveurs. Enfin, le troisième cercle, où se trouvent pêlemêle,
au gré des circonstances, les divers suiveurs et supporters 1.»

1 Alexandre Dorna, op. cit., p. 97.

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Le leader populiste se veut, comme Nicolas Sarkozy, « libre » :

« Le trait essentiel de la relation charismatique est d’ordre affectif :
c’est une reconnaissance “libre” qui naît du dévouement à une personne
incarnant une cause commune, d’une confiance éperdue dans
ses qualités exceptionnelles et de la certitude de l’accomplissement de
sa tâche 2.»

Vers le culte d’un chef

« Je n’en fais pas trop, ce sont les autres qui n’en font pas assez. »
(Nicolas Sarkozy, in Le Figaro du 1er août 2003)

Nicolas Sarkozy ne fait rien pour grandir l’État français. La seule
grandeur qu’il défende, c’est la sienne : son amour propre, le respect
qui lui est dû par les citoyens. Chirac peut bien dire de lui pis
que pendre, le traiter de paillasson, etc. Peu lui chaut. Qu’un
homme du peuple s’amuse à lui manquer de respect, Sarkozy le fait
embastiller.

Le sarkozysme repose sur un véritable culte du chef. Sarkozy est
adulé, attendu, déifié. Sarkozy peut tout. Le parti (UMP) est sa
chose. On lui doit obéissance. On lui doit d’ailleurs tout.

Non seulement il incarne le peuple, mais il réalise quotidiennement
des miracles. Il bénéficie d’un don d’ubiquité. On le voit partout,
il parle de tout, il connaît tout, il juge de tout, il sait tout faire
et mieux que les autres. Il suffit qu’il aborde une question pour la
résoudre. Comment pourrait-il ne pas y avoir de fascination pour ce
chef charismatique et surhumain qui repense tous les problèmes ?
Sarkozy correspond donc parfaitement au portrait du leader populiste
décrit par Hermet. Il correspond également à ce que le fondateur
de la science politique, Max Weber, considérait comme la
forme la plus primitive du rapport de pouvoir à travers la mise en
scène savante de sa dimension extraordinaire : puissance d’agir,
don d’ubiquité, doué de forces surnaturelles, etc.

Le style Sarkozy

« La seule chose qui a compté à mes yeux, c’est que je sois un ferment
d’unité et non un élément de division. » (Nicolas Sarkozy)

2 Ibidem,p.97.

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On dit souvent que le style fait l’homme. Il existe incontestablement
un style Sarkozy. Le monarque se démarque habituellement
par la lenteur. Sarkozy est, à ce titre, éminemment moderne. Il s’est
composé un personnage de BD : sautillant, colérique, gueulard, qui
cesserait d’exister s’il ne courait (trépignait) pas.

Le choix de ses mots n’est pas innocent : « y’a qu’à », « faut-
que », etc. Son phrasé vient aussi épauler sa terminologie et sa gestuelle.
Ce bougisme est-il sa façon de compenser un vide
idéologique ?

Sarkozy sait être, avant tout, une image : il lui faut donc faire du
bruit, de grands mouvements, des déclarations tonitruantes. Il a
besoin du reflet de son image dans le miroir des médias pour exister.
Cette posture enfantine a quelque chose de très régressif. On
pourrait presque parler d’une réduction de soi à l’image. Sarkozy
veut occuper l’écran comme pour s’imposer aux autres. Il ne supporte
pas les atteintes à sa personne (deux jeunes en ont fait l’expérience
pour avoir été condamnés à un mois de prison ferme pour
l’avoir insulté). Il devient très vite agressif et méchant. Il y a beaucoup
de violence contenue chez lui.

Sarkozy fait don de lui-même à l’UMP

Sarkozy participe directement à l’invention de son mythe. Il gère
de façon efficace sa (fausse) sacralité. Il n’est pas passé loin du
« don de sa personne à la France » lors de son message au congrès
de l’UMP (Le Bourget, 2004).

Comment a-t-on pu parler, au sujet de cette cérémonie, de
« sacre », « d’intronisation » voire même de « couronnement » ?

Le coût de ce « show à l’américaine » – auquel assistaient 500
journalistes du monde entier, 412 parlementaires et 400 membres
du corps diplomatique dont 80 ambassadeurs – a, certes, été estimé
à plus de cinq millions d’euros. Mais tout cela suffit-il à faire du
sacré ?

Des célébrités du cinéma, de la télévision, du sport, de la chanson
ont témoigné dans un film de leur soutien au nouveau patron
de la droite, de Jean Reno à Michel Sardou, en passant par Christian
Clavier. Ce meeting a, certes, intronisé le couple Sarkozy,
enfant compris. Cette prise de pouvoir n’avait pourtant rien de royal
ni de solennel.

Libre à Sarkozy de choisir un cirque plutôt qu’un préau d’école
et de ne pas aimer la pompe républicaine. Mais que l’on ne parle
pas d’un « sacre ».

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Entendons-nous bien : ce qui fait problème n’est pas le caractère
trop spectaculaire mais le contenu même de cette mise en scène.

Quelle représentation du pouvoir Nicolas Sarkozy veut-il donner
? Suffit-il de répéter, comme lui, dans son discours, à l’instar
d’un enfant « je veux » pour devenir un nouveau Clemenceau ou de
Gaulle ? Quelle conception se fait-il de sa fonction à travers ce
spectacle ? Assurément rien de monarchique et encore moins de
républicain.

Ce grand show ne sert qu’à vendre du Sarkozy. Est-ce là la nouvelle
image que veut donner l’UMP ? Que penser de ce traitement
marketing pour un (futur) chef d’État ? Ce degré zéro de la ritualité
politique est peut-être très en vogue outre-manche, mais il constitue
un viol de la culture politique française.

Si l’objectif de Sarkozy était de faire comprendre qu’il voulait
tourner la page Juppé et celle du gaullisme, c’est totalement réussi.
Son objectif est, ne l’oublions jamais, de transformer l’UMP pour
faire de ce « faux » parti de droite un parti vraiment à droite et de
le verrouiller.

Un petit florilège de ses déclarations « amicales » suffirait à
prouver que cette « révolution culturelle » semble pour le moins
offensive :

« Nous devons devenir le parti de la France, pas celui des notables
gérant leur situation avec parcimonie. » (Université d’été de Juan les
Pins, 2 septembre 2004) « Le premier [principe] sera que la stratégie
de l’UMP soit définie exclusivement par ses instances légitimes et
élues. Je ne veux pas de conseillers occultes, pas de cénacle secret. Le
débat doit être transparent, les règles du jeu connues à l’avance, les dés
jamais pipés. » (Discours du Bourget) « La désignation, les petits
clans, les petites combines, je n’en veux plus. » (15 janvier 2005, FR2)

Sarkozy se fait cependant peu d’illusions sur les hommes, aussi
espère-t-il noyer les anciens gaullistes dans la masse des nouveaux
adhérents. Il veut tout simplement doubler les effectifs de l’UMP :

« Le geste d’adhérer à l’UMP doit être simple, lumineux et facile » ;
« Bienvenue à tous ceux qui n’ont jamais milité et qui sont avec nous
pour la première fois parce qu’ils ont l’espoir que les choses vont
changer. Nous ne vous décevrons pas. Elles vont changer » ; « La seule
méthode, c’est de se tourner vers les adhérents et vers les élus et de
leur demander leur opinion »; « Vous voulez que ce soit une commission
présidée par Jean-Claude Gaudin qui désigne notre candidat en
2007? »; « L’UMP soutiendra un candidat. La question qui se pose

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est : comment choisira-t-elle ce candidat ? Je souhaite que ce soit par
la démocratie et un vote le plus large possible. »

Sarkozy met Chirac au défi de se mesurer à lui :

« La question de la présidentielle, ce n’est pas un caprice, ce n’est
pas un dû, ce n’est pas un droit, ni pour moi ni pour les autres » ;
« Nous sommes en république et la première des valeurs républicaines
c’est le mérite »; « Si c’est Jacques Chirac qui était en situation d’être
le meilleur, le rôle du président de l’UMP, ce serait de le soutenir. » (in
Sarkozy-blogueur, le 5 décembre 2005)

Sarkozy souligne perfidement qu’on peut, sous la Ve République,
« être candidat en dehors des partis ». Il est vrai qu’il a détrôné Chirac
non seulement à l’UMP, mais aussi dans l’opinion publique :
54 % des Français souhaitent que Sarkozy soit candidat même si
Chirac se représentait 1.

Les sarkozyens de « gôche »

« Il est très important de dialoguer avec les syndicats, mais il est plus
important encore de ne pas se couper de l’opinion publique. » (Nico-
las Sarkozy, Le Figaro du 30 juin 2005)

Un sondage IPSOS du 15 décembre 2004 établit qu’un tiers des
sympathisants de gauche jugerait favorablement l’action de Nicolas
Sarkozy. Comment expliquer cette sympathie parmi le peuple et
certains élus de gauche ? Est-ce le désir, chez les uns, d’un césarisme
démocratique et, chez les autres, d’une thérapie de choc
capable de résoudre comme par magie les difficultés ?

Il y a aussi, bien sûr, des points de rencontre idéologiques entre
les deux fronts, comme l’atlantisme, l’européanisme, la place d’Israël,
l’abandon des classes populaires au profit des Français
moyens, le culte de la « société civile », etc.

Il existe une gauche sarkozyenne qui s’assume et une autre qui
s’ignore. Ne pourrait-on parler d’un sarkozysme d’illusion, un peu
comparable à ce que fut le giraudisme sous Vichy, espérant à travers
une politique de la présence orienter le sarkozysme vers des valeurs
plus républicaines ?

La gauche ne gagnera rien à téter le sein sarkozyen. Que peuvent
espérer de ce coma glamour avec Sarkozy des hommes comme

1 Sondage BVA-L’Express.

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Jean-Michel Gaillard, Julien Dray, Malek Boutih ou Jean-Pierre
Jouyet ?

Ce sarkozysme de « gôche » est, de toute façon, un atout décisif
pour Sarkozy car en désarmant sa gauche il ne laisse, face à lui, que
la vieille droite. Il faut que la gauche soit bien malade pour ne pas
davantage être capable que la droite de l’envoyer dans les cordes.

Nicolas Sarkozy correspond donc bien aux principales caractéristiques
du leader populiste.

Ce recours à un « chef fort » est la sanction de la crise entretenue
de l’État-nation, de la république et du modèle social français. Il
n’existe, en revanche, pas de pensée « Sarkozy » systématique, si
ce n’est son ralliement à la révolution conservatrice mondiale car,
pour lui, tout n’est que signes parfois, voire même souvent, contradictoires.
Sarkozy conduit une politique de petites phrases et de
poudre aux yeux. Il n’hésite pas à carburer, si besoin est, au pur
effet de mode. Il savoure les intrigues. C’est un champion de la
politique politicienne. Le sarkozysme représente par sa rhétorique
et ses objectifs un grave défi pour le pacte social qui résulte de deux
siècles d’histoire. La droite traditionnelle renoncerait, avec lui, à
une part de son identité.


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Deuxième partie :
Le sarkozysme est-il républicain?

« Les religions sont un plus pour la république. » (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme n’aime pas la France telle qu’elle résulte de son
histoire. Il s’invente aussi une géographie conforme à son credo. La
République française n’est pourtant pas simplement une démocratie
politique et les républicains américains à la George W. Bush
n’ont rien en commun avec elle. La République française est
malade d’avoir trop longtemps virtualisé ses valeurs. Nous avons
bien peu de liberté et encore moins d’égalité, car nous n’avons
jamais pris très au sérieux la fraternité qui conclut pourtant notre
devise. Henri Bergson le disait à sa manière : la liberté et l’égalité
risquent d’être antinomiques si la fraternité ne les rend pas davantage
compatibles.

La victoire idéologique du sarkozysme représente une véritable
machine de guerre contre la liberté, l’égalité et la fraternité, car ni
les ultra-libéraux ni les partisans de la révolution néo-conservatrice
ne communient avec ces valeurs.

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Chapitre 1

Le sarkozysme contre la liberté

« Cette question que j’ai posée, il y a 62 millions de Français qui se
la posent » ; « Moi, voyez-vous, je me sens du côté des victimes. »
(Nicolas Sarkozy)

Le thème de la liberté a toujours permis en France de jouer une
mémoire (celle de 1789) contre une autre (1793). Les libéraux
n’ont de cesse de clamer que la France aurait choisi l’égalité contre
la liberté sans pour autant résoudre mieux que les autres États la
question sociale. Le sarkozysme recycle ces vieilles thèses dans le
cadre de ses combats pour forcer la main à l’histoire.

On pourrait, bien sûr, lui opposer que la vraie question, c’est qu’il
n’y eut pas de liberté car la fraternité n’a jamais été prise au
sérieux. La liberté aux États-Unis est de source religieuse, au sens
où il s’agit de protéger l’individu contre les empiétements de tout
pouvoir. La liberté en France est de nature politique, car elle s’oppose
au roi et à l’Église pour leur substituer la volonté générale,
donc le pouvoir du peuple.

Le sarkozysme et la loi

« Nous allons nettoyer la cité des 4000 au Kärcher. » (Nicolas Sarkozy)

La république voulait faire de la loi un instrument de libération.
Le sarkozysme en fait un instrument au service de la propriété. Il
n’est pas un ami de « la loi qui libère » mais de « la loi qui
opprime ». C’est à tort que Sarkozy passe pour être un farouche
défenseur de la légalité. Sa politique conduirait à un abaissement du
rôle de la loi. De la même façon, sa politique sécuritaire constitue

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un échec cuisant puisque son usage de la police la rend si souvent
antipathique. Le but de la police n’est pas d’être détestée ou crainte,
même dans les banlieues, mais tout banalement de faire respecter
les règles de vie. Le bilan des Brigades Anti-Criminalité est
effroyablement négatif puisque, dans un État démocratique, la loi
doit être appliquée sans que les citoyens (y compris la jeunesse)
aient à craindre quoi que ce soit de la part de leur police.

Le sarkozysme est donc bien une façon de rapetisser l’État non
seulement dans sa mission d’État-providence, mais également dans
ses fonctions de législateur et d’État-gendarme.

Il doit, comme tous les courants politiques, choisir entre deux
conceptions de la loi. L’idée n’est pas nouvelle et fut reprise par
Frédéric Bastiat dans son célèbre texte intitulé La Loi :

« La loi pervertie ! La loi – et à sa suite toutes les forces collectives
de la nation – la loi, dis-je non seulement détournée de son but, mais
appliquée à poursuivre un but directement contraire! La loi devenue
l’instrument de toutes les cupidités, au lieu d’être son frein ! La loi
accomplissant elle-même l’iniquité qu’elle avait pour mission de
punir! […] Personnalité, Liberté, Propriété – voilà l’homme. C’est de
ces trois choses qu’on peut dire, en dehors de toute subtilité démagogique,
qu’elles sont antérieures et supérieures à la législation humaine.
Ce n’est pas parce que les hommes ont édicté des lois que la Personnalité,
la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c’est parce que
la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes
font des lois 1.»

La loi juste serait celle qui défend collectivement ce que les personnes
défendraient autrement, individuellement, pas davantage ni
mieux. La loi ne devrait jamais chercher à changer le cours des
choses, c’est-à-dire l’ordre du monde, car non seulement elle
deviendrait alors un instrument du vol, mais elle conduirait la
société à la décadence.

La loi doit être un instrument d’ordre et non de réforme.

« Qu’est-ce donc que la Loi? C’est l’organisation collective du Droit
individuel de légitime défense. Chacun de nous tient certainement de
la nature, de Dieu, le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété,
puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou conservateurs
de la Vie, éléments qui se complètent l’un par l’autre et ne se peuvent
comprendre l’un sans l’autre […] Si chaque homme a le droit de

1 Extraits des OEuvres complètes, 1863, Tome IV, pp. 342-393, disponible sur
le site bastiat.org/fr/la_loi.html

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défendre, même par la force, sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, plusieurs
hommes ont le droit de se concerter, de s’entendre, d’organiser
une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense. Le
droit collectif a donc son principe, sa raison d’être, sa légitimité dans
le Droit individuel 1.»

Cette vision rabougrie de la légalité, qui prétend transformer le
législateur en simple garde-chiourme de la bonne « société civile »,
aboutit à une dévalorisation complète du système légal. Nicolas
Sarkozy est en cela le digne héritier de Bastiat puisque toute sa
politique de sécurité civique a pour corollaire l’insécurité sociale.
Le sarkozysme, c’est l’ordre dans la rue et le désordre dans la vie ;
c’est l’échange de la sécurité dans le hall d’immeuble contre la
perte de la sécurité de l’emploi et de la certitude d’un futur. Le
Français devrait devenir un adepte de la « société du risque », mais
ne plus supporter les prostituées ni les clochards. Cette amplification
obsessionnelle du thème de l’insécurité (trop facilement identifiée
à l’immigration) est une façon de faire passer une politique
anti-sociale. Il s’agit ni plus ni moins d’une reprise de la politique
inventée par la droite conservatrice américaine.

Dans ce domaine aussi, le sarkozysme est une pâle imitation du
Reaganisme.

La mauvaise loi socialiste

Une loi qui voudrait changer la vie serait une loi « socialiste » car
elle rendrait la spoliation légale. Bastiat définit ainsi la mauvaise loi :

« C’est bien simple. Il faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui
leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Il
faut examiner si la loi accomplit au profit d’un citoyen et au détriment
des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans
crime. […] La spoliation légale peut s’exercer d’une multitude infinie
de manières, de là une multitude infinie de plans d’organisation :
tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt progressif,
instruction gratuite; droit au travail, droit au profit, droit au
salaire, droit à l’assistance, droit aux instruments de travail, gratuité du
crédit, etc. 2 »

On comprend mieux les atteintes programmées au droit du travail.
La conjoncture économique et le niveau intolérable des

1 Ibidem.
2 Ibidem.

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charges ne sont en rien des facteurs décisifs, quoi qu’en dise Nicolas
Sarkozy. La haine du droit du travail est compréhensible pour
qui ne cherche pas à protéger le faible, mais à défendre les droits du
propriétaire.

Faut-il obéir aux lois ?

Doit-on obéir aux lois ? la question est posée très sérieusement
par nos libéraux. L’économiste et conférencier au cercle Bastiat,
Christian Michel, assure que l’obéissance ne lui apporte aucune
satisfaction. Les lois ne seraient d’ailleurs pas seulement inutiles,
mais nuisibles :

« Elles sont la nouvelle ruse du Mal dans le monde. En feignant de
satisfaire des aspirations légitimes, la défense des droits humains, des
pauvres, de la culture, les lois institutionnalisent la violence pure et
l’hypocrisie […] Certains actes de dissidence ne réclament pas d’héroïsme,
et ils maintiennent l’exigence de vigilance : refuser les fonctions
citoyennes, ne pas voter, ne pas être complice du pouvoir, tromper
le fisc à la première occasion… Le devoir moral pour nous qui avons
compris le mécanisme de la violence légale est de le dénoncer 1.»

Le sarkozysme contre le relativisme des valeurs

Les grands coups de gueule moralisateurs de Nicolas Sarkozy ne
sont ni de simples accès de fièvre, ni des dérapages, ni tout à fait
sincères. Le bonhomme change d’ailleurs, sitôt son effet obtenu, de
positions :

«Voilà que ceux qui veulent défendre la famille seraient des ringards
et que ceux, comme moi, qui sont contre le PACS seraient contre
les homosexuels! Je n’accepte pas ce procès en sorcellerie! »; « De
grâce, ne touchons pas à la famille, ne touchons pas à notre code civil,
ne touchons pas au droit de la famille »; « la famille, c’est un homme,
une femme, des enfants ou bien un homme et une femme 2.»

On aurait tort, cependant, de ne voir dans ces éclats de campagnes
que de pures considérations électoralistes démagogiques.
Sarkozy appartient à un courant d’idée venu des États-Unis, qui
entend imposer un réarmement moral à l’Occident décadent.

Le sarkozysme savant utilise les travaux de Sébastien Roché. La
société ne souffrirait pas du chômage, mais de perte de repères :

1 Christian Michel, « Doit-on obéir aux lois? », 1er octobre 2000 in site
www.liberalia.com/htm/cm_obeir_lois.htm.
2 Nicolas Sarkozy, Grand Jury RTL/Le Monde, LCI, 22 septembre 1998.

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«L’explosion délinquante a eu lieu en période de croissance économique,
c’est-à-dire lorsque les revenus des ménages croissent, que le
chômage est rare, et donc à un moment où les occasions de promotion
sociale et professionnelle sont plus fréquentes qu’aujourd’hui 1.»

La montée de la délinquance ne serait pas due à la crise économique
mais à « la fin de l’humanisation des moeurs 2 » qui se serait
produite « sous l’effet corrosif des valeurs postmatérialistes
d’“hédonisme agressif ”, mettant l’accent sur la réalisation de soi,
non seulement au plan matériel, mais surtout au plan sexuel et
social, favorisant un ressentiment en direction de toutes les sources
d’autorité externe 3 ».

Les théoriciens de la révolution conservatrice estiment que la
perte de tout système de valeurs serait due à celle de la notion de
« Bien Commun », entendue comme ce qui soude la société autour
de valeurs.

Le principal théoricien de ce courant fut Allan Bloom, ancien
élève de Leo Strauss, professeur de sciences politiques (États-Unis)
et auteur de L’Âme désarmée, essai sur le déclin de la culture générale
4. Son réquisitoire contre la contre-culture est avant tout un brûlot
contre toutes les formes de relativisme culturel.

L’enjeu est de mettre fin au consensus mou du « politiquement
correct » pour faire reconnaître la primauté du modèle américain.

Ce « Bien Commun » ne pourrait être fondé sur un droit conventionnel
mais uniquement sur le droit naturel, donc le droit de propriété.
La perte de la primauté de ce droit serait une erreur
fondamentale, puisqu’elle aurait débouché sur un relativisme juridique
et sociologique : la science criminelle aurait déresponsabilisé
les délinquants, et les juristes auraient admis à égalité le droit du
travail et celui de la propriété.

Ce socle de valeurs communes constitutives d’un nouveau
contrat social définirait le « bien commun » valable pour toute l’humanité.
Nous sommes donc très loin de la définition qu’en donnent
les altermondialistes, pour qui les « biens communs » désignent
l’eau, les semences paysannes, le génome humain, etc., bref, tout
un ensemble d’éléments non susceptibles d’appropriation et de
marchandisation.

1 Sébastien Roché, Sociologie de l’insécurité, PUF, 1997, p. 49.
2 Claude Rochet, « Le Bien Commun », octobre 2001, in site

visionarymarketing.com/biencommun.html.
3 Sébastien Roché, ibidem.
4 Julliard, 1987.

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Ce relativisme culturel serait dû à la philosophie allemande : le
marxisme comme le freudisme en seraient les deux formes extrêmes.
La gauche intellectuelle serait bien sûr responsable de sa victoire.
Comme elle est la fille des Lumières, il faudrait donc les rejeter.

Le débat sur le bien commun a des enjeux pratiques immédiats.
Claude Rochet, professeur à l’université d’Aix-Marseille, publie par
exemple, Gouverner par le bien commun1. Le sous-titre Précis d’incorrection
politique à l’usage des jeunes générations, en pastichant le
célèbre ouvrage de Raoul Vaneigem, indique directement le sens de
son attaque : il s’agit de s’en prendre aux vieux débris de la pensée
post-soixante-huitarde. Claude Rochet, après avoir rappelé que « les
idées gouvernent le monde et les bonnes idées donnent de bons
fruits », propose un nouveau capitalisme organisé, encadré et régulé
par un État fort.

Ce postulat va nourrir le débat sur le traitement de la délinquance :

« Le débat sur la prévention de la délinquance a été bloqué depuis 1968
au nom de l’opposition radicale dressée entre prévention et répression.
Or, une politique de répression peut contribuer à une politique de prévention,
comme le demandent aujourd’hui de nombreux éducateurs de
terrain confrontés à l’impasse des politiques qui, à force de ne rien réprimer
ne préviennent pas plus2.»

Cette théorie du « bien commun » va donc fonder aussi bien la politique
de « la vitre cassée » et de la « tolérance zéro » que le nouvel
impérialisme américain, car un Occident conforté dans ses valeurs se
devrait de les exporter.

L’Amérique se dotera parallèlement d’une nouvelle vision du
monde (avec les États voyous) et d’une stratégie militaire qui légitime
désormais le recours à l’arme nucléaire tactique et préventive.

Le discours de Sarkozy sur la préférence à accorder aux victimes
plutôt qu’aux agresseurs n’est qu’une litote qui permet de passer en
contrebande cette autre vision de la justice et du droit.

Le sarkozysme et l’éducation

« Oui, j’accuse le baccalauréat de préparer, comme à plaisir, toute la
jeunesse française aux utopies socialistes, aux expérimentations
sociales. » (Frédéric Bastiat)

1 François-Xavier de Guibert, octobre 2001.
2 « Le Bien commun face au relativisme », in site
perso.wanadoo.fr/claude.rochet/bc/ActuBCcourt.html

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Aucun domaine n’est plus sensible en France que la question de
l’école car la république voulut en faire un instrument d’égalité. Nicolas
Sarkozy ne l’ignore pas lorsqu’il prend position sur ce dossier ou
lorsque ses adjoints partent violemment à l’assaut de la forteresse. On
aurait tort, cependant, de garder le nez collé contre le tableau noir car
un minimum de recul historique permet de mieux saisir les enjeux
immédiats, mais aussi le fond, de la pensée libérale.

Nicolas Sarkozy est beaucoup moins moderne qu’on ne le pense
lorsqu’il s’en prend à cette école où l’« on fait n’importe quoi » :

«L’Éducation nationale n’est gratuite que parce qu’elle est financée par
le produit des impôts de ceux qui travaillent. Ils sont en droit d’exiger en
retour qu’on ne fasse pas n’importe quoi dans nos lycées ou que la fac ne
soit pas un lieu pour seulement attendre que la vie se passe. » (Nicolas Sarkozy,
discours au congrès de l’UMP, 28 novembre 2004, le Bourget)

Baccalauréat et socialisme

Les mêmes, qui accusent aujourd’hui l’école de manquer à son
devoir en inculquant le relativisme et en oubliant les trésors de l’humanité,
condamnaient l’école du XIXe siècle parce qu’elle enseignait
les Humanités et inculquait aux enfants l’amour des lettres antiques.

On peut se demander finalement si ce que les libéraux abhorrent
n’est pas seulement l’école pour le peuple. Peut-être préfèrent-ils, en
inversant la belle formule de Victor Hugo, ouvrir des prisons (privées
bien sûr) pour fermer des écoles?

Frédéric Bastiat est célèbre pour avoir proposé à l’Assemblée un
amendement pour la suppression des grades universitaires, qui avaient
à ses yeux le triple inconvénient d’uniformiser l’enseignement, de
l’immobiliser et de lui imprimer la direction la plus funeste qui soit,
c’est-à-dire celle du socialisme.

Notre champion du libéralisme ne fait jamais dans la demi-mesure :

« Les doctrines subversives auxquelles on a donné le nom de socialisme
ou communisme sont le fruit de l’enseignement classique, qu’il soit
distribué par le Clergé ou par l’Université […] Un peuple qui vit de
chasse ne peut ressembler à un peuple qui vit de pêche […] mais ces
différences ne sont encore rien en comparaison de celle qui doit caractériser
deux peuples dont l’un vit de travail et l’autre de vol […] Pour
ce qui est de la propriété, je défie qu’on en trouve dans toute l’antiquité
une définition passable […] Sur quoi donc l’antiquité faisait-elle reposer
la propriété? Sur la loi – idée funeste, la plus funeste qui se soit
jamais introduite dans le monde, puisqu’elle justifie l’usage et l’abus
de tout ce qui plaît à la loi de déclarer propriété, même des fruits du

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vol, même de l’homme […] Pour nous faire une idée de la morale
romaine, imaginons, au milieu de Paris, une association d’hommes
haïssant le travail, décidés à se procurer des jouissances par la ruse et
la force, par conséquent en guerre contre la société […] Le monde
ancien a légué au nouveau deux fausses notions […] L’une : que la
société est un état hors de nature, né d’un contrat […] L’autre, corollaire
de la précédente : que la loi crée des droits […] Or, remarquez-le
bien, ces deux idées forment le caractère spécial, le cachet distinctif du
socialisme 1.»

L’école serait en soi une école de socialisme. Elle enseignerait en
effet les lettres grecques et latines. Or, que donne l’Antiquité, sinon
le communisme ?

Les libéraux ont décidément la tête sacrément dure.

Milton Friedman explique dans Free to Choose que le gain marginal
obtenu (quelques enfants de plus scolarisés) ne vaut pas le
prix payé… Murray Rothbard lancera une grande campagne des
libéraux contre l’obligation scolaire. Gustave de Molinary et Frédéric
Passy s’étaient également opposés à l’enseignement obligatoire
(1859).

Un siècle plus tard, l’association Libres s’en prend, comme Bastiat,
au rite du baccalauréat, cette « impressionnante usine à gaz »
que défendent tous ceux qui vantent les mérites égalitaristes de
cette belle invention napoléonienne :

« Le baccalauréat apparaît comme un vestige d’une philosophie égalitariste,
unificatrice, qui n’est plus adaptée aux exigences modernes
respectueuses de la diversité des hommes, de leur talent, de leur capital
humain 2.»

Contre l’Éducation nationale

Le sarkozysme le pense si fort qu’il n’a plus besoin d’en parler :
l’éducation devrait être de la seule responsabilité des familles.
Autrement dit : l’heure serait venue d’en finir avec l’école
publique ! Nicolas Sarkozy laisse sa conseillère, Emmanuelle
Mignon, maître des requêtes au Conseil d’État, directrice des
Études dans son nouvel organigramme de l’UMP, membre de sa

1 Frédéric Bastiat, extrait des OEuvres complètes, Tome IV, pp. 442-503, in site
bastiat.org/fr/baccalaureat_et_socialisme.html
2 « Le Baccalauréat entre mythe et réalité », juin 2001, in site
www.libres.org/francais/archives/societe/archi/societe_062001/baccalaureat_s
253.htm.

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garde rapprochée, dire que son rêve serait de privatiser totalement
l’Éducation nationale :

« J’ai toujours été conservatrice. J’aime l’ordre. Je crois à l’initiative
individuelle, à l’effort personnel et, en matière économique, à la main
invisible du marché. Par exemple, je suis pour une privatisation totale
de l’Éducation nationale 1.»

L’association Libres.org reprend la balle au bond :

« La gratuité du service public est une mauvaise réponse. Elle subventionne
les familles aisées aussi bien que les autres. Mais surtout
elle plonge l’enseignement dans une logique de monopole bureaucratique
et protégé dont les conséquences sont fatales. Et faites pour qui?
Par priorité pour ceux qui ne peuvent espérer de promotion sociale
qu’avec leur travail, leur mérite, l’exploration de leur talent. L’école a
été la revanche des pauvres sur le sort de leur naissance. Aujourd’hui,
elle enfonce les jeunes dans des ghettos, elle abaisse en nivelant […]
La véritable égalité d’accès ne pourrait donc résulter que d’un système
de chèques éducation réservés aux familles déshéritées et utilisables
dans un établissement librement choisi 2.»

Trop d’éducation tue l’éducation !

L’association Libres.org livre le fond de la pensée libérale. Il
existe, selon nos sarkozyens en herbe, deux sortes d’écoles : les
écoles étatistes, où « les idéaux sociaux-démocrates, égalitaristocommunistes
sont distillés sous couvert d’esprit critique » ; les
écoles « entrepreneuriales », qui véhiculent « une culture de société
ouverte, orientée vers l’entreprise, vers le marché ».

Une bonne école est donc une école au service du capital. Soit.
Mais que se passe-t-il lorsque les entreprises boudent les jeunes
diplômés ? Nos libéraux avancent, dans ce cas, deux arguments
massues :

« Un niveau d’éducation élevé dans un monde qu’on empêche de se
développer économiquement par des barrières régulatrices et protectionnistes,
où les gens ne peuvent pas libérer leur créativité entrepreneuriale,
cela ne sert à rien. On pourrait même aller plus loin : “trop
d’éducation” mal orientée conduit le plus souvent à une suroffre des
métiers “intellectuels” dont le débouché est bien évidemment la

1 Le Monde du 3 septembre 2004.
2 Jacques Garello, éditorial, La Nouvelle lettre, 20 septembre 2003, in site
www.libres.org/francais/dossiers/education/education_nl763_3903.htm

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bureaucratie publique, qui travaille pour elle-même et qui étouffe le

développement 1.»

On ne peut mieux dire : à chacun son dû et son savoir !

Quel avenir pour l’université française?

L’université française inquiète beaucoup les sarkozyens. Sera-telle
à même de remplir sa mission dans cet univers en perpétuel
changement sous le coup du progrès technique ? Cette question en
cache une seconde, beaucoup plus idéologique : notre université
est-elle au service de l’aristocratie mondiale ?

Le politologue américain Ezra Suleiman, sollicité par Claude
Bébéar, dresse un état des lieux très critique puisque les facultés
françaises devraient être réformées de toute urgence et en profondeur
pour pouvoir « former une fraction significative de l’élite
mondiale 2.»

L’Institut Montaigne propose pour cela de développer l’autonomie
des établissements scolaires. Le groupe de travail présidé par le
PDG Alain Mérieux égrène ses revendications : que l’on reconnaisse
au chef d’établissement la possibilité d’orienter la politique
de son école et d’avoir une réelle capacité de choix pour organiser
les enseignements, que l’enseignant puisse faire le choix de l’établissement
avec lequel il souhaite collaborer, qu’il y ait entre le chef
d’établissement et l’enseignant un acte de cooptation et d’embauche
rompant avec la routine aveugle des carrières au barème,
que la liberté de recrutement soit reconnue pour les chefs d’établissements
après appel de candidatures ou candidatures spontanées,
qu’il soit donné à des personnes compétentes engagées dans
d’autres professions la possibilité d’être habilitées à enseigner,
qu’il soit reconnu une totale autonomie financière, en particulier
pour les salaires, etc.

Le sarkozysme et la religion

« Il faut lutter contre tous les intégrismes, y compris l’intégrisme
laïque »; « Une laïcité moderne, enfin débarrassée des relents de sectarisme
hérités de l’histoire tumultueuse des relations entre l’État et les
religions dans notre pays. » (Nicolas Sarkozy)

1 « Les antimondialistes contre “la marchandisation de l’éducation” »,
novembre 2001, in site
www.libres.org/francais/archives/societe/archi/societe_112001/education_s451.htm
2 in Claude Bébéar (dir.), Le Courage de réformer, Odile Jacob, 2002.

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Le but du sarkozysme est d’instaurer une société d’ordre et pas
nécessairement, de prime abord, une société religieuse. Nicolas Sarkozy
semble cependant convaincu, depuis la réélection de George

W. Bush, que cette carte est la seule capable de redonner durablement
la main à la droite. Il entend donc réveiller des forces endormies
depuis les lois de séparation de l’Église et de l’État, voire bien avant.
Il ne faut jamais oublier que la France est le pays européen où l’on
déclare le moins croire en Dieu 1. La pratique religieuse y est, plus
encore que la foi, particulièrement faible. Cette situation est identique
chez les catholiques, les protestants, les juifs et les musulmans.
Le sarkozysme rame donc à contre-courant. Il lui faut violenter l’esprit
français pour espérer pouvoir faire de la religion une idée neuve.
La mouvance libérale a toujours été fascinée par la question religieuse,
même si elle hésite entre l’indépendance revendiquée (à la
française) et l’idée de la nécessité du religieux (à l’américaine).

Alexis de Tocqueville le disait de façon très claire :

« Je doute que l’homme puisse supporter une complète indépendance
religieuse et même une entière liberté politique; et je suis porté à penser
que, s’il n’a pas la foi, il faut qu’il serve, et s’il est libre, qu’il croie. »

Les néo-conservateurs ont redécouvert la religion avec la notion
de « bien commun » censée faire concurrence aux idéaux « progressistes
».

Leo Strauss le dit : il faut des valeurs et le religieux peut les donner.
Des idéologues conservateurs américains comme Alasdair Mac
Intyre et Charles Taylor n’ont de cesse, depuis quelques décennies,
de répéter que le besoin cultuel n’est pas inférieur au besoin culturel.

Marie et Fatima contre Marianne

Sarkozy prouve être un homme courageux, mais dangereux : il faut
avoir du cran pour oser commettre en France un ouvrage de « théologie
politique » très éloigné des canons de la laïcité 2. Mais il faut
aussi avoir une âme d’incendiaire, car on ne joue pas impunément en
France avec les thèmes de la laïcité et de la religion. Libre, certes, à
Monsieur Sarkozy de préférer Marie à Marianne mais, de grâce, qu’il
ne saccage pas nos bustes républicains pour parvenir au pouvoir !

Il ne peut ignorer qu’en touchant à la laïcité et à la loi de 1905, il
menace dangereusement un élément essentiel du pacte républicain.

1 in Futurible, juillet 1995.
2 Nicolas Sarkozy, Thibaud Collin, Philippe Verdin, La République, les religions,
l’espérance, Le Cerf, 2004.

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Cette loi, comme celle de 1901, fut une façon de sortir des bouleversements
violents qui affectaient alors la société française.

Que Monsieur Sarkozy soit de « culture catholique, de tradition
catholique, de confession catholique », les citoyens s’en moquent.
Lui qui sollicite nos suffrages devrait mieux respecter nos usages !
Il veut en finir avec cette idée de la France qu’il trouve sectaire ;
libre à lui, mais qu’il ne mêle pas le bon Dieu à nos affaires
publiques.

Le lien social religieux

Le traité sarkozyen de théologie politique, annoncé pour 2003,
avait été reporté suite à l’intervention Élyséenne sur la laïcité : il
aurait fait désordre! Mais il a bénéficié en retour de la propagande
du Figaro. Il faut croire que la victoire de Bush lui a donné des ailes
(d’ange) ; il se dit sans doute que puisque la droite américaine a
triomphé grâce à Dieu, lui aussi pourrait faire des bondieuseries un
excellent business :

« Les hommes politiques notamment ne doivent pas parler seulement
d’économie, de social, d’environnement. Nous devons aussi
aborder les questions spirituelles. »

Ce traité a le grand mérite de nous éclairer sur ses intentions
réelles. On se doutait bien que sa manière d’instrumentaliser l’islam
et sa façon de courtiser certains courants du judaïsme devaient
répondre à quelques arrière-pensées… électorales. J’avoue lui avoir
prêté d’abord cet objectif bien profane alors que la lecture de son
livre prouve qu’il voit bien plus loin que 2007.

Le lien social ne serait que foutaise face à la prééminence du religieux.
Mieux encore : les religions seraient le creuset de notre république
! Sarkozy se met le goupillon dans l’oeil, car pour soutenir
une telle provocation, il faut effacer toute l’originalité de l’histoire
de France. Nous savons bien que Paris vaut une messe, mais tout de
même… est-ce une raison pour brûler ainsi les reliques républicaines
?

L’analyse de Sarkozy reprend en fait des thèses en vogue aux
États-Unis : la société se déferait faute de lien religieux (sic). Cette
situation serait particulièrement grave dans les banlieues où les fils
d’immigrés ne seraient pas de bons fidèles par manque de guides
spirituels. Il faudrait donc faciliter le retour du religieux en France.

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L’éloge du fondamentalisme religieux

Frère Sarkozy a en fait une conception bien pauvre du fait religieux.
Non content d’en faire un banal facteur « d’apaisement collectif
et de stabilité sociale » (une sorte d’opium du peuple à la
façon de Marx), il se livre à un douteux éloge du fondamentalisme
religieux :

«L’absolu n’est pas un danger pour la société »; « peut-on croire de
façon modérée ? »

J’avoue que, personnellement, je préfère que mes concitoyens
croient de façon modérée et aient une lecture non fondamentaliste
des textes. On comprend mieux cependant son amour avoué pour
les nouvelles formes de religiosité et son appel à développer plus
encore les « mouvements charismatiques » et les « communautés
nouvelles ».

Mais pourquoi un tel appel sarkozyen à révolutionner l’Église ?
Serait-ce pour lui permettre de prendre sa place au sein de la république
? Sans doute Sarkozy se dit-il qu’en renvoyant les musulmans
français (pourquoi pas les Français musulmans ?) dans les
mosquées, les juifs dans les synagogues, les protestants dans les
temples et les scientologues dans leur « Église », il a une chance
d’attirer les catholiques à la messe ?

Les propos de Sarkozy témoignent cependant d’une lecture de la
nation que l’on pourrait qualifier d’hérétique, et qui pourraient lui
valoir le bûcher en des temps moins « religieusement corrects » :

« Le creuset républicain fonctionne ainsi : j’amène ma part d’identité,
je l’enrichis de la part d’identité de ceux qui m’ont précédé. Dans
le creuset républicain, il faut une place pour l’autre, pour l’accueillir,
pour le recevoir. Et dans le creuset républicain, que cela plaise ou non,
il y a maintenant l’islam. »

Mais non, apostat de la république, dans ce creuset se trouvent
seulement des citoyens et non pas des cathos, des patrons ou des
sportifs. Voilà une leçon que Sarko aurait pu apprendre sur les
bancs rugueux de l’école publique, s’il n’avait pas fréquenté les
écoles dorées pour enfants de riches des beaux quartiers parisiens.
Le développement des nouvelles religiosités et le brassage des religions
ne constituent donc pas une raison de brader notre laïcité.
Bien au contraire : ce ne doit pas être la confrontation des religions
dans l’espace public qui doit caractériser la France du troisième

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millénaire, mais la préservation d’un espace laïque soustrait à ces
enjeux. Lorsque Sarkozy parle d’« organiser la laïcité », il trahit
Marianne puisqu’il demande à installer le religieux au coeur même
de la république. Pour cela, il met en cause le principe de séparation
(privé/public). Le rôle de la république est d’abord de veiller à
ce que les religions n’envahissent pas le domaine public et l’espace
de la citoyenneté, elle ne peut être un tiers chrétienne, un tiers juive
et un tiers musulmane.

Dès lors, peut-on croire Sarkozy lorsqu’il se défend de faire le lit
du communautarisme alors que toute sa politique et sa doctrine religieuses
lui ouvrent un boulevard parsemé d’embûches ?

Était-il, pour autant, obligé d’en rajouter en précisant que si le
fondamentalisme n’est pas l’intégrisme, il convient, en revanche,
de condamner avec « une égale intensité » l’intégrisme religieux et
laïque ? Qui sont donc ces nouveaux Torquemadas en quête d’inquisition
? Qui sont ces héritiers du Père Combes, éternels bouffeurs
de curés ? Seraient-ce, par exemple, ceux qui combattent la
scientologie ?

Vers une laïcité positive

On l’aura compris : la laïcité à la française n’est pas sa tasse de
thé ! Sarko rêve d’une laïcité « positive » (quel est le contraire de
positif ? négatif ?) et avance benoîtement qu’il faudrait combattre
les inégalités religieuses en développant des « discriminations positives
».

Mais comment peut-il penser que la « laïcité sectaire » et « l’immobilisme
» seraient responsables du développement de l’intégrisme
et du fondamentalisme musulman ? Nos amis anglais
seraient-ils mieux protégés du terrorisme grâce à leur libéralité ? La
droite française n’est-elle pas, par ailleurs, coresponsable de la
misère (économique, sociale, politique, culturelle) qui sévit dans
les cités ?

« La situation actuelle est l’héritage du désintérêt de la non-représentation
du culte musulman, de l’indifférence à l’endroit des conditions
dégradées dans lesquelles certains de nos concitoyens vivaient
leur foi. »

L’islam des banlieues

La question des banlieues serait donc un problème religieux. La
république devrait intégrer une certaine dose de fondamentalisme,

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car il pourrait ramener un peu de paix sociale dans certains quartiers.
Est-ce une offre de sous-traitance, déjà bien préparée par certaines
municipalités qui achètent la tranquillité auprès de
fondamentalistes ? Est-ce la raison pour laquelle Sarkozy n’a pas
craint de faire la courte échelle aux « barbus » de l’UOIF en les institutionnalisant
à la hasarde ? Les « frères » se sont certes (provisoirement)
cassé la figure en raison de leur incapacité à gérer
« démocratiquement » leur victoire. Les tentatives d’auto-justification
de Sarkozy sont franchement paradoxales :

« Je suis convaincu que lorsqu’un “radical” est intégré dans une
structure officielle, il perd sa radicalité. »

Aurait-il mieux intégré à la république les indépendantistes
corses, si peu représentatifs si, par malheur, il avait gagné son référendum
? Mais alors, pourquoi dans ce cas exclure des lycées les
jeunes filles voilées si l’école républicaine peut les aider à perdre
leur radicalité ?

Sarkozy a joué « l’UOIF la légitime » contre « Ramadan l’infréquentable
» : « L’UOIF représente une partie de la jeunesse musulmane
française », sermonne notre vaillant présidentiable. Même si
cette représentativité était établie, que vaut-elle dès lors que l’UOIF
prétend que le Coran est sa seule Constitution (sic)?

Pourquoi Sarkozy s’en prend-il avec autant de hargne à Tariq
Ramadan 1 ? Ne serait-ce pas parce que ce « Monsieur Ramadan »
présente le gros défaut de dire aux jeunes des cités de s’engager aux
côtés des autres jeunes Français, de sortir de leur communauté et de
participer aux luttes ?

L’UOIF est un atout pour réduire les Maghrébins à leur religion.
Ramadan représente au contraire l’échec du communautarisme.
« Monsieur Sarkozy » savait très bien qu’en forçant Tariq Ramadan
à choisir entre le Coran et le respect de la dignité et de la vie des
femmes adultères, il obtiendrait une interprétation des textes. Pourquoi
avoir choisi de lui couper l’herbe sous les pieds, alors qu’il
tentait de convaincre la communauté de prononcer un
moratoire définitif ? Pourquoi Sarkozy n’a-t-il pas posé la même
question à l’imam d’Al-Azhar, lorsqu’il est allé quémander son

1 Tariq Ramadan a, depuis, intégré une prestigieuse université britannique et a
été convié par Tony Blair à intégrer la Task Force, créée juste après les attentats
de Londres pour contrer l’extrémisme et proposer des solutions afin de
rapprocher les communautés religieuses.

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soutien au sujet du vote de la loi contre les signes religieux à
l’école ?

Le principe même de cette démarche était d’ailleurs inacceptable :
depuis quand un ministre d’État demande-t-il à un chef religieux, de
surcroît étranger, de légitimer un vote des députés français? La
réponse du cheik, Mohamed Sayyed Tantaoui, fut d’ailleurs très loin
d’être une victoire pour la république ou la cause des femmes. Non
seulement il a soutenu que le voile serait une obligation divine pour
la femme musulmane, mais il a déplacé le débat sur un terrain qui
n’est pas celui des valeurs humanistes universelles mais de la diplomatie
:

« Je ne permettrais pas à un non-musulman d’intervenir dans les
affaires musulmanes, mais de la même façon, je ne me permettrais pas
d’intervenir dans les affaires non musulmanes. »

Le bilan de cette consultation religieuse est un sacré mauvais coup
pour un défenseur des Lumières : comment parler sur cette base d’universalité
des valeurs et de laïcité? D’autant plus que Nicolas Sarkozy
n’hésite pas à décocher quelques flèches bien acérées contre les adorateurs
de l’Universel puisque ce dernier ne serait pas une garantie
pour le respect de la liberté humaine. Ce discours est celui de la
contre-révolution depuis… les Lumières. Mais il est vrai que lorsque
Sarkozy s’abaisse à parler de « sectes », c’est pour citer les
«marxistes » et les partisans des « universaux » (valeurs abstraites et
universelles).

La gestion des banlieues : une affaire de religion

Sarkozy ne voit donc que la religion pour sauver les fils d’immigrés.
La République française n’aurait-t-elle rien à leur offrir culturellement,
socialement, économiquement, politiquement? Un gosse
endoctriné serait-il par essence moins délinquant qu’un autre?

Ne nous leurrons pas : ce discours sert à faire l’impasse sur l’insécurité
sociale et l’insécurité civile qui règnent dans trop de cités. Mais
comme Sarkozy est tout de même en charge du dossier depuis pas mal
d’années, sa réponse est toute prête pour justifier son incurie : « On a
surestimé l’importance des questions sociologiques. » (sic). Sous-
entendu : on a gravement sous-estimé le phénomène religieux. Est-ce
pour cela que Sarkozy grossit volontairement le nombre de musulmans?
Cinq millions est un chiffre politique donnant l’illusion d’une
masse (avec tout ce que cette image véhicule) « indigérable », sauf à
signer un nouvel Édit de Nantes avec un Islam de France.

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La lecture que Sarkozy propose de la société est sociologiquement
absurde : « La question sociale n’est pas aussi consubstantielle à
l’existence humaine que la question spirituelle. » Ce point de vue est
de nature théologique et non pas scientifique ni même républicain.

Mais pourquoi cette volonté d’instrumentaliser le religieux? Sarkozy
ne nous fera pas croire qu’il est habité par l’amour de l’Orient.
Son objectif ne serait-il pas d’importer en France, sous couvert de pluralisme
religieux, la thèse du « choc des civilisations »?

Voilà pourquoi Sarkozy ne cesse depuis des années de jeter de
l’huile (pas même sainte) sur le feu (congrès de l’UOIF, affaire du
voile, affaire du préfet, institution du CFCM, voyage en Israël, etc.).

Il a cru pouvoir déstabiliser Chirac avec la question religieuse.
C’était, avouons-le, plutôt bien joué puisque la commission Stasi,
contre-feu chiraquien, s’est pris les pieds dans le tapis (de prière) en
raison de son refus de faire véritablement une lecture politique des
enjeux. Ce coup du voile permettait d’isoler davantage encore les
musulmans. Sarkozy espérait-il que les autres Français (catholiques,
juifs, gays, etc.) se mettraient aussi à fonctionner sur le modèle communautariste?

Le « bien commun » sauce Sarkozy

Mais le pire, avec Nicolas Sarkozy, est toujours à venir : après le
coup du lien social religieux, on pensait cependant avoir touché le
fond. C’était sans compter avec sa volonté de faire remonter le fiel.

Saint Nicolas a donc expliqué que les mécréants ont la vue courte.
J’avoue : je suis un sans-dieu, un sans-morale, un sans-culture. Je n’ai
fréquenté que l’école publique et mis les pieds dans des enceintes religieuses
(catholiques, protestantes, musulmanes, etc.) et maçonnes
uniquement pour dénoncer son grand ami, le scientologue Tom
Cruise. Je serais donc, selon Sarkozy, un pauvre hère fermé à la question
du sens, sauf, bien sûr, car il est malin, à ce que mon sens moral
soit dû, malgré moi, à un reste d’imprégnation religieuse inconsciente
:

« Est-ce que l’idéal républicain peut répondre à toutes les questions que
se pose l’homme? Qui oserait le dire? […] les valeurs républicaines
n’ont pas la prétention, car ce n’est pas leur domaine, de répondre à cette
question essentielle : tout cela a-t-il un sens? »

Halte là! Que veut nous dire Sarkozy? On sait déjà grâce à lui qu’il
n’y a de véritable lien social que religieux, on découvre maintenant
qu’il n’y aurait de morale que religieuse :

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« La morale républicaine ne peut répondre à toutes les questions ni
satisfaire toutes les aspirations. La vie spirituelle constitue généralement
le support d’engagements humains et philosophiques que la
république ne peut offrir, elle qui ignore le bien et le mal. »

La république, nous dit frère Sarko, n’est pas la finalité de
l’homme. L’enseignement de la philo, ça ne vaudrait pas un prêche
à l’église ? Personnellement je garde Spinoza et je lui laisse Paulo
Coelho.

Cette provocation était pourtant encore préférable à ce qui suit :
« Si l’Église de France n’a pas le souci des pauvres, qui l’aura ? »
Je ne voudrais pas fâcher Sarko, mais on appelle cela la sécurité
sociale! Comment s’étonner ensuite qu’il la brade au profit des
bonnes oeuvres :

«L’éducation religieuse oblige à sortir de soi et elle ouvre son coeur
à des dimensions qui le dépassent : l’altérité, la vie comme projet spécifique
voulu par Dieu, le monde comme destin spécifique auquel chacun
prend sa part. »

Les « restos du coeur » seraient-ils plus sarkozyens que le revenu
universel ?
L’État sarkozyen veillera donc à la fortune des religions. Financièrement
d’abord, Sarko n’y va pas avec le dos de la cuillère :

« On trouve naturel que l’État finance un terrain de football, une
bibliothèque, un théâtre, une crèche, mais à partir du moment où les
besoins sont cultuels, l’État ne devrait plus engager un centime » ; « Il
est temps de poser la question du financement national des grandes
religions et celle de la formation “nationale-républicaine” des
Ministres du culte ».

Culturellement ensuite. L’école publique devrait veiller à la
bonne fortune idéologique des religions. Surtout pas en suivant
l’idée d’un enseignement des religions à la sauce laïque comme le
proposait le philosophe républicain Régis Debray. Un enseignant
n’a pas à commenter des textes religieux, sous peine de froisser la
susceptibilité des croyants. Qu’ils se contentent de rappeler les
vérités de foi des diverses Églises : il n’y a qu’un Dieu, il existe une
vie après la mort, il y a une possibilité de rédemption, etc.

Les laïcards peuvent cependant encore brûler un cierge dans les
écoles. Le sarkozysme campe dans une version faible des thèses qui
circulent, aujourd’hui, sur la laïcité dans le monde anglo-saxon. On

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se souvient par exemple du livre The God Gene (Dieu est dans les
gènes) dans lequel Dean H. Hammer faisait de l’athéisme une
maladie.

Le sarkozysme et la tentation apparente d’un État fort

Nicolas Sarkozy ne pourrait pas jouer son numéro de père fouettard
si l’air du temps idéologique ne s’y prêtait pas. Son hymne en
faveur d’un « État fort » est une pauvre traduction des débats américains.
Comment concilier cet objectif avec le recul de la loi et l’affaiblissement
de l’État que toute sa politique promeut ?

Son « État fort » risque de n’être qu’un État policier, c’est-à-dire
l’exact opposé de ce qu’il prétend être. Le sarkozysme cache en
réalité, derrière son hymne à un État fort, le culte du chef fort.

La notion d’État fort : une invention de Leo Strauss

Nicolas Sarkozy n’a pas trouvé tout seul l’idée d’un « État fort »
au sens que lui donnent les partisans de la révolution néo-conservatrice.
La paternité en revient à Leo Strauss, philosophe d’origine
allemande, réfugié aux États-Unis, dont il devient citoyen en 1944.
Il enseignera à l’université de Chicago entre 1953 et 1973 et
publiera de nombreux livres. Sa philosophie sous-tend toute la doctrine
américaine actuelle. Un journaliste a pu dire que, si quelques
dizaines de straussiens avaient été éloignés sur une île, il n’y aurait
pas eu de guerre en Irak.

Leo Strauss aura de nombreux disciples comme Allan Bloom, ce
chancre de la lutte contre le relativisme et toute pensée de gauche.
Il fut lui-même l’élève et le collaborateur de Carl Schmitt, principal
juriste du troisième Reich et admirateur de Mussolini.

Leo Strauss refuse tout relativisme des valeurs, qui serait à la
base des deux totalitarismes du XXe siècle. Il existe, selon lui, un
droit naturel, « étalon du juste et de l’injuste », valable n’importe
où et n’importe quand. Il ajoute, cependant, ce qui fonde son originalité,
que cette suprématie des valeurs occidentales rend légitime
l’usage de la force dans de nombreuses situations. Strauss est
connu pour être le théoricien de la loi du plus fort, c’est-à-dire des
droits de l’impérialisme américain.

Strauss ne cesse de le dire : la question fondamentale est celle du
choix du régime c’est-à-dire de ses institutions politico-juridiques.
Il considère que, la démocratie étant naturellement faible, il faudrait
donc la rendre plus forte en la limitant et en prenant appui sur
la religion. Le but du politique est, selon lui, de façonner l’esprit

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des hommes. Il faut pour cela rejeter l’héritage de la philosophie
des Lumières, responsable, à ses yeux, du rejet des valeurs, et
admettre, à la place de ce relativisme décadent, l’existence d’un
« Bien supérieur ». La religion serait alors très utile pour entretenir
les illusions des masses. Le philosophe devrait, lui, conserver son
esprit critique et s’adresser au petit nombre, dans un langage codé
intelligible par cette seule méritocratie vertueuse.

La politique straussienne est celle du renforcement de l’État policier
et du pouvoir religieux, bref, une sorte de nouveau mariage du sabre
et du goupillon, ou, mieux encore, de Big Mother et Big Brother.

Les libertés individuelles pesant bien peu au regard des intérêts
stratégiques de la puissance américaine et de la nature des dangers,
comment s’étonner que les États-Unis deviennent un laboratoire du
tout-sécuritaire ? On y impose comme normales des pratiques de
contrôle réservées jusqu’alors aux délinquants – fichage électronique
des empreintes digitales, de la rétine, tatouages sous-cutanés,
etc.

Cette politique fait entrer l’humanité dans une ère biopolitique.
Elle constitue un nouveau pas vers ce que Michel Foucault appelait
l’animalisation progressive de l’homme par des techniques de plus
en plus sophistiquées. Le philosophe italien Giorgio Agamben,
pouvait avec raison écrire que « le paradigme politique de l’Occident
n’est plus la cité, mais le camp de concentration 1 ». Nous passerions
peu à peu d’Athènes à Auschwitz.

La lutte contre la délinquance

Le discours sarkozyen en matière de lutte contre la délinquance
colle totalement aux propos des théoriciens libéraux qui proposent
d’adopter dans ce domaine une approche purement économique. Il
ne serait pas nécessaire de changer la société pour éradiquer le
crime, il suffirait de le rendre particulièrement coûteux.

Le prix Nobel d’économie Gary S. Becker est l’un des pères de
cette nouvelle approche. Il s’en prend ouvertement aux nombreux
intellectuels qui ont prétendu que « le crime serait insensible aux
condamnations et aux châtiments car il résulterait de l’aliénation et
des injustices, qui comprennent les conditions inacceptables de la
vie en prison 2 ». La gauche serait donc responsable de la délinquance.

1 In Le Monde du 10 janvier 2004.
2 Article de Business Week, 1985, traduit par Hervé de Quengo, in site
herve.dequengo.free.fr/Becker/Becker1.htm

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Le crime répondrait au contraire à un banal calcul économique.
Les mêmes auteurs considèrent, d’ailleurs, que l’amour et l’amitié
s’expliqueraient également par un calcul coût-avantage.

Il suffirait d’augmenter le coût du crime pour le faire disparaître :
« Le crime est devenu un métier plus attrayant au fur et à mesure
que la punition est devenue moins probable et moins sévère […] les
crimes contre la propriété diminuent quand les châtiments sont plus
probables et plus sévères. » Gary S. Becker propose tout un programme
pour faire baisser les crimes, notamment chez les jeunes
de 15 à 24 ans plus enclins, selon lui, à violer la loi : renforcement
des forces de police, développement de peines plus lourdes, exemption
des jeunes des lois sur le salaire minimum car « ces lois éliminent
les jeunes non qualifiés du marché du travail et augmentent
leur taux de chômage. À son tour, ce chômage incite les jeunes à
s’engager sur la voie du crime, et particulièrement des crimes
contre la propriété 1 ».

Le sarkozysme : une droite sécuritaire insécurisante

« La police, ce n’est pas du social. Vous êtes là pour arrêter les
voyous, pas pour organiser des matchs de foot. » (Sarkozy en déplacement
à Toulouse)

Fallait-il vraiment prendre les lois Sarkozy au sérieux ? L’opposition
aux nouveaux textes n’a-t-elle pas satisfait finalement à la
nature essentielle de ces lois en participant à leur caractère de poli-
tique-spectacle ?

Il est vrai que les lois Sarkozy n’innovent pas beaucoup. Elles
caricaturent des textes déjà existants, comme la loi sur la sécurité
intérieure du gouvernement Jospin. Leur portée idéologique est
cependant différente, puisque ce que Sarkozy cherche, ce n’est pas
le rétablissement de la puissance de l’État, c’est à donner des
« classes populaires » l’image de « classes dangereuses ».

Sarkozy ne restera pourtant pas comme le ministre des rafles
dans les cages d’escalier puisque son texte (deux mois de prison et
3 750 euros d’amende) s’est avéré impossible à mettre en oeuvre.
Ces lois imbéciles condamnent la police de terrain à exécuter des
missions toujours plus irréalistes, favorisant ainsi des îlots de tension
et d’escalade.

Sarkozy s’est fait une spécialité du respect de l’ordre :

1 Ibidem.

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«Pas un centimètre carré de notre république ne doit rester une zone
de non-droit. » (France 2, 9 décembre 2002).

Son bilan est pourtant pour le moins mitigé, voire franchement
négatif. Les collèges sont toujours des lieux de grande violence. Il dit
pourchasser le petit délinquant mais est incapable de récupérer les
« territoires perdus de la république 1 ». Il se défausse sans cesse sur
les erreurs de ses prédécesseurs, de gauche comme de droite.

Il n’évitera pas, en revanche, le piège de la brutalité. On a assisté,
sous son ministère, à une augmentation de presque 100 % des violences
policières, ce qui s’explique incontestablement par son discours
musclé. Il croit s’en sortir en annonçant la mise en place de
caméras dans les véhicules d’intervention pour « fliquer les flics ».

Sarkozy aime répéter que « la sécurité est la première des libertés »,
mais il oublie que la Déclaration de 1789 parle non de sécurité, mais
de sûreté contre l’arbitraire de l’État.

Sarkozy bouge beaucoup, parle davantage encore. Il sillonne le pays
et court les commissariats. Mais pour quels résultats, si l’on ne se
contente pas de statistiques flatteuses mais nécessairement bidons?

Sarkozy a-t-il gagné sa « guerre » contre les banlieues? La délinquance
et la désespérance y ont-elles baissé? Les petits trafics qui
pourrissent la vie des cités ont-ils disparu?

Sarkozy fut-il plus efficace dans sa lutte contre le grand banditisme
et la délinquance financière et économique? A-t-il réglé le dossier des
Roms et Roumains en situation irrégulière malgré son battage médiatique?

On se souvient de l’exécution publique par Sarkozy d’un commissaire
à Toulouse (censé faire trop de prévention) et d’un préfet en
Corse. Mais qui a en mémoire son échec cuisant dans l’affaire des
opposants iraniens, avec l’arrestation sans raison et la détention arbitraire
des plus hauts dirigeants de l’Organisation des Moudjahedines
du Peuple, dans le but de donner des gages au gouvernement iranien?
Qui se souvient également de son échec dans l’affaire du mystérieux
groupe AZF?

Il est extraordinaire de voir comment Sarkozy, alors ministre de
l’Intérieur, est parvenu à s’exonérer de toute responsabilité dans les
quinze milles morts de la canicule. Selon lui, aucune information de
nature sanitaire n’a été transmise à son cabinet avant le 12 août,
lorsque le nombre croissant de décès a posé des problèmes aux
entreprises de pompes funèbres de Paris et de la région parisienne.

1 Titre d’un ouvrage collectif paru aux Éditions mille et une nuits, 2002.
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« Nous sommes passés à côté de ce drame », a-t-il déclaré devant la
Commission parlementaire, excluant avoir voulu minimiser la réalité
sanitaire.

Sarkozy aime se présenter comme le premier flic de France. Il en
rajoute dans ce domaine, sachant y gagner facilement une popularité
à coup de déclarations fracassantes et de mesures symboliques :

« Les forces de police ont besoin d’être considérées, respectées, j’allais
dire aimées »; « Le gouvernement est décidé à vous donner les moyens
et à vous soutenir pour éradiquer l’explosion de violence à laquelle le
pays est confronté » (Nicolas Sarkozy, 17 mai 2002)

« Puisque désormais on attaque la police de proximité, il faudra donner
à celle-ci les moyens de se défendre. Une autorisation d’usage des
flash-balls pour les policiers de proximité qui se trouvent près des cités
difficiles et dangereuses va être donnée. » (Nicolas Sarkozy, 30 juin
2005).

Cette autorisation donnée à la police de proximité de se servir de
flash-balls (balles en caoutchouc) comme les Brigades Anti-Criminalité
lui valut aussitôt cette réplique de Michel Tubiana, président de la
Ligue des Droits de l’Homme :

« Une généralisation des flash balls marque une escalade des mesures
sécuritaires »; « Le gouvernement privilégie les effets d’annonce et les
opérations coups de poing. »

Sa politique comme ministre de l’Intérieur n’est que le pendant
sécuritaire de sa politique antisécuritaire comme ministre de l’Économie
et des finances.

Il est vrai que Sarkozy sait mélanger les cartes. Il oublie parfois que
le rôle de la justice n’est pas de se mettre à la place des victimes, mais
tout simplement de dire le droit :

« Le devoir de l’État est d’être efficace. Demain, aucun criminel ne
pourra se sentir à l’abri. Et il faudra suivre les victimes avec plus d’attention,
moderniser notre conception de la victime dont la prise en charge
psychologique avec la création dans chaque département d’une Commission
d’urgence médico-psychologique et nous devons aussi porter plus de
considération aux victimes. Avant de penser aux droits des délinquants,
penser aux droits des victimes et replacer celles-ci au centre des missions
de l’État […] Les victimes méritent davantage de considération que les
coupables. » (Nicolas Sarkozy, lors de la journée d’information des
associations de victimes d’infraction)

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Classes populaires, classes dangereuses

« Je ne veux pas que le domicile conjugal soit interdit à la police
entre 9 heures du soir et 6 heures du matin. » (Nicolas Sarkozy)

On sait que les libéraux ont souvent criminalisé les milieux populaires
au cours de l’histoire, mais on croyait cette époque révolue.
Nicolas Sarkozy a établi de nouvelles « classes dangereuses » en
désignant à la vindicte les prostituées, les mendiants, les sans-
papiers, les squatters et les « jeunes », au besoin en créant de toutes
pièces de nouveaux délits.

Sarkozy conduit une véritable politique de père gribouille derrière
une apparence de père fouettard :

« La loi doit de nouveau faire peur à ceux qui empoisonnent la vie
d’autrui et la multirécidive doit être beaucoup plus sanctionnée. »
(Assemblée Nationale, 2 décembre 2003)

Sarkozy est le champion de l’annonce de mesures inapplicables :
emprisonnement pour insultes à enseignant, amende aux parents
d’élèves qui sèchent les cours (jusqu’à 2 000 euros, soit plus que le
salaire minimum mensuel). Ces mesures sont, il est vrai, plus
faciles à prendre que celles permettant de lutter véritablement
contre la démotivation des élèves, contre l’absentéisme et pour
réinsérer les élèves dans la communauté éducative.

Les drogués sont par définition coupables

« Il n’y a pas de drogue douce et de drogue dure. Il n’y a pas de
petite consommation personnelle. Il n’y a pas d’expérience individuelle.
Il n’y a pas de jeunes libres et branchés. Il n’y a que des
drogues interdites et des usagers qui transgressent la loi. » (Nicolas
Sarkozy, Le Monde du 25 avril 2003)

On assistera à plusieurs mois de campagne alarmiste sur le thème
d’une « épidémie de consommation chez les jeunes » et des ravages
du cannabis : cannabis au volant, cannabis et mineurs, cannabis et
délinquance, cannabis et cancer, etc.

Pourquoi ce discours alarmiste alors que nos lois sont déjà les
plus répressives du monde? On supprimera finalement la peine de
prison ferme qui punit le simple usager. Sanction toute théorique
d’ailleurs, puisqu’elle n’était plus appliquée depuis 1991.

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Les prostituées sont par définition coupables

L’Office central pour la répression de la traite des êtres humains
estime entre 15000 et 18000 le nombre de prostituées en France,
dont 63 % environ d’étrangères. 10 000 environ travaillent sur
Paris. L’objectif avancé par Sarkozy serait de juguler le proxénétisme.
Mais pourquoi s’en prendre, dans ce cas, directement aux
prostituées en faisant du racolage passif un nouveau délit passible
de prison?

La loi Sarkozy, loin de réduire l’influence des proxénètes, est surtout
accusée par les associations spécialisées d’avoir augmenté la
clandestinité et rendu les conditions d’exercice plus insupportables.
Cette répression est surtout ciblée contre les prostituées étrangères.
Il y aussi le développement de nouvelles formes de prostitution
plus clandestines : explosion des salons de massage, usage d’Inter-
net, etc.

Les mendiants sont par définition coupables

Sarkozy menace d’une peine de prison de six mois et 3 750 euros
d’amende ceux qui mendient « sous la menace d’un animal dangereux
». Le fait de ne plus pouvoir justifier de ressources correspondant
à son train de vie, tout en étant en relation habituelle avec
un ou des mendiants est assimilé à une exploitation et coûtera trois
ans de prison et une amende de 45 000 euros.

Les gens du voyage et les sans-logis sont coupables

Sarkozy prévoit une peine de prison de six mois et une amende
de 3 750 euros pour les gens du voyage, les vagabonds et les
familles sans domicile qui s’installent sur un terrain sans autorisation
préalable du « propriétaire ou du titulaire du droit d’usage ».

Les sans-papiers sont par définition coupables

Tout étranger dont le comportement a « constitué une menace
pour l’ordre public » sera renvoyé dans son pays.

Le sarkozysme a besoin de fabriquer sans cesse de nouvelles
délinquances, d’où ces discours hystériques sur la drogue ou les
rumeurs mensongères entretenues sur les tournantes, etc.

Il en a besoin pour instaurer un sentiment d’insécurité et faire
oublier ses échecs répétés sur le front des vrais problèmes de criminalité.
Cette stratégie est électoralement payante, car elle lui permet
de se complaire dans une gesticulation vaine et de multiplier

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les propos moralisateurs ou démagogiques. Elle est également politiquement
efficace, car elle légitime, par avance, toutes ses lois
liberticides et sa reprise des thèmes de l’extrême droite.

Le sarkozysme apparaît comme une formidable régression lors-
qu’on constate comment sa moralisation du discours juridique
s’inscrit contre la tendance séculaire de la science criminelle.

Sarkozy fait ainsi du cas de quelques récidivistes un prétexte, non
seulement pour occuper à moindre frais les médias, quitte à nuire
au travail de fond réalisé par les équipes judiciaires et sociales, mais
aussi pour justifier une réforme complète de la conception de la
sanction pénale en prenant, une fois de plus, modèle sur la justice
américaine :

« Combien de temps va-t-on tolérer qu’un individu, condamné à la
perpétuité, parce qu’il a tué, ressort 13 ans après, pour retuer ? »

La solution serait donc non seulement d’envisager un systématisme
des peines (contraire au principe républicain d’individualisation
des peines), mais aussi de traiter à part le cas des
multirécidivistes. Un autre moyen serait d’« associer un représentant
des associations de victimes aux décisions de remise en liberté
conditionnelle » afin que ce ne soient plus seulement « les magistrats
qui décident » :

« Les victimes ont leur mot à dire quand on relâche des assassins,
des criminels ou des délinquants. »

Sarkozy confond une fois de plus « État fort » et « État policier ».
Il oublie qu’un « État fort » repose sur un véritable consensus
social. Il ne peut y avoir d’État fort dans le cadre de l’affaiblissement
de l’État tant au niveau idéologique que matériel (les moyens
mis en oeuvre). Nicolas Sarkozy devrait donc réfléchir à deux fois
avant de s’en prendre systématiquement aux fonctionnaires, et
notamment aux juges. Il devrait également s’interroger avant d’annoncer,
avec un plaisir non feint, sa volonté de couper dans les
effectifs des fonctionnaires. L’État sarkozyen est en réalité un État
rabougri, mais violent.


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Chapitre 2

Le sarkozysme contre l’égalité

«L’égalité républicaine cela ne signifie pas que nous devons tous
avoir le même salaire, le même appartement, le même métier, finalement
la même vie. Cela signifie que celui qui travaille plus doit gagner
plus. Et que celui qui cumule le plus de handicaps sera davantage aidé
par l’État. Cela s’appelle l’équité républicaine, je la préférerai toujours
à l’égalitarisme. » (Nicolas Sarkozy, discours du Bourget)

Le sarkozysme s’invente un ennemi imaginaire, l’égalitarisme,
pour mieux le combattre et commettre des dommages collatéraux sur
l’idée même d’égalité. Peu de notions sont autant chargées de sens et
d’émotions en raison des combats menés en son nom. S’en prendre
à l’égalité, c’est viser la mémoire.

Le sarkozysme bénéficie, pour cela, des victoires déjà remportées
par la révolution néo-conservatrice internationale contre ce terme
fétiche. Il faut bien admettre qu’à l’exception de quelques cercles
ultras, la droite française avait perdu, depuis Vichy, le mode d’emploi
de la critique anti-égalitaire, tant ce point de vue semblait honteux et
coupable. Une partie de la droite ne cessait de culpabiliser et refoulait
ce qu’elle considérait comme un point aveugle de sa théorie.

La gauche avait beau jeu de dénoncer son caractère anti-social. La
pression a aujourd’hui changé de camp.

Les partisans de l’égalité sont de nouveau acculés à sa défense face
à des adversaires revigorés, alors qu’eux-mêmes sont devenus désarmés
et comme sonnés face aux nouvelles arguties anti-égalitaires.

Le sarkozysme s’est fait une spécialité d’introduire en France les
débats qui ont secoué les États-Unis. Il est donc utile de nous y reporter
pour savoir à quelle sauce le sarkozysme veut nous manger.

Nicolas Sarkozy aime se présenter comme un pragmatique,

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contrairement aux autres leaders politiques, tous adeptes de ces
« abstractions » si françaises. Il faut pourtant croire que, sur ce terrain
comme sur d’autres, Sarkozy est inspiré par le mauvais génie
de la révolution néo-conservatrice américaine, car chacun de ses
combats épouse fortement ses positions.

Nicolas Sarkozy ferait-il du néo-conservatisme sans le savoir ou
pire encore sans le dire ?

La critique de l’égalité n’a pas été immédiatement frontale. Les
néo-conservateurs s’en sont pris d’abord à la notion de pauvreté. La
logique de ce discours est connue. Sans théorie de la pauvreté, il
n’est pas possible d’en parler. Et s’il n’existe pas de pauvreté comment
peut-il y avoir un État-providence censé la combattre ?

La critique de l’égalité est venue juste après cette première victoire.
Les néo-conservateurs ont expliqué que l’égalitarisme
menace dès lors que l’on veut une égalité de résultats, puis ils ont
déboulonné l’idée d’égalité de moyens. Ils s’en sont ensuite pris au
concept même d’égalité, jugé économiquement stupide, politiquement
dangereux et moralement abscons. Ils se sont finalement posé
la question de savoir s’il est légitime de condamner ceux qui remettent
en cause l’idée d’égalité humaine. Le racisme est, selon certains,
une idée comme une autre, antipathique certes mais
inséparable du droit de propriété. Les premiers travaux pratiques
ont suivi : nouvelle politique en matière d’immigration choisie,
débat sur les discriminations positives, projet de désétatiser totalement
l’école et la sécurité sociale, etc.

La critique de l’idée de pauvreté

Cette première attaque contre l’idée même de pauvreté n’est pas
la moins importante, compte tenu de ses implications économiques
et sociales.

Les sarkozyens de toute obédience mettent tout d’abord au défi
les défenseurs des « pauvres » de se mettre d’accord sur une définition
commune. Comment pourrait-on combattre ce que personne
ne serait en mesure de définir et de mesurer sérieusement ?

Non seulement il existe plusieurs définitions mais aucune ne
serait tenable :

« Il ne viendrait à l’idée de personne d’envoyer des fusées sur la lune
sachant que les calculs qui sont faits ont faux. Or qu’est-ce que l’on
observe à propos de la politique de lutte contre la pauvreté puisque
l’on dépense des milliards de francs pour la faire reculer à partir de

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mesures dont on sait qu’elles sont fausses 1.»

L’approche en termes de pauvreté relative serait absurde, car est
considérée comme pauvre toute personne dont le revenu nominal se
situe à la moitié du revenu médian. Ce coefficient de 50 % est totalement
arbitraire. Ensuite ce critère mesurerait non pas la pauvreté
mais l’écart de richesses. On aboutirait ainsi à des chiffres absurdes
comme les 5,5 millions de pauvres en France dont 1,1 million d’enfants
ou les 36 millions de pauvres américains. Le développement
des inégalités ne serait pas un critère pertinent car il serait indépendant
de la pauvreté :

«Avec 50 % du revenu moyen aux États-Unis, on n’est pas pauvre
en valeur absolue et on vit mieux que si l’on a le revenu moyen ou
même dix fois le revenu moyen dans un pays pauvre du tiers-monde.
Ce n’est pas la pauvreté qui est visée, mais les “inégalités” de revenu :
vaut-il mieux que tout le monde soit au même niveau de misère 2 ?»

Ce calcul ne mesurerait finalement que la jalousie.

L’approche en termes de revenu réel serait aussi stupide, puisque
serait pauvre toute personne qui ne pourrait consommer un certain
nombre de biens. Sont retenus les biens correspondant à la consommation
de plus de la moitié de la population et jugés indispensables
par plus de la moitié des gens. La pauvreté augmenterait donc avec
la richesse et l’avidité, bref, être pauvre serait seulement être
envieux.

L’approche en termes de satisfaction serait également aléatoire,
car serait pauvre toute personne qui estime que son revenu donne
un niveau de satisfaction inférieur au minimum qu’elle juge nécessaire
pour vivre. La pauvreté serait donc non seulement subjective,
mais névrotique.

L’approche en termes administratifs serait perverse, car serait
pauvre toute personne bénéficiant d’une aide dont l’objectif est de
lutter contre la pauvreté. Il suffirait donc de supprimer les aides et
il n’y aurait plus de pauvres.

Même les plus libéraux sont obligés de reconnaître que la misère

1 Bertrand Lemennicier et Olivier Maillard, « La pauvreté et ses mesures »,
1999, lemennicier.bwm-mediasoft.com/col_docs/doc_41_fr.pdf.; Lemmennicier
est un personnage central de la mouvance libérale : membre de la Société
du Mont-Pèlerin, économiste à Paris II, admirateur de Ayn Rand, membre du
Conseil scientifique de l’Institut Turgot, etc.
2 Dossier « Pauvreté », libres.org.

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existe dans les pays riches. Ils vont une fois de plus s’en tirer avec une
pirouette acrobatique. La pauvreté serait la conséquence directe de
l’existence de l’État-providence :

« Cette misère existe en dépit de 50 % de prélèvements obligatoires et
de redistribution, en dépit de l’État-providence, et probablement à cause
d’eux. Ce qui fait que l’État n’est pas la solution […] mais que l’État est
le problème. Pour réduire la pauvreté, ce qui est effectivement une nécessité,
il faut moins d’État-providence et plus de libertés créatrices de
richesses1.»

Trois autres idées sont considérées comme fausses.

Les pauvres ne vivraient pas en réalité dans des conditions difficiles.
Ils seraient même souvent beaucoup plus riches que les anciens
riches : les pauvres d’aujourd’hui ont le téléphone, le lave-vaisselle, la
voiture, le magnétoscope, etc. Ils sont même souvent propriétaires de
leurs logements.

La pauvreté étant généralement un simple phénomène transitoire, le
problème ne serait pas d’être pauvre, mais de le rester durablement.
Aux États-Unis, on pourrait être pauvre aujourd’hui et très riche
demain. La bonne question serait donc d’examiner s’il existe une
mobilité sociale. Mesurer la pauvreté sur une courte période serait
donc une erreur, puisqu’il faudrait considérer tout le cycle de vie de la
personne, voire même du foyer :

«Une réflexion théorique sur la notion même de pauvreté permet d’éliminer
de la mesure de la pauvreté : chômeurs ou femmes divorcées avec
enfants en situation de pauvreté transitoire, les ménages qui ne sont pas
pauvres par définition comme les ménages étudiants, riches de leur avenir
futur, les familles nombreuses, riches de la présence de leurs enfants,
les couples séparés, riches de leur indépendance, les couples dont l’un des
conjoints est au foyer. Simplement avec cette correction, on diminue de
plus de la moitié le nombre de pauvres. Si on mesure la pauvreté en
termes réels, comme on devrait le faire, on s’aperçoit que la pauvreté
n’est peut-être pas un phénomène aussi dramatique qu’on le dit 2.»

Selon Bertrand Lemennicier et Olivier Maillard, les jeunes ménages
ne seraient pas pauvres, car ils sont riches de leur fortune future, les
vieux ne seraient pas pauvres, car ils sont riches de leur fortune passée,
etc. La pauvreté devrait être mesurée avec des critères comme les
taux d’entrée et de sortie de la pauvreté, la durée moyenne de pau

1 Idem.
2 Bertrand Lemennicier et Olivier Maillard, op. cit.

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vreté, la pauvreté à plus ou moins deux ans ou dix ans, etc.

Le critère de la pauvreté économique serait de toute façon insuffisant
car il ne tient pas compte d’autres richesses comme l’indépendance,
le nombre d’enfants, la joie de vivre, les projets
individuels, etc.

La seule solution serait donc de suivre Hoppe lorsqu’il prône son
option « antifondamentaliste » en matière de pauvreté : toute idée de
pauvreté étant aléatoire, l’idée même de la combattre relèverait donc
d’un pur dogme.

Cette option permet de s’en prendre aux analyses de la pauvreté aux
États-Unis, jugées symptomatique des erreurs intellectuelles de la
gauche. Lisons le philosophe Guy Millière, conférencier au cercle
Bastiat :

« La définition officielle de la pauvreté aux États-Unis est une définition
dite “absolue” : est pauvre celui dont le revenu est inférieur à trois
fois le coût de la ration alimentaire pour vivre. Un seuil particulier est calculé
pour chaque famille en fonction de sa composition […] En réalité,
grâce à toutes les aides, la plupart des “pauvres statistiques” aux États-
Unis vivent dans des conditions de confort inconnues chez les pauvres
français : en 1997, 40 % possédaient leur logement, 70 % avaient une voiture,
97 % la télévision couleur et les deux tiers avaient chez eux l’air
conditionné1.»

Ce débat sur la non-pauvreté offre d’autres avantages. Il permet en
effet d’inverser la charge de la culpabilité. La révolution néo-conservatrice
renoue avec cette vieille recette idéologique qui consiste à
« déculpabiliser » les riches et à « culpabiliser » les pauvres. Les sarkozyens
admirent les États-Unis parce que les pauvres y sauraient être
responsables de leur situation. Ils chercheraient donc à s’en sortir par
le travail.

Nicolas Sarkozy opte visiblement pour un point de vue assez semblable
:

« Je veux voir si ceux qui me réclamaient du boulot tout à l’heure sont
prêts à se lever le matin […] Ce sera l’occasion de voir si on a eu raison
de vous faire confiance. » (Nicolas Sarkozy, 30 juin 2005, Cité des 4000,
la Courneuve)

Les États-Unis seraient, contrairement à la France des avantages

1 Compte-rendu de la conférence de Guy Millière, « La pauvreté aux États-
Unis », 29 septembre 2001, Lumières Landaises n° 41, cercle Bastiat.

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sociaux, une immense machine à fabriquer des riches, y compris chez
les pauvres. C’est bien connu, les Français seraient, eux, envieux et
jaloux des plus riches qu’eux. Lorsqu’ils passent devant une belle
demeure, ils ne se disent pas comme les Américains « si je travaille
beaucoup, je pourrai, un jour, me l’offrir », tout juste s’ils ne ressortent
pas de leur chaumière leurs fourches et leurs faux. Il faut croire
que c’est un atavisme français depuis les jacqueries du Moyen-Âge.

Salauds de pauvres!

« Je suis favorable à la création d’un contrat de travail unique et à
l’instauration de contreparties au versement de minimas sociaux. Il ne
faut pas non plus s’interdire de réfléchir à un système de sanctions pour
les chômeurs qui refusent plusieurs offres d’emploi. » (Nicolas Sarkozy)

Les sarkozyens ne manqueront jamais de vous expliquer que les
« pauvres » américains (si vraiment ils existent) ne peuvent être ni
des « travailleurs pauvres » ni des chômeurs, puisque il n’y a plus de
chômage aux États-Unis :

« Les sans-travail sont des personnes qui n’ont plus assez de ressort
pour chercher un travail, soit parce qu’elles font de la dépression, soit
parce qu’elles ont un problème de drogue ou d’alcoolisme, ou des déficiences
mentales légères 1.»

La pauvreté ne serait qu’un nouveau terme « politiquement correct
» pour désigner des malades mentaux et des asociaux incurables.
Préféreriez-vous les voir enfermer dans des asiles? Soyons honnêtes,
les pauvres sont d’abord des fous :

« Autrefois ces personnes auraient vécu dans des asiles d’aliénés.
Depuis une quarantaine d’années, la tendance a plutôt été de faire quitter
les hôpitaux psychiatriques à tous ceux qui ne présentaient pas de
danger pour la société. Ces personnes sont au nombre d’environ
700000 2.»

Les pauvres sont aussi responsables de leur mauvaise santé et de
leur mortalité beaucoup plus forte (mais leur vie vaut-elle le coup
d’être vécue?) :

1 Ibidem.
2 Ibidem.

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« On pourrait dire que les ouvriers ont une espérance de vie plus
faible parce qu’en général, ils surveillent moins leur régime alimentaire,
ils sont dans des régions où l’on boit sec, et on ne va pas volontiers
“au docteur” 1.»

Les Français devraient commencer par balayer devant leur chaumière,
plutôt que de critiquer le modèle américain qui nous offre
pourtant une recette simple. Elle consiste à renoncer à toute lutte
contre la pauvreté, car distribuer des aides sans aucune discrimination
aboutit à produire des pauvres et des filles-mères :

« La lutte contre la pauvreté qui se pratique aux États-Unis ne
consiste pas à aider les pauvres de façon à les laisser pauvres, mais à
leur donner les moyens matériels et moraux de sortir de la pauvreté. Et
ceci ne peut être fait qu’individu par individu, en agissant au plus près
de l’individu. Ceci ne peut être accompli par une administration. C’est
le sens du “conservatisme compassionnel” de George Bush, raillé en
France, mais parfaitement compris aux Etats-Unis 2.»

Nicolas Sarkozy s’avance sur ce terrain à pas feutrés, mais aussi
avec beaucoup de détermination :

« Je ne demanderai jamais la remise en cause des acquis sociaux,
mais je souhaite que l’on fasse le tri entre ce qui est acquis social et ce
qui n’est que le produit d’une habitude, d’une lâcheté, d’un oubli » ;
« Ce n’est pas un acquis social que de pouvoir bénéficier d’un minimum
social sans être contraint en contrepartie d’avoir une activité. »
(12 juin 2005)

La critique de l’idée d’égalité

La pauvreté ne serait pas la seule chimère que partagerait la
vieille gauche réactionnaire. L’idée même d’égalité devrait tomber
sous le feu nourri de la critique libérale puisque personne n’en a la
même approche.

Cette attaque frontale contre la notion d’égalité est l’étape qui
suit nécessairement la chausse-trape sur le chancre « égalitariste ».

Ce thème, avant d’être importé en France, a été longuement développé
dans les pays anglo-américains, notamment par John Baker,
de l’University College de Dublin :

1« La pauvreté, une sale maladie », 16 septembre 2000, in site
www.libres.org/francais/nvlettre/archives/nouvelle_lettre_637.htm.
2 Compte-rendu de la conférence de Guy Millière, ibidem.

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«L’égalitarisme souffre d’une confusion philosophique typique. Si
nous savons que nous croyons en l’égalité, en revanche, nous ne paraissons
pas être capables de dire ce qu’est l’égalité 1.»

Le sarkozysme militant s’en prend seulement à l’égalitarisme qui
vient jusqu’à Neuilly égorger nos femmes et nos enfants : « Aux
armes les possédants ! »

Le sarkozysme savant attaque non seulement l’égalité de résultats,
mais aussi l’égalité de moyens. Le sarkozysme malin recycle
les thèmes de « l’immigration choisie », des « discriminations positives
» et des « minorités visibles ». Le sarkozysme culotté s’en
prend à l’école publique, le creuset de l’égalité.

La critique de l’égalitarisme

Cette charge contre l’égalité est la plus fréquente, même si elle
s’avère superficielle. Sarkozy ne cesse de s’en plaindre comme
d’une calamité. Nous serions menacés d’égalitarisme :

« N’a-t-on pas détourné de son sens le mot égalité à force de nivellement
et d’assistance? » (Nicolas Sarkozy)

Cette thèse pourrait faire sourire au moment même où les associations
comme le Secours Populaire Français ou le Secours Catholique
ne cessent de nous alarmer sur le développement important de
la misère en France. Il faut donc croire que Sarkozy ne lit pas les
études de l’Observatoire des inégalités.

Il est vrai que le propos de Nicolas Sarkozy est d’une tout autre
nature. L’égalitarisme qu’il fustige n’est pas celui que mesure un
écart des revenus ou de patrimoines, mais simplement la volonté de
combattre les inégalités. L’égalitarisme est un mot-obus inventé
pour délégitimer l’ensemble des politiques de redistribution
sociale. On ne peut se dire anti-égalitaire, mais l’anti-égalitarisme,
lui, se porte bien. Il a presque un petit côté « révolté » qui fait passer
un gosse de riche de Neuilly-la-Bourge pour un héritier des
blousons dorés.

Le sarkozysme peut puiser sans relâche dans les textes des pères
fondateurs du libéralisme. Hayek ne fut jamais un chaud partisan de
l’égalité :

1 Revue permanente de philosophie politique, 1990, texte traduit de l’anglais
par Guillaume Dupont.

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« La sagesse populaire tient pour juste que celui qui travaille dur
gagne mieux sa vie que celui qui en fait le moins possible […] Si la
justice sociale tend à “corriger” ces inégalités-là, alors, disons-le tout
net, elle tourne le dos à la justice tout court, du moins à la justice
“méritocratique” 1.»

Sarkozy prend donc de plus en plus ouvertement des accents
hayekiens. La méritocratie est devenue la meilleure façon de combattre
l’idée d’égalité :

«L’égalité républicaine, ça n’est pas que chacun soit rémunéré au
même niveau. C’est, d’un côté, la reconnaissance du mérite car il est
normal que ceux qui travaillent plus gagnent plus, et c’est, de l’autre
côté, mobiliser les moyens pour aider ceux qui ont des handicaps ou
qui ne peuvent s’en sortir sans l’aide de la collectivité. » (N. Sarkozy,
discours d’installation comme président du Conseil Général des
Hauts-de-Seine, avril 2004)

La critique de l’égalitarisme de résultats

L’idée d’égalité serait fondée sur la notion de justice, or la société
ne peut être juste ou injuste, car elle n’a pas de volonté :

« Le fait que je sois riche ou pauvre ne peut être tenu pour juste ou
injuste […] Considéré en soi mon état est bon ou mauvais, mais ni
juste ni injuste […] Peut-on adresser à la société le reproche qu’elle est
injuste ? Ceci est très douteux 2.»

L’égalité serait la forme la plus dangereuse de cette erreur philosophique
qui consiste, depuis les Lumières, à prendre des grands principes
pour la réalité. L’égalité ne peut pourtant exister sauf, bien sûr,
à préciser l’égalité de quoi. Encore faut-il être, alors, pleinement
conscient que ce critère unique, qui fonde une égalité précise, ne peut
être que la négation d’autres particularités. Les individus ne pouvant
jamais être totalement égaux, sauf à devenir des clones, mieux vaudrait
abandonner définitivement un principe aussi flou et nocif.

L’idée même de prôner une égalité de résultats serait socialement
irresponsable. Elle aurait vite fait de ruiner l’économie et d’anéantir
l’amour du travail : les mêmes qui accusent les 35 heures de ruiner
les entreprises voyaient dans l’interdiction du travail des enfants
une charge totalement insupportable pour l’économie, qui devait
conduire à la faillite nos industries et au chômage.

1 Hayek in Droit, législation et liberté, PUF, 1980, pp. 104-105.
2 Ibidem, pp. 102-103.

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Ce discours anti-égalitaire n’est que la reprise d’une tradition de
négation de la question sociale. Sarkozy se rue sur les thèses angloaméricaines
avec la même fougue que la droite orléaniste lors-
qu’elle se rua, en son temps, sur le fameux discours au cours duquel
Gambetta déclara : « Il n’y a pas une question sociale. Il y a une
série de problèmes à résoudre 1.» On sait que cette formule devint
très vite « il n’y a pas de question sociale ».

Ce refoulement de la question sociale est un vieux réflexe libéral
qui permet d’opposer à sa propre responsabilité celle des victimes
de sa politique. La thèse est connue : personne ne peut se décharger
sur autrui de la charge de sa propre existence, sauf dommage
causé par un tiers.

Cette négation de la question sociale recycle in fine la vieille rengaine
réactionnaire selon laquelle les relations d’inégalités seraient
non seulement naturelles, mais providentielles parce qu’elles tisseraient
le lien social. Autrement dit : les pauvres ont besoin des
riches pour pouvoir vivre.

Cette vision erronée de l’égalité serait une maladie typiquement
française. Depuis 1789, il existerait deux façons de traiter la question
sociale. Soit en instaurant des obligations sanctionnables juridiquement
(comme le droit du travail), soit en postulant des
obligations morales non susceptibles, bien sûr, de sanctions juridiques
(un patron fait ce qu’il peut) mais en veillant à ce que la
« société civile » puisse développer librement ses bonnes oeuvres
(cf. : conservatisme compassionnel).

L’idéologue atlantiste Armand Lafferère le dit autrement : le
choix français de « l’égalité plutôt que de la liberté » serait une
erreur. Il y aurait moins de liberté en France qu’ailleurs, mais pas
moins d’inégalités qu’aux États-Unis. Les inégalités françaises
seraient différentes : avantages alloués par l’État ou les collectivités
locales, privilèges reconnus à la classe politico-administrativoassociativo-
syndicale, etc.2

La machine à faire des inégaux

Le sarkozysme est comme l’inconscient, il ignore totalement la
contradiction. Les mêmes qui s’émeuvent de cet égalitarisme qui
grignoterait la bonne société expliquent que l’État-providence ne
serait pas profitable aux miséreux. La « machine à faire des égaux »

1 Discours à la Chambre du 18 avril 1872.
2 In Commentaire, n° 81-82, printemps 1998.

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ferait des inégaux en fonctionnant à rebours. Cette thèse est soutenue
par David Friedman dans son article « Robin des bois est un
vendu 1 ». Les pauvres seraient tellement bêtes, qu’ils finiraient
toujours par financer les riches. On cite généralement, pour preuve,
les études supérieures et l’Opéra :

« Une autre conséquence possible – et peut-être probable – du fait
que, comme le disait Reiser : “les pauvres sont des cons”, serait que les
pauvres en question se feront constamment gruger, de sorte que le seul
égalitarisme des résultats soit suffisant pour qu’on se retrouve avec
une structure redistributive qui vole les pauvres au profit de beaucoup
plus riches qu’eux 2.»

La critique de l’égalité des chances

Les partisans de la révolution néo-conservatrice ne s’en prennent
pas seulement à l’égalitarisme, mais à l’option en faveur de l’égalité
des chances pour tous. Il n’est pas seulement reproché à l’État
de faire des égaux, mais de vouloir en faire. John Baker soutient
que cette revendication serait très pauvre puisque, considérée un
temps comme la figure de proue de l’égalitarisme militant, elle
serait aujourd’hui le moindre mal que préconiseraient certains réactionnaires.
Il serait donc impossible de se fier à une valeur aussi
molle mais perverse.

Hans Hermann Hoppe dénonce en effet dans ce sacro-saint principe
égalitaire un véritable cheval de Troie du socialisme, puisqu’il
pousserait les milieux populaires à se politiser et à revendiquer.

Les conséquences de cette révolte alimentée par les intellectuels
sont malheureusement connues : un peuple politisé devient la base
électorale de démagogues vivant du développement de l’État-providence
au prix d’une décadence de la société :

«L’idée d’“égaliser les chances” ne fait pas que stimuler la politisation
(au-delà du niveau généralement impliqué par les autres formes de
socialisme) […] Toute politique de distribution doit avoir une clientèle
pour la promouvoir et la défendre […] Ainsi, dans un système d’égalisation
des revenus et des patrimoines, comme dans celui d’une politique
de revenu minimum, ce sont principalement les pauvres qui
soutiennent la politisation de la vie sociale. Comme ils se trouvent en

1 in Vers une société sans État, Belles Lettres, 1991.
2 Patrick Madrolle, commentaire sur le texte « L’égalité des chances » de

H. H. Hoppe, extrait de Theory of Capitalism and Socialism, traduction
Guillaumat, in site www.liberalia.com/htm/hhh_egalite_chances.htm
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moyenne faire partie de ceux dont les capacités intellectuelles et
notamment verbales sont relativement faibles, cela conduit à une vie
politique qui manque singulièrement de raffinement intellectuel, pour
rester modéré. En gros, la vie politique tend à être parfaitement
ennuyeuse, stupide et atterrante, au jugement même d’un nombre
considérable des pauvres eux-mêmes 1.»

Hoppe explique alors que seul le refus de l’égalité des chances
serait bénéfique, puisqu’il augmenterait le pouvoir des gens riches
et intelligents :

«À l’inverse, si on refuse l’idée d’“égaliser les chances”, les différences
de revenu monétaire et de patrimoine deviennent licites et
même assez accentuées […] Dans cette arène politique-là, les riches
eux aussi peuvent prendre leur part. En fait, comme ils sont en général
ceux qui parlent le mieux, et comme imposer sa définition de ce qu’est
une chance bonne ou mauvaise est largement une question d’aptitude
à la rhétorique, c’est précisément le genre de jeu dans lequel ils sont le
mieux placés 2.»

La critique de l’égalité économique

Les plus grosses pointures du libéralisme n’ont jamais cessé,
depuis des siècles, de défendre non seulement la réalité mais le
principe de l’inégalité économique. Seul un maudit Français pour
continuer à communier dans Rousseau et croire encore dans une
quelconque égalité « naturelle » des individus !

Pascal Salin explique, dans Libéralisme, que toute critique du
capitalisme serait infondée, car elle reposerait sur une perception
fausse de la richesse. Les « partageux » s’imagineraient que les
« possédants » se sont approprié injustement des richesses préexistantes
dans la nature alors qu’ils les ont créées : « On considère
implicitement le plus souvent qu’il existe des richesses et que le
problème essentiel est de répartir ces richesses de la manière la plus
“juste” possible 3.» Cette erreur ne serait pas si grave si elle ne justifiait
pas un véritable crime contre l’individu lui-même à travers le
vol de sa propriété.

L’égalité n’étant pas naturelle, elle ne pourrait qu’être obtenue en
volant les riches. Il serait donc judicieux de modifier l’affirmation

1 Hans Hermann Hoppe, extrait de Theory of Capitalism and Socialism, Ludwig
von Mises Institute, traduit par François Guillaumat, 1989.
2 Ibidem.
3 Op. cit., pp. 67-68.

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« stupide » de Proudhon (la propriété, c’est le vol) pour inscrire au
fronton de nos centres commerciaux la nouvelle devise de la société
sarkozyenne : l’égalité, c’est le vol!

Cette chimère de l’égalité économique commencerait à polluer les
esprits dès que l’on parle de redistribution sociale et même simplement
de revenu national :

«Parler de “répartition du revenu national” consiste à légitimer
l’usage de la contrainte, [or] est illégitime toute appropriation par la
contrainte, la contrainte publique ou légale ne fait pas exception1.»

L’égalité économique constitue un crime contre les lois naturelles,
qui équivaut à réduire des êtres en esclavage. Il n’y a pas d’égalité
possible devant la propriété.

La critique de l’égalité politique

Les libéraux les plus conséquents ne sont jamais de farouches partisans
de la démocratie politique. La démocratie donnerait le pouvoir
à la masse inculte et par conséquent aux démagogues étatistes et syndicalistes.
La seule façon de gérer au mieux les affaires publiques
(s’il en existe) serait de les gérer le moins possible et d’en confier la
gestion à une aristocratie. Le principe un homme-une voix serait une
maladie dégénérative de l’humanité en proie au dogme égalitaire.

Certains chauds partisans du libéralisme et de la révolution conservatrice
n’hésitent plus à faire du racisme et d’autres délits idéologiques
des opinions. François Guillaumat, économiste, universitaire,
directeur, aux éditions des Belles Lettres, de la collection « laissez
faire », spécialisée dans la diffusion de la pensée libérale, explique
que s’opposer au racisme viole la propriété :

« Prendre de mauvaises décisions, porter de faux jugements par faiblesse
morale et intellectuelle est en soit vicieux, mais est-ce criminel?
Les vices ne sont pas des crimes […] Tant qu’il n’inspire aucune violation
physique de la possession légitime de quiconque, le racisme n’est
pas, et ne peut pas être un crime ni un délit et de ce fait ne constitue pas
un sujet de préoccupation légitime de la politique […] C’est donc un
leurre que de faire du racisme en soi un crime ou un délit, objet légitime
de l’action publique et du débat politique 2.»

1 Ibidem.
2 In « Le racisme comme leurre de la démocratie sociale », in site
aleric.club.fr/fg_racisme.htm

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Pascal Salin soutient, quant à lui, que si l’on veut interdire le
racisme, il faut interdire aussi l’amitié. Bigre !

La critique de l’école républicaine

La critique de l’école française est un morceau de choix. La
France a toujours voulu faire de son école républicaine un instrument
au service de l’égalité. Il faut donc en finir au plus vite avec
ce modèle.

Patrick Fauconnier (fondateur de la revue Challenges) appelle
dans La Fabrique des « meilleurs » 1 à mettre fin à notre usage
dévoyé de la méritocratie. Le retour à la vraie méritocratie passe,
bien sûr, par la fin du monopole de l’école, ce que promeut l’association
« créer-son-école ». Pascal Salin décrit avec délice ce à quoi
devrait ressembler le paysage de notre futur enseignement enfin
libéré :

« Que se passerait-il dans un système d’écoles privées et payantes,
les parents – ou certains d’entre eux – pouvant éventuellement payer
les études de leurs enfants avec des “bons d’éducation” ? Dans des
écoles véritablement privées […] les propriétaires de l’école pourraient,
en tant que tels, exercer un droit d’exclusion et celui-ci devrait
leur être laissé […] On rencontrerait donc probablement des écoles
appliquant des quotas d’élèves étrangers, des écoles ouvertes à tous,
des écoles réservées aux enfants d’une certaine origine nationale, religieuse,
ethnique ou raciale et même peut être des écoles racistes. Une
fois de plus, on peut être choqué de l’existence de ces dernières, mais
n’est-ce pas aux parents – responsables de la naissance de leurs
enfants – de décider de leur environnement 2 ?»

Le sarkozysme face à l’immigration

« Il est normal que la France souhaite accueillir des hommes et des
femmes à qui on peut donner un logement et un travail, plutôt que des
hommes et des femmes à qui on n’a à donner ni logement ni travail. »
(Nicolas Sarkozy)

La question de l’immigration est l’un des terrains privilégiés pour
qui veut saper les fondements républicains. Dans ce domaine, le
sarkozysme ne fait pas exception puisqu’il recycle les thèses américaines
déjà amplement débattues. Nicolas Sarkozy lui-même se

1 Éditions du Seuil, 2005.
2 Pascal Salin, op. cit., p. 251.

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veut le champion de « l’immigration choisie ». Ce terme, qui sert à
introduire l’idée de quotas inspirée des États-Unis, permet tout simplement
de saper les fondements de nos plus grandes valeurs juridiques.
Dominique de Villepin a bien vu le piège tendu par Nicolas
Sarkozy, c’est pourquoi, avant de céder, il a dans ce domaine
réaffirmé son hostilité à ce système contraire « à notre tradition
républicaine ». Preuve que les vents sarkozyens soufflent particulièrement
fort du côté de la droite.

L’immigration choisie

« Celui qui veut recevoir sa famille doit pouvoir effectivement justifier
d’un emploi, d’un logement et de moyens pour assurer une vie
décente à ses proches. Même chose pour l’aide médicale. Elle
témoigne de notre générosité, mais elle ne doit pas être détournée.
Aujourd’hui, un étranger en situation irrégulière a plus de droits aux
soins gratuits qu’un smicard qui paie ses cotisations, ce n’est pas
acceptable ! » (Nicolas Sarkozy)

Le mot d’ordre de l’immigration choisie fut introduit en France
par Pascal Salin. Un tel parrainage suffit à rendre méfiant et à se
douter que l’enjeu est de taille. L’économiste libéral avait d’ailleurs
pris moultes précautions pour le présenter :

« On connaît des exemples d’États qui ont défini des quotas d’immigration
diversifiés par nationalité d’origine ou par profession, mais
ces mesures sont généralement considérées comme discriminatoires et
l’on préfère donc – comme cela est le cas en France – des mesures
d’ordre général 1.»

Le choix serait entre une immigration de mauvaise qualité, subventionnée
par l’État, et une immigration choisie, économiquement
utile et socialement soutenable :

«L’immigration de “mauvaise qualité” est encouragée parce que les
immigrants peu formés ont d’autant plus d’intérêt à immigrer qu’ils
bénéficient dans les pays développés de ce que l’on appelle les “avantages
sociaux” […] Il en résulte qu’un immigrant peu formé reçoit, par
exemple en France, un ensemble de ressources, sous la forme de son
salaire direct et de son salaire indirect, très supérieur à la productivité,
c’est-à-dire à ce qu’il produit 2.»

1 Ibidem, p. 239.
2 Ibidem.

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Ce thème reprend, en apparence, tous les vieux poncifs contre les
immigrés, accusés de coûter trop cher, d’être responsables de l’insécurité,
d’un islam terroriste, etc. Il constitue l’une des principales
victoires du libéralisme dur.

L’argumentaire en faveur de cette nouvelle conception de l’immigration
a été développé par Hans Hermann Hoppe.

Il fustige donc d’abord les libéraux qui se croient obligés de baisser
la garde face à l’immigration pour rester de chauds partisans du
libre-échangisme. Ils n’auraient tout simplement pas compris que le
libéralisme concerne les biens, pas les hommes. Hans Hermann
Hoppe refuse toute analogie entre libre-échange et libre-immigration,
puis entre limitation des échanges et limitation de l’immigration
car les phénomènes ne seraient pas de même nature, les
personnes humaines pouvant bouger d’elles-mêmes et non les
objets. Hoppe explique que puisque chacun admet que le commerce
des biens et services suppose nécessairement l’invitation du (futur)
propriétaire, la vraie question n’est pas d’être pour ou contre l’immigration
mais de se demander si ce déplacement répond à une invitation
d’un propriétaire. Une autre question sera ensuite de
déterminer qui peut inviter un étranger et quel rôle doit être concédé
à l’État-gendarme.

Les partisans de l’immigration choisie distinguent deux positions.

Une position minimaliste conserve à l’État ses prérogatives
actuelles et donc, également, sa fonction protectrice de la propriété
privée. Dans ce cas, l’État doit seulement vérifier la réalité de l’invitation.
Sans invitation, l’immigration est un acte d’invasion et doit
être traitée comme telle, c’est-à-dire par l’expulsion immédiate et
manu militari. La décision d’accepter ou non une personne resterait
du ressort exclusif de l’État, mais en tant que producteur de la sécurité
intérieure. Le gouvernement agirait comme un simple propriétaire
en établissant annuellement des quotas, profession par
profession. Il y aurait cependant deux grandes limites à cette intervention
étatique. Si l’État refoule un immigré alors qu’un propriétaire
privé l’invite, il s’agit, dans ce cas, d’une expulsion forcée
injustifiable. Si l’État accueille, en revanche, un immigrant qu’aucun
propriétaire n’invite, il s’agit, dans cet autre cas, d’une intégration
forcée injustifiée.

La seule bonne attitude serait l’attitude maximaliste qui ne reconnaîtrait
à l’État que le droit d’agir à la demande de propriétaires. Le
droit d’admettre ou d’exclure des immigrés n’appartiendrait plus à

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l’État, mais à chacun des propriétaires privés considéré isolément.
L’admission d’un immigré sur la propriété de quelqu’un n’impliquerait
pas celle de résider ou de se déplacer sur celle d’autrui :

«La liberté de migration ne signifie pas qu’un “étranger” a le droit
d’aller là où il veut, mais qu’il peut aller librement là où on veut bien le
recevoir. Ce qui n’a pas de sens au fond, c’est le critère de nationalité :
il constitue une discrimination d’origine politique, de même que le protectionnisme
traite différemment les produits nationaux et les produits
étrangers 1.»

Ce thème de « l’immigration choisie » représente non seulement
un moyen pour exclure les immigrés du bénéfice des rares biens
sociaux encore existants, mais il permettrait aussi d’envisager de les
parquer dans certaines propriétés (des seules personnes qui les invitent).
Hoppe ajoute que l’immigration choisie faciliterait aussi la
privatisation totale du domaine public, y compris les rues et les
places. Elle justifierait la création de régimes juridiques spéciaux :

« ll y a aura autant d’immigration ou de non-immigration, d’exclusivité
ou de non-exclusivité, de ségrégation ou de non-ségrégation, de
discrimination ou de non-discrimination, que le désirent les propriétaires
individuels ou les associations de propriétaires. 2 »

Cette diversité juridique permettrait de remettre en cause le cadre
législatif national et à chaque propriétaire de rester libre. Les
exemples de ces « libertés » donnés par Salin font froid dans le dos :

« Si le propriétaire d’une maison refuse de la louer à quelqu’un qu’il
considère comme “étranger” (parce qu’il vient d’un autre pays, qu’il a
une couleur de peau différente, une autre culture ou une autre religion),
si le propriétaire d’une entreprise refuse d’embaucher pour les mêmes
motifs, cela peut nous choquer, mais nous devons reconnaître qu’ils en
ont le droit […] Il faut donc accepter le droit d’un individu à refuser
certains individus dans sa maison, dans son entreprise, dans sa copropriété,
quelles qu’en soient les raisons, même si le refus tient à ce que
ces individus sont perçus comme “étrangers” 3.»

1 Ibidem, p. 230.
2 Hoppe, « Pour le libre échange et une immigration limitée », article tiré du
Symposium sur l’immigration publié par The Journal of Libertarian Studies,
Volume 13 (2), été 1998, traduction par Hervé de Quengo, in site
herve.dequengo.free.fr/Hoppe/Hoppe1.htm
3 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., p. 233.

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Les perspectives radieuses que nous dépeint François-René
Rideau ne sont guère plus réjouissantes pour des citoyens encore
attachés aux valeurs de l’humanisme :

« La seule question est celle du respect de la liberté-propriété de
chacun […] si certains propriétaires veulent interdire, bien sûr à leurs
propres frais, l’accès de leur propriété à telle ou telle personne qu’ils
considèrent étrangères, c’est leur droit […] un propriétaire pourra
considérer comme un “étranger” à exclure toute personne qui refuse de
payer les droits d’entrée exigés à sa propriété (terrain, rue, route,
musée, hôtel, appartement, etc.) ou qui par son apparence, son comportement,
ou d’autres signes, lui inspirera la défiance quant à sa propension
à respecter la propriété si le propriétaire lui accordait un droit
de passage. Quels critères il emploie, c’est son affaire, sa responsabilité,
s’il choisit bien, il sera heureux et prospérera; s’il choisit mal, il
en subira les tristes conséquences 1.»

Hoppe use d’une formule plus qu’équivoque lorsqu’il écrit que la
partie invitante (l’entreprise) serait pleinement responsable de la
partie invitée (le salarié immigré), de la même façon que l’adulte
est responsable d’un enfant.

Nos champions de la liberté sont conséquents avec eux-mêmes,
puisque notre immigré pourrait sortir de sa réserve s’il accède lui
aussi à la propriété immobilière. Il obtiendrait même en supplément
d’âme la citoyenneté.

Hoppe est convaincu que toute politique d’immigration choisie
est une façon habile de soutenir à terme la privatisation du domaine
public (et de ses règles). Gary Becker propose, dans le même état
d’esprit, d’instaurer un marché des droits à immigrer ou même un
marché des droits à acquérir la nationalité. Chaque État annoncerait,
annuellement, la vente d’une certaine quantité de droits (à
devenir citoyen) et un prix d’équilibre s’établirait sur le marché.

Quelle immigration pour la France ?

«L’immigration du travail ne représente en France que 5 % du flux
d’immigrés. Cela n’a pas de sens. Je propose qu’il y ait chaque année
au Parlement un débat pour savoir de quoi et de qui nous avons besoin.
Même chose pour les étudiants étrangers. La France ne peut être le seul
pays au monde à ne pouvoir décider qui doit et qui ne doit pas entrer
sur son sol. » (Nicolas Sarkozy)

1 François-René Rideau in Page Libérale, janvier 2003, in site
fare.tunes.org/liberalisme/immigration.html

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Monsieur Sarkozy fait mine d’ignorer qu’il existe une vieille
opposition entre l’immigration américaine et française.

Les États-Unis sont, depuis leur fondation, une terre d’immigration
définitive. L’écrivain paysan Crèvecoeur le dit dès cette
époque : tout immigrant est un futur américain. Après l’afflux massif
des années 1900-1910, l’Amérique ferme ses frontières et
adopte une politique de quotas ethniques dans le but de sélectionner
une immigration de peuplement.

L’immigration fut, en revanche, toujours pensée en France
comme provisoire même si, depuis le début du XXe siècle, la France
est devenue le premier pays d’immigration au monde.

La France ne s’est cependant jamais considérée comme un pays
d’immigration, d’une part parce que cette dernière n’est pas
consubstantielle à sa construction nationale, d’autre part parce que
l’immigration ne fut jamais pensée comme facteur de peuplement,
mais comme facteur économique. Les immigrés sont une main
d’oeuvre temporaire, d’où la coexistence durable de deux marchés
de l’emploi.

Les historiens expliquent cette immigration économique comme
une conséquence de la Révolution de 1789. Le peuple, très vite
acquis à l’idée égalitaire et au goût de la petite propriété, aurait
longtemps refusé l’exode rural et la prolétarisation dans les villes.
La suppression des privilèges aurait également fait de la nationalité
le seul critère légitime pour différencier les Français des étrangers.
La France ne reconnaît depuis aucune discrimination fondée sur
l’origine ethnique, la religion, etc.

L’idée même de « minorité visible » est un manquement grave à
nos valeurs. Le merveilleux poème de Louis Aragon, L’Affiche
rouge, montre que c’est seulement pour Vichy et l’occupant nazi
que les résistants issus de l’immigration ont des sales gueules de
métèques, on dirait aujourd’hui de « minorités visibles », alors que
« la nuit des doigts errants ont écrit sous vos portraits… morts pour
la France ».

On est, en ces heures sombres, français de préférence. Le patriotisme
n’est pas en France affaire de peau ou de langue, mais de sentiment
et de volonté.

La contrepartie peut offusquer certains qui ne sont pas tombés
petits dans la marmite républicaine : toutes les pratiques culturelles
ou religieuses sont confinées dans la sphère privée. La scène politique
est celle du citoyen dépouillé de toutes ses marques d’origine,
fussent-elles bien françaises.

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L’objectif de Sarkozy n’est pas seulement de faire marcher à fond
la machine à expulser, mais d’en finir avec la conception française
de l’immigration.

Une page d’histoire permettra de comprendre les enjeux.

La différence entre les Français d’origine (« naturels ») et les
étrangers (« aubains ») vivant en France sera durant très longtemps
incertaine. N’oublions jamais que les étrangers sont très présents
durant l’Ancien Régime : pensons à la garde écossaise du roi et aux
ministres étrangers, comme le Suisse Necker.

Le droit d’aubaine attribua longtemps aux seigneurs les biens des
étrangers après leur mort. Ce droit sera confisqué par Charles VI en
1386. La monarchie multiplie alors les naturalisations pour développer
une politique d’immigration.

La France ne connaîtra la première vague de xénophobie qu’avec
les graves revers militaires et les troubles intérieurs de 1793.
L’étranger est vu alors comme antirépublicain et aux ordres de
l’aristocratie. Cette thèse du complot est suscitée par le ralliement
d’une partie de la noblesse aux armées étrangères. Souvenons-nous
que l’année d’avant, en août 1792, la France adoptait un décret qui
déclarait Français les philosophes et les combattants de la liberté du
monde entier (Paine, Bentham, etc.).

Ne sont-ce pas, aujourd’hui, les mêmes puissants qui, en organisant
la concurrence des peuples entre eux, suscitent la peur du
plombier polonais?

Depuis l’Affaire Dreyfus, les positions étaient relativement
stables : les populistes de droite jouaient la carte sécuritaire pour
séduire les groupes sociaux les plus touchés par la crise ; la gauche
invoquait les droits de l’homme et revendiquait un traitement égal
entre les Français et les immigrés.

Nicolas Sarkozy fait beaucoup plus fort que le général Boulanger
qui, le premier, utilisa l’hostilité populaire envers les étrangers pour
gagner des élections, puisqu’il espère obtenir non seulement le vote
des « blancs », mais aussi celui de la population immigrée. Cette
victoire de Sarkozy serait cependant acquise au prix de la cassure
de la France en de multiples communautés ethniques et religieuses.

Le débat actuel sur l’intégration des immigrés masque les véritables
enjeux. La bataille de slogans n’arrange rien. Entre un vieux
slogan nationaliste comme « la France aux Français » et un slogan
antiraciste insipide comme « nous sommes tous des immigrés, première,
deuxième, troisième génération », Sarkozy peut en effet
aisément jouer les trouble-fête :

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« On s’aperçoit que notre système d’intégration est en panne – j’ose
le dire – que des Français qui sont nés en France, qui avaient des
grands-parents étrangers, se sentent, c’est un comble, moins bien intégrés
et plus victimes de discrimination que leurs grands-parents qui
sont arrivés. » (Nicolas Sarkozy)

On oublie souvent que les actes anti-immigrés des années trente,
comme la délinquance de ces immigrés, étaient beaucoup plus
importants qu’aujourd’hui. Ils étaient moins visibles, faute de
grands médias, et moins instrumentalisés. L’absence de mobilité
sociale ascendante empêche les immigrés de devenir citoyens.
Leurs enfants vivent, pour cette raison, beaucoup plus mal que
leurs parents, alors que les enfants d’immigrés italiens ou polonais
ont eu une trajectoire favorable.

La notion d’enfant d’immigré traduit bien cette incapacité à
devenir adulte. Faut-il pour autant, comme le souhaite Sarkozy, les
renvoyer à la mosquée? Ces jeunes Français issus de l’immigration
ne sont plus vus comme des travailleurs, mais comme des immigrés
(beurs et blacks) et bientôt comme de bons musulmans.

Cette vision constitue une rupture totale avec l’idéologie républicaine.
Monsieur Sarkozy assassine, avec ses positions « communautaristes
», Clermont-Tonnerre qui, en faisant de nos concitoyens
juifs ou musulmans des Français à part entière, déclarait en 1789 :

« Il faut refuser tout aux juifs comme nation et accorder tout aux
juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps
politique ni un ordre; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »

Monsieur Sarkozy croit faire branché en proposant d’introduire
en France les fameux quotas d’immigration américains. Ne sait-il
pas que la France, tentée par ce système durant l’entre-deuxguerres
pour écarter les populations jugées les plus éloignées des
normes culturelles françaises, avait su préserver sa tradition républicaine
qui interdit toute politique de quotas ethniques ?

Sarkozy sait très bien qu’il risque de mettre le feu à la France en
transformant des « communautés latentes » qui ne demandent qu’à
être considérées comme des citoyens à part entière en des « noyaux
allogènes » poursuivant des buts politiques.

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Le concept de discriminations positives

« Je suis prêt à appeler la discrimination positive le volontarisme
républicain. » (Nicolas Sarkozy)

Sarkozy se dit favorable à la discrimination positive. Sa nomination
de M. Aïssa Dermouche comme préfet « musulman » témoigne
de sa volonté d’avancer en choquant.

Ce positionnement idéologique est extraordinaire, car il est équivalent
à celui d’un pyromane qui accuserait les pompiers de ne pas
être assez rapides. Il en rajoute d’ailleurs sans cesse dans la provocation
antirépublicaine :

« J’ai provoqué un débat lorsque j’ai nommé un préfet “musulman”,
je vais continuer dans cette voie : la France est multiple, sa diversité est
une chance, pas un handicap. Nos élites ne peuvent continuer à toutes
se ressembler. » (Nicolas Sarkozy)

Le modèle français d’intégration est en panne en raison de l’exclusion
économique, sociale et politique dont souffrent les jeunes
issus des dernières immigrations. Ces mêmes exclus sont, en
revanche, totalement colonisés par l’idéologie dominante, puisqu’ils
aspirent au mode de vie occidental et sont, souvent, totalement
« accro » aux marques commerciales identitaires.

En cela on voit en quoi le problème n’est pas celui d’une différence
de culture, mais de statut social. Au père immigré, dévalorisé
en tant que père de par sa place au sein du processus de production
(le sans-voix), succède le fils d’immigré, incapable d’accéder à un
discours adulte en raison de sa marginalité.

Notre modèle d’intégration reste efficace, en dehors du domaine
économique, comme en témoignent la faiblesse du « communautarisme
» notamment politique (sous la forme de la création d’un
parti politique musulman) mais aussi l’importance des relations
interpersonnelles. La France est la championne du monde des
mariages mixtes.

La responsabilité des difficultés actuelles est imputable aux élites
économiques qui ont choisi de sous-prolétariser les milieux populaires
à travers le développement de la flexibilité et du chômage de
masse, conçu comme un moyen de créer une armée de réserve permettant
de mettre en concurrence les salariés.

L’échec de l’intégration n’est donc pas imputable au modèle
social français, mais à son abandon, sans lequel il faudrait, aujour

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d’hui comme hier, trois générations pour faire d’un étranger (Polonais,
Espagnol, etc.) un Français équivalent à un autre.

Les élites politiques responsables de cette faillite sociale voudraient
aujourd’hui en tirer parti pour faire adopter par la France le
modèle d’intégration à l’américaine, c’est-à-dire à base de communautarisme.
Cette importation du modèle américain serait une véritable
cassure dans l’histoire du peuplement français.

L’abolition des privilèges

L’abolition des privilèges, lors de la nuit du 4 août 1789, postule
l’égalité en droit de tous les citoyens. L’introduction en France de la
notion de discrimination positive est donc un enjeu idéologique
lourd, quoi qu’en dise l’UMP, puisqu’elle créerait des systèmes de
droits différents. On comprend que Jeannette Bougrab (membre du
Haut Conseil à l’intégration et auteur pour l’UMP d’un rapport sur
Les Discriminations dans l’accès au marché de l’emploi) tente de
rassurer les Français : « Les discriminations positives ne méritent ni
excès d’honneur ni diabolisation outrancière. »

Mais pourquoi les sarkozyens veulent-ils utiliser en France des
formules qui ont échoué partout ailleurs ? Sans doute parce que le
but réel n’est pas celui proclamé.

L’enjeu n’est pas de faire des immigrés de vrais citoyens, mais de
pacifier les banlieues en rompant, chemin faisant, avec le modèle
français d’intégration. L’objectif est d’importer l’esprit, mais aussi
les méthodes de l’Affirmative action à l’américaine.

Cette politique de discrimination positive est maquillée parfois en
« mobilisation », voire en « égalité positive ».

Le sarkozysme ne peut, dans ce domaine, se fonder sur les travaux
des think tanks, puisque ce thème n’est pas aux États-Unis un
enjeu aussi important : le communautarisme y fait déjà des ravages.

L’Institut Montaigne s’est donc attaqué, dès sa fondation, à le
populariser. Une étude, commandée en janvier 2004 à Yazid Sabeg
(président de CS Communication et Systèmes) et à Laurence
Méhaignerie, avait permis de marteler l’idée que la France aurait un
problème ethnique qu’elle refuserait de voir (sic). Ce rapport, intitulé
Les Oubliés de l’égalité des chances, prônait l’adoption du
modèle d’intégration à l’américaine, c’est-à-dire sur la base de la
pluri-appartenance des citoyens.

Une deuxième note, commandée à Laurent Blivet, consultant en
stratégie, détaché par la STN « Boston Consulting Group », avait
permis de développer tout un argumentaire en faveur de l’introduc

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tion de la discrimination positive ethnique dans les entreprises
(L’Entreprise et l’égalité positive).

Deux propositions ont été largement discutées : permettre aux
jeunes issus des quartiers sensibles d’accéder aux postes de catégorie
C de la fonction publique en étant dispensés de passer les
concours ; menacer les entreprises de leur imposer la diversité du
recrutement si celle-ci ne progresse pas d’ici deux ans.

L’idée des « CV anonymes » fut l’une des pistes ouvertes par
Laurent Blivet dans sa note « Ni quotas ni indifférence : l’entreprise
et l’égalité positive ». Elle fut reprise dans le rapport Des entreprises
aux couleurs de la France remis par Claude Bébéar au Premier
ministre.

L’objectif serait de favoriser l’égalité des chances, mais également
d’acheter la paix sociale dans les banlieues : « On ne fait pas
d’affaires dans une ville qui brûle. » Il serait dans l’intérêt du patronat
de prendre conscience que la discrimination raciale constitue
une menace pour la paix civile, donc aussi pour leurs affaires 1.

Le concept de minorité visible

« Il faut imposer aux demandeurs la domiciliation fixée par l’administration.
» (Nicolas Sarkozy, convention de l’UMP, 9 juin 2005)

L’Institut Montaigne a su profiter de cette première victoire idéologique
sur le terrain du communautarisme pour réhabiliter en douceur
la notion de « race ». Le concept de « minorité visible »
(couleur de la peau) a été propulsé, pour cela, par Claude Bébéar en
personne :

«Pour désigner nos “concitoyens d’origine étrangère”, nous avons
employé l’expression “minorité visible”. Nous entendons par là nos
concitoyens, issus ou non de l’immigration, qui résident en France et
dont la couleur de la peau les distingue aux yeux de la majorité de nos
concitoyens 2.»

1 Cf. Philippe Manière, directeur général de l’Institut Montaigne, ex-rédacteur
en chef de L’Expansion, journaliste à BFM, ancien lauréat du programme
young leaders (1994 à 1996) de la Fondation franco-américaine, proche de la
Fondation Rockefeller.

2 Des entreprises aux couleurs de la France, rapport au Premier ministre,

novembre 2004, in site docsite.cgt.fr/1112620600.pdf

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Cette notion est une façon habile, car faussement généreuse, de
contourner la loi du 6 janvier 1978 relative aux données sensibles
comme la « race » ou « l’origine ». Elle obligerait chaque salarié à
déclarer s’il appartient ou non à une minorité visible. Des systèmes
de quotas favoriseraient notamment l’emploi des enfants d’immigrés
à Bac + 2 et Bac + 5.

Ce concept est directement inspiré du modèle canadien où il
désigne les « personnes qui ne sont pas de race blanche ».

Les jeunes de banlieue seraient d’abord membres de « minorités
visibles » (basanés, blacks, etc.) On reconnaît là la volonté de
manipuler les identités : le « beur » plutôt que le « Rmiste », le
« nègre » plutôt que l’OS, etc.

Pourquoi Sarkozy est-il communautariste ?

Le communautarisme est intellectuellement inacceptable puis-
qu’il aboutit à définir une personne par ce qu’elle est, et non plus
par ce qu’elle fait. Il s’agit d’une définition de l’humanité en rupture
totale avec l’enseignement de la philosophie des Lumières. Le
communautarisme consiste à sélectionner (comment? par qui?)
parmi toutes les « qualités » humaines, celles qui seront admises à
la reconnaissance et donc légitimées. Il organise le respect des
communautés avant celui des personnes.

L’objectif du communautarisme sarkozyen est multiple. Il apparaît
tout d’abord comme une contrepartie obligatoire de l’abandon
de notre modèle social. Puisqu’il n’y a plus de progrès social à partager
ni de perspectives collectives d’ascenseur social, il reste la
mosquée.

Le choix du communautarisme permet de priver le peuple de sa
capacité à être représenté en lui substituant une diversité de représentations
ethniques : la notion de « minorités visibles » renvoie à
la question de savoir qui on veut rendre invisible.

Lorsque le peuple fait un retour sur la scène politique, comme
lors du référendum sur la Constitution européenne, on fait alors
mine de le redécouvrir.

Cet enfermement dans des catégories raciales ou religieuses permet
non seulement de priver le peuple du droit à la représentation,
mais aussi d’opposer certaines fractions à d’autres pour mieux diviser
et régner.

S’agit-il vraiment de ramener au travail les jeunes issus de l’immigration,
y compris en luttant efficacement contre l’économie
souterraine, ou s’agit-il plutôt d’utiliser cette population sous-pro

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létarisée comme armée de réserve pour faire baisser les salaires ?

Sarkozy est beaucoup trop fin « politique » pour ne pas être
conscient que cette stratégie de fractionnement de la nation peut
être très dangereuse. On peut penser qu’il en escompte quelques
avantages politiques à court et long terme. Le but immédiat est de
capter les votes communautaires.

Nicolas Sarkozy ne miserait-t-il pas sur un autre cercle vertueux ?
Le développement de l’islam de France, conjugué avec le renouveau
du judaïsme pourrait provoquer, en réaction, celui du catholicisme,
ce qui serait une façon habile de recycler la thèse du « choc
des civilisations ».

Le sarkozysme veut faire passer la France d’une immigration
économique à une immigration de peuplement selon le modèle traditionnel
américain. Claude Bébéar ne le cache pas : il faut créer les
conditions d’un afflux massif d’immigrés en France. Le modèle
d’intégration à la française était possible avec une immigration
contrôlée, mais seul le modèle américain peut gérer une immigration
massive :

«Toutes les études démographiques sérieuses montrent que dans les
quarante années qui viennent, des dizaines et des dizaines de millions
d’individus en provenance d’Afrique et d’Asie vont venir s’installer en
Europe. On ne pourra pas endiguer ce flux, on ne pourra pas construire
un mur de Berlin tout autour de l’Europe. Cette immigration massive
est inéluctable : il faut la penser aujourd’hui pour pouvoir l’organiser
demain. Que ferons-nous? Que voulons-nous? L’assimilation selon le
modèle français traditionnel? Cela me paraît difficile : les nouveaux
venus seront trop nombreux, de surcroît de cultures et de civilisations
différentes. L’intégration à l’américaine? Pour que ce système marche,
il faut un rêve fédérateur. Le rêve américain existe mais pas le rêve
européen. En tout cas, pas encore. Voilà à quoi pourrait ressembler
l’ambition française : être le porte-parole du rêve européen 1.»

On sait que pour lui, le rêve européen « c’est le rêve américain
moins la brutalité de la société américaine ». L’immigration choisie
donnerait la possibilité à chacun de s’enrichir tout en bénéficiant de
la protection à laquelle il a droit 2.

Mais quel serait le ciment nécessaire pour accomplir ce fameux
rêve européen dont la France devrait, selon Bébéar, être la locomotive
?

1 Claude Bébéar, Quelle ambition pour la France?, op. cit., pp. 40-41.
2 Ibidem, p. 41.

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Notre idéologue est très clair sur ce point : il n’est même pas
nécessaire que les immigrés parlent le français :

«Regardez la Chine : dans ce pays immense, certains ne se comprennent
même pas tant il y a de langues et de dialectes. Mais il y a un
ciment chinois. Aux États-Unis, il y a des Asiatiques et des Hispaniques
qui ne parlent pas l’anglais, mais qui se sentent américains.
Pourquoi n’en serait-il pas de même en Europe 1?»

Carlos Ghosn approuve ce jugement du patron de l’Institut Montaigne
: le déclin de la langue française est un obstacle, mais il n’est
pas insurmontable. Il y a d’autres façons de communiquer, notamment
en entreprenant (sic).

On touche peut-être sans doute ici à l’un des grands secrets du
sarkozysme. La notion de « respect » qui figure dans sa devise ne
concerne ni notre identité nationale ni la personne, puisque toute la
politique d’insécurité sociale et la volonté manifeste d’en finir avec
notre modèle français en sont la preuve. Le grand objectif est bien
davantage de « respecter » l’autre dans sa propriété.

Ne nous leurrons pas : les « discriminations positives » comme le
concept de « minorité visible » sont deux façons d’en finir avec une
certaine idée de la France.

1 Ibidem, p. 42.


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Chapitre 3

Le sarkozysme contre la fraternité

« La question des Rmistes est particulièrement révélatrice des difficultés
de raisonnement. Je comprends que l’on s’interroge sur le droit
au logement pour un bénéficiaire du RMI. Je comprends davantage
encore que l’on se préoccupe de son droit à la santé. Je peux trouver
généreux que l’on songe à donner une prime de Noël aux chômeurs.
Mais toutes ces bonnes intentions font fausse route si l’on veut considérer
que le problème n’est pas seulement d’installer le moins inconfortablement
possible les exclus dans l’exclusion, mais de les en sortir
le plus rapidement possible. » (Nicolas Sarkozy)

N’est-il pas, tout de même, exagéré de voir dans le sarkozysme
politique, ou même économique, un adversaire résolu de notre
douce fraternité ? L’accusation n’est-elle pas pure provocation et
par conséquent insignifiante comme tout ce qui est excessif ?
Comme on ne fera pas l’injure aux sarkozystes d’être inconséquents
avec les thèses libérales traditionnelles, on empruntera
quelques pistes bien balisées. On y rencontrera notamment Frédéric
Bastiat, qui fut à la droite parlementaire du XIXe siècle ce que
Sarkozy voudrait tellement être. On verra que ces thèses n’en restent
pas moins giboyeuses pour qui les prêche avec la fougue d’un
nouveau converti.

On y découvrira qu’un bon sarkozyen, sauf à être un cryptosocialiste,
doit préférer la justice à la fraternité. Que les pauvres ne
se réjouissent cependant pas trop vite à la lecture de ce tendre mot,
car il y a justice et justice. Le sarkozysme préfère la justice
immuable du droit de propriété à la « justice sociale ». Un bon sarkozyen
sort toujours son revolver lorsqu’il entend parler d’Étatprovidence,
de redistribution sociale, de fiscalité, bref de toutes ces
horreurs qui permettent de voler en toute « légalité » les riches,

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alors que nous avons tant besoin d’eux pour secourir les pauvres.
Le véritable objectif de cette funeste idée de fraternité ne serait-il
pas d’empêcher les pauvres de former de nouveaux « bataillons de
propriétaires » ? Avant de chercher qui peut avoir intérêt à voler les
pauvres, sabrons joyeusement l’idée de fraternité !

La notion de fraternité renvoie à l’idée de lien de parenté entre
frères et soeurs, mais elle prend son sens véritable dans la création
de liens de solidarité entre des individus n’appartenant pas à la
même cellule familiale.

La fraternité est donc plus exigeante que la solidarité, car elle
signifie qu’on ne choisit pas d’être solidaires, c’est-à-dire de se
reconnaître des devoirs de frères et soeurs.

La critique de la notion de fraternité

Le sarkozysme reprend le combat perdu par Frédéric Bastiat. Le
député économiste le disait sans complaisance : la fraternité est le
règne du « chacun pour tous et tous pour chacun », là où
« l’égoïsme est le règne du chacun pour soi ». Lui choisissait sans
hésiter l’égoïsme des justes :

«L’économie politique conclut à ne demander à la loi que la justice
universelle. Le Socialisme, dans ses branches diverses et par des applications
dont le nombre est naturellement indéfini, demande de plus à
la loi la réalisation du dogme de la fraternité 1.»

La grande erreur de ceux qui prônent la fraternité et veulent faire
le bonheur de l’humanité sur terre serait de croire que la société est
l’oeuvre de l’homme : ils voudraient donc tout organiser d’avance
par des lois. Un sarkozyen reconnaît là l’erreur habituelle de la
« racaille française » nourrie de l’amour des abstractions. Jamais un
Anglo-Américain ne tomberait amoureux d’une déclaration de
droits abstraits et universels.

Le libéralisme saurait, lui, reconnaître une limite à la loi, puis-
qu’elle servirait seulement à faire respecter les droits préexistants
et non pas à faire le bonheur.

La justice aurait, pour cette raison, un point fixe, alors que la fraternité
ne connaîtrait aucune limite propre. Nos antésarkozyens ne
condamnent pas l’amour du prochain en tant que tel mais il y a des
maisons (Églises) pour cela :

1 « Justice et fraternité » in Le Journal des Économistes, 15 juin 1848 in site
phare.univ-paris1.fr/textes/Bastiat/justice_fraternite.html

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« La Fraternité, en définitive, consiste à faire un sacrifice pour
autrui, à travailler pour autrui. Quand elle est libre, spontanée, volontaire,
je la conçois, et j’y applaudis. J’admire d’autant plus le sacrifice
qu’il est plus entier. Mais quand on pose au sein d’une société ce principe,
que la fraternité sera imposée par la loi, c’est-à-dire en bon français,
que la répartition des fruits du travail sera faite législativement,
sans égard pour les droits du travail lui-même, qui peut dire dans quelle
mesure ce principe agira, de quelle forme un caprice du législateur
peut le revêtir, dans quelles institutions un décret peut du soir au lendemain
l’incarner 1 ?»

Les arguments actuels des sarkozyens ne sont donc pas si éloi

gnés de ceux de leurs lointains ancêtres. On fait souvent du neuf

avec du vieux.
La cause de la fraternité conduit d’abord les gouvernants à mul

tiplier les règles et les codes. Le refrain est connu : il y aurait trop

de lois en France.

« Qu’arrivera-t-il? (si la fraternité triomphe) D’abord, une incertitude
effroyable, une insécurité mortelle planera sur tout le domaine de
l’activité privée, car la fraternité peut revêtir des milliards de formes
inconnues, et, par conséquent, des milliards de décrets imprévus. D’innombrables
projets viendront chaque jour menacer toutes les relations
établies. Au nom de la fraternité, l’on demandera l’uniformité des
salaires, et voilà les classes laborieuses réduites à l’état de castes
indiennes, ni l’habileté, ni le courage, ni l’assiduité, ni l’intelligence ne
pourront les relever : une loi de plomb pèsera sur elles […] Au nom de
la fraternité, un autre demandera que le travail soit réduit à dix, à six,
à quatre heures, et voilà la production arrêtée […] un quatrième exigera
qu’on décrète l’abolition de la concurrence, un cinquième, l’abolition
de l’intérêt personnel, celui-ci voudra que l’État fournisse du
travail, celui-là, de l’instruction, et cet autre, des pensions à tous les
citoyens. En voici un autre qui veut abattre tous les rois sur la surface
du globe, et décréter, au nom de la fraternité, la guerre universelle 2.»

La cause de la fraternité serait mauvaise car elle conduirait chacun
à exiger toujours plus de l’État. Cette critique possède de multiples
visages : refus de l’État-providence, refus de la démocratie
politique, refus des lois sociales, etc. Cette machine à piller les uns
au profit des autres ne prendrait fin provisoirement qu’avec des
révolutions :

1 Ibidem.
2 Ibidem.

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« Comme il sera admis en principe que l’État est chargé de faire de
la fraternité en faveur des citoyens, on verra le peuple tout entier transformé
en solliciteur […] Tout s’agitera pour réclamer les faveurs de
l’État. Le Trésor public sera littéralement au pillage. Chacun aura de
bonnes raisons pour prouver que la fraternité légale doit être entendue
dans ce sens : « Les avantages pour moi et les charges pour les autres. »
L’effort de tous tendra à arracher à la législature un lambeau de privilège
fraternel. Les classes souffrantes, quoique ayant le plus de titres,
n’auront pas toujours le plus de succès; or, leur multitude s’accroîtra
sans cesse, d’où il suit qu’on ne pourra marcher que de révolution en
révolution 1.»

La critique de la notion de justice sociale

«Vous ne pouvez pas faire de la justice légale sans faire de l’injustice
légale 2.

L’amour des sarkozyens et des libéraux pour la justice ne doit pas
nous abuser : leur conception de la justice n’a rien de commun avec
celle que nous prônons : leur justice n’est pas la justice sociale mais
le respect musclé de l’injustice sociale.

La seule façon qu’ils imaginent, depuis des siècles, pour s’opposer
efficacement à la menace des « partageux », c’est de ne jamais
céder en rien à la fraternité. La paix sociale serait au prix de cette
insensibilité aux malheurs des uns et à la détresse des autres.

Le pape du libéralisme français le disait d’ailleurs avec beaucoup
plus de franchise que nos sarkozyens actuels, mais le dogme est
resté semblable :

« La justice exacte reste neutre entre le riche et le pauvre, le fort et
le faible, le savant et l’ignorant, le propriétaire et le prolétaire, le compatriote
et l’étranger 3.»

La cause de la justice sociale serait injuste. L’État n’a pas pour
rôle de corriger les « inégalités providentielles ». Il y a incontestablement
du Sarkozy chez le grand Bastiat (ou inversement) :

« Nous nous opposons à vous, dès l’instant que vous faites intervenir
la loi et la taxe, c’est-à-dire la contrainte et la spoliation ; car, outre
que ce recours à la force témoigne que vous avez plus de foi en vous

1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Ibidem.

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que dans le génie de l’humanité, il suffit, selon nous, pour altérer la
nature même et l’essence de ce dogme dont vous poursuivez la réalisation
1.»

Les arguments contre la justice sociale sont triviaux. Ses partisans
seraient des mécréants, car ils ignoreraient totalement ce
qu’est le Bien et où est le Mal.

La justice sociale, voleuse des riches

« Une vraie politique sociale, c’est donner à chacun l’occasion de se
relever par le fruit de son travail, pas seulement par l’assistance. »
(Nicolas Sarkozy)

Toute « justice sociale » serait fondamentalement un vol car elle
ne respecterait pas la propriété d’autrui (sic). Ayn Rand condamnait
l’État social directement au nom du respect du droit de propriété :

« Le droit de propriété signifie qu’un homme a le droit d’engager les
actions économiques nécessaires pour acquérir des biens, pour les utiliser
et en disposer à sa guise; cela ne signifie pas que les autres doivent
les lui procurer 2.»

Pascal Salin utilise des arguments similaires pour refuser tout
interventionnisme :

« Si on admet qu’un individu est propriétaire de lui-même, c’est-àdire
qu’il n’est pas esclave d’autrui, on doit bien admettre qu’il est propriétaire
des fruits de son activité, c’est-à-dire de ce qu’il a créé par
l’exercice de sa raison […] Il revient au même d’accaparer par la
contrainte les biens produits pour son propre usage et de les transférer
à d’autres (qui ne les ont pas créés) ou d’établir, également par la
contrainte, une relation directe d’esclavage, comme l’Histoire en a
donné tant d’exemples 3.»

Pascal Salin le dit merveilleusement d’une formule à enseigner
aux enfants : il n’y a pas de capitalisme sauvage, il y a seulement
un État sauvage !

Philippe Manière 4 estime que toute redistribution serait injuste

1 Ibidem.
2 La Vertu d’égoïsme, chapitre 4, Belles Lettres, 1993.
3 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit.

4 Directeur général de l’Institut Montaigne et auteur d’ouvrages antifiscalistes.

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car elle créerait des créances des pauvres sur les riches et réduirait les
seconds à l’esclavage :

« Si certains hommes sont habilités, en vertu d’un droit, aux produits du
travail d’autres hommes, cela signifie que ces derniers sont dépourvus de
droits et condamnés aux travaux forcés1.»

Cet homme (qui nie notamment l’évidence de la fin prochaine du
pétrole) accuse l’État fiscal d’être responsable de la haine du peuple
contre les riches :

« De leur côté, que pensent les pauvres? Que les riches peuvent payer.
Qu’ils en ont les moyens, puisqu’il en subsiste quoique la pression fiscale
ne cesse de s’alourdir. Et qu’il faut bien qu’il y ait quelque chose d’immoral
à l’aisance financière, puisque l’État lui-même, puissance tutélaire,
incarnation officielle de ce qui est juste, prélève sans vergogne sur ceux
qui en jouissent. En un mot que le riche, c’est l’ennemi, et la pauvreté, une
calamité naturelle. L’impôt progressif aigrit les pauvres. Et eux aussi, il les
déresponsabilise2.»

Dieu, la nature et l’économie ont voulu qu’il y ait des riches et des
pauvres pour que les riches puissent faire travailler les pauvres et leur
donner ainsi une possibilité de rédemption par le travail et l’effort, par
le mérite et l’épargne. La cause de la justice sociale serait donc diabolique,
elle enfermerait les pauvres dans leur triste situation et les
condamnerait à l’éternelle pauvreté.

La justice sociale, voleuse des pauvres

La justice sociale volerait aux pauvres leur possibilité de devenir
riches. La pauvreté aurait comme principale cause ce vol au nom de la
justice :

« On est pauvre pour deux raisons seulement, soit on n’est pas assez
productif, soit on est volé […] un individu peut n’être pas productif parce
qu’il ne se soucie pas de l’être, il a d’autres priorités dans la vie que de
gagner de l’argent. Ou alors il est trop jeune, inexpérimenté et mal préparé
au travail. Ou encore il souffre d’un handicap physique ou mental 3.»

1 Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-monnaie
en particulier, Plon, 1999, p. 109.
2 Ibidem, p.127.
3 Christian Michel, « Que faire des gens riches? L’État-providence et la question
des pauvres », Congrès Libertarian International et Liberalni Institut,
Prague, novembre 2001, in site www.liberalia.com/htm/cm_gens_riches.htm

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Christian Michel prend des accents encore plus sarkozyens pour
expliquer que la cause suprême de la pauvreté, ce sont ces lois qui
empêchent les pauvres (et notamment les plus jeunes) de « travailler
plus pour gagner plus » :

« Des milliards d’êtres humains sont volés aujourd’hui de la possibilité
même d’être productifs, et si, malgré tout, ils y parviennent, ils
sont volés des fruits de leur activité […] Des lois sociales interdisent
de travailler à ceux qui le pourraient (les jeunes, par exemple) ou les
en découragent 1.»

La justice sociale, ou l’idolâtrie de l’État

Ce vol aurait deux motivations. Tout d’abord l’ignorance des lois
de l’économie. Ensuite l’idolâtrie de l’État et de ses fausses « lois »
trop humaines: « La “justice sociale”, c’est le n’importe quoi idolâtre
de l’État 2.»

Bertrand de Jouvenel fut l’un des premiers à dénoncer dans la
justice sociale un mauvais coup des fonctionnaires à leur propre
service et à celui de l’État. Il expliquait que la redistribution est en
fait beaucoup moins une redistribution de revenu des plus riches
vers les plus pauvres, qu’une redistribution des individus vers l’État.
Le grand gagnant serait donc l’État contre les citoyens.

Ces champions de la lutte contre la fraternité vouent le bon Rousseau
aux gémonies. Notre philosophe, en imaginant que notre
société reposait sur un contrat social, aurait ouvert le chemin aux
« socialistes ». Si l’ordre social est tout entier dans la loi, alors il
devient possible de faire tout et n’importe quoi.

Il suffit de s’imaginer que les intérêts des riches et des pauvres
seraient antagonistes pour se mettre à phantasmer sur une organisation
artificielle de la société :

« Les socialistes croient à l’antagonisme essentiel des intérêts. Les
économistes croient à l’harmonie naturelle, ou plutôt à l’harmonisation
nécessaire et progressive des intérêts […] partant de cette donnée
que les intérêts sont naturellement antagoniques, les socialistes sont
conduits par la force de la logique à chercher pour les intérêts une
organisation artificielle, ou même à étouffer, s’ils le peuvent, dans le
coeur de l’homme, le sentiment de l’intérêt 3.»

13 Ibidem.
14 François Guillaumat, « Voleurs de pauvres », in site
www.liberalia.com/htm/fg_voleur_de_pauvres.htm
15 Frédéric Bastiat, Le Journal des économistes, op. cit.

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Christian Michel, dans un autre style, soutient également que l’État-
providence servirait d’abord à traquer les riches et à les maintenir
sous la botte de l’État :

« Un argument souvent mis en avant pour brider la liberté est qu’elle
ne profite pas à tout le monde. Les pauvres seraient exclus des opportunités
qu’elle permet. Une autre valeur, la “justice sociale”, légitimerait
le maintien d’une bureaucratie oppressive et d’une police d’État,
car sans elles pour traquer les riches et distribuer leurs biens, la faim,
les maladies, la déchéance intellectuelle resteraient la malédiction de
toute une frange de la population pour les siècles à venir 1.»

Philippe Manière nous alerte sur le fait que la France serait, de
par son histoire, la nation la plus menacée de redistributisme aigu
et d’interventionnisme étatique ; tout ceci, naturellement, au nom
de cette funeste idée d’égalité :

« Plus que toute autre nation, la nôtre est ainsi susceptible de se laisser
entraîner sur la pente fatale de l’hyper-redistribution par une fiscalité
débridée dans la perspective de la réduction des inégalités. Parce
que la France est ce qu’elle est, le risque est grand que s’engloutisse
dans le mirage de la justice sociale, via l’impôt, l’ensemble de notre
corpus de références 2.»

Comment s’opposer à la justice sociale ?

Les sarkozyens savent, depuis plusieurs siècles, comment s’opposer
très efficacement à tout projet de justice sociale. Ces vieilles
recettes avaient été perdues, mais les partisans de la révolution néo-
conservatrice les ont redécouvertes, rajeunies, et ils en ont fait de
grandes innovations.

Cette droite dispose désormais de tout un programme non seulement
pour casser les programmes sociaux mais pour les remplacer
par autre chose.

Comment aider les pauvres ?

Les sarkozyens envisagent trois façons d’aider magistralement
les pauvres. Aucune bien sûr n’a à voir avec une autre fiscalité,
d’autres choix économiques, sociaux ni même avec la nationalisation
des grandes entreprises.

1 Christian Michel, « Que faire des gens riches? L’État-providence et la question
des pauvres », op. cit.
2 Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-monnaie
en particulier, op. cit., p. 111.

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La première solution prônée est de libérer le travail, c’est-à-dire
d’en finir avec ces maudites lois et ces monstrueux règlements qui
interdisent à un salarié de trimer pour un salaire de misère et de
gâcher, ou de perdre, sa vie en la gagnant.

La deuxième solution pour aider les plus pauvres est de reconnaître
qu’ils seraient les plus grands bénéficiaires du respect absolu
du droit de propriété. Un riche peut toujours planquer ses biens à
l’étranger, mais le pauvre, lui, se fait obligatoirement et immanquablement
spolier par le « fisc » et la « sécu ». Le seul droit protecteur
des faibles est le droit de propriété, et non pas les stupides
avantages sociaux :

« Nous avons tous un puissant protecteur : le Droit, c’est-à-dire le
droit de propriété. Et son respect absolu est plus important pour le
pauvre que le riche 1.»

La troisième grande solution pour sauver les pauvres est de casser
l’État-providence en lui substituant des oeuvres charitables et
des actions humanitaires. L’État aurait cassé à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe siècle les associations caritatives pour mettre la
main sur la « redistribution des richesses » et pour empêcher le
peuple d’être reconnaissant envers les riches. L’État ne voulait plus
d’une société fonctionnant sur le don généreux des riches, car il ne
tolérait pas que les pauvres aient des obligations envers d’autres
que les fonctionnaires et les syndicalistes, bref envers ces affidés de
l’État-Moloch. L’État aurait tué, pour cela, la logique même du don
et du contre-don qui fait que les pauvres se trouvaient en dette et
devenaient les obligés des riches. L’État ne pratiquant pas le don,
mais répondant à des droits (sociaux), il n’existerait plus de respect
du riche :

«L’État-providence est la négation de toute générosité. En inventant
des droits à l’assistance, il rend le don impossible. Car si j’ai un droit
à recevoir de l’argent ou des soins, ceux qui me les prodiguent ne me
donnent rien. Ils ne méritent même pas un merci. Ils ne font qu’acquitter
leur obligation envers moi 2.»

La haine des riches serait la cause du développement des droits
sociaux. Il fallait interdire aux riches d’aimer leurs pauvres pour
que les pauvres haïssent les riches car, ne nous leurrons pas, seuls

1 Christian Michel, ibidem.
2 Ibidem.

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les riches peuvent être généreux puisque eux seuls savent vraiment la
valeur de l’argent qu’ils donnent :

« Seuls les capitalistes, grands et petits, sont généreux, parce que seuls
ils connaissent la valeur du temps et de l’argent, et ils la respectent1.»

La privatisation de l’État-providence permettrait non seulement de
rendre de nouveau les pauvres reconnaissant envers les riches, mais
elle les libérerait aussi de ce fardeau monstrueux de droits et d’acquis
sociaux imposé par l’État. Le pauvre pourrait jouer de la concurrence
entre les riches donateurs, puisqu’on sait que les puissants sont, par
définition, généreux et toujours prêts à l’aumône. Un pauvre mécontent
de son riche mécène pourrait menacer de changer de bienfaiteur
et même, si cela ne suffit pas, s’y résoudre.

Le pauvre, secouru par les riches, préserverait cependant sa totale
liberté. Car n’oublie jamais, cher lecteur :

« Donner est l’acte capitaliste ultime. L’homme généreux affirme son
droit de propriété absolu sur ses biens […] la société capitaliste est tout
simplement celle qui interdit le vol, qui ne le légalise pas, pour laisser
toute leur place à l’échange et aux dons 2 ».

Les partisans de la justice sociale vivraient dans le péché permanent.
Ils ne cesseraient jamais de transgresser cette sacro-sainte loi
« naturelle » qui veut que le seul véritable droit humain soit, de toute
éternité, le droit de propriété. Les sarkozyens seraient, eux, des Justes
puisqu’ils respecteraient l’ordre du monde.

Les partisans de la justice sociale sont des idolâtres à condamner
toutes affaires cessantes au bûcher, car ils parjurent le vrai dieu des
économistes pour se livrer à l’adoration impie de l’État et de ses lois
sociales :

« (La justice sociale) ouvre donc la boîte de Pandore de l’arbitraire et
du subjectivisme inhérents au socialisme. Et c’est une idolâtrie de l’État
parce que seul Dieu est propriétaire et maître de toute chose, et peut sonder
les reins et les coeurs au point d’apprécier les besoins en dépit de
ceux qui les éprouvent, les mérites en dépit de ceux qui reçoivent les services3.
»

1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Ibidem.

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Ces hérétiques utilisent la revendication de la justice sociale pour
légitimer le crime des « puissants » contre les « faibles » :

« La redistribution politique socialiste est faite par les puissants aux
dépens des faibles 1.»

Les puissants sont, en l’espèce, la masse informe des individus
infortunés. Ceux qui, hélas, font les majorités. Les faibles sont ceux
qui sont spoliés par l’État. Toute redistribution serait faite par les
puissants (la populace) aux dépens des faibles (les méritants).

Nicolas Sarkozy le dit à sa façon : les gens qui se lèvent tôt et travaillent
durement ont le droit de demander des comptes à ceux qui
en profitent.

Cette idolâtrie serait malheureusement très développée en
France. C’est une des raisons pour lesquelles la droite française
n’est pas de droite. François Guillaumat en tire un nouvel enseignement
magistral : le parti des riches (sic), devant constamment
voler ses propres électeurs, en s’efforçant de présenter comme pire
l’autre terme de l’alternative, ne peut que voler aussi les riches dans
l’espoir d’être réélu.

Vices privés ; vertus publiques

Les partisans de la fraternité sont nécessairement « cocus »
devant l’histoire. D’abord parce que croyant faire le bonheur des
pauvres, ils feraient leur malheur en violant les lois de l’économie
et en les empêchant de s’émanciper par le labeur. Ensuite parce
qu’en croyant faire le bonheur des pauvres, en réglementant la
liberté des riches, ils empêcheraient les riches d’être riches, donc
généreux.

Cette thèse est ancienne puisque Bernard Mandeville la développait
déjà dans sa célèbre Fable des abeilles (1723). Cet Anglais
d’origine hollandaise était, comme Sarkozy, un sacré iconoclaste
puisqu’il clamait haut et fort que « les vices privés font les vertus
publiques ». Hayek sera un grand lecteur de ce véritable précurseur
d’Adam Smith.

La thèse de Mandeville fit scandale puisqu’il l’accompagna
d’une critique féroce des institutions de charité créées et développées
par l’Église : il serait, selon lui, totalement « absurde d’éduquer
les pauvres ».

1 François Guillaumat, « Voleurs de pauvres », op. cit.
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La fable est connue : un essaim d’abeilles vit dans la paix et
l’opulence matérielle d’une ruche magnifique. Mais les abeilles
religieuses déplorent l’absence de sens moral des abeilles butineuses
(travailleuses). Jupiter, informé, par les religieuses, décide
de rendre les abeilles honnêtes, ce qui va provoquer la fin de la
ruche : les serruriers font faillite, car il n’est plus besoin de fermer
les portes puisque le vol a totalement disparu, les gardiens se
retrouvent également au chômage, car faute de larcins et de crimes,
il n’y a plus de prisonniers. La misère se répand, jusqu’à l’effondrement
de la ruche : les abeilles retourneront vivre dans les arbres.

La morale de l’histoire est limpide : loin d’être combattus par des
lois scélérates, les défauts de chacun doivent être utilisés pour le
bonheur de tous. Ces vices privés peuvent tenir la place de vertus
publiques. Ainsi l’égoïsme, moralement condamnable, est économiquement
indispensable pour la société.

Cette Fable des abeilles contient en germe toute l’anthropologie
des libéraux. De Smith à Sarkozy, chacun pense que la quête de la
vertu est antiéconomique. Ce n’est que dans la mesure où chacun
fait primer son intérêt personnel sur l’intérêt général que le bonheur
existe. La solution à ce paradoxe serait, bien sûr, la fameuse « main
invisible » imaginée par Adam Smith.

Cette thèse a été reprise et amplifiée par Ayn Rand dans La Vertu
d’égoïsme. Pour Hayek, l’harmonie n’est ni naturelle ni artificielle :
elle résulte simplement de l’action des hommes qui ne savent pas
ce qu’ils font. La seule alternative serait de s’en remettre à la solution
imaginée par Hobbes avec son État-Leviathan.

Le sarkozysme et l’amour des riches

« On n’a pas à s’excuser d’avoir un patrimoine quand celui-ci a été
construit à la sueur de son front. » (Nicolas Sarkozy)

Les sarkozyens aiment passionnément les riches. Ils le font
d’ailleurs savoir. Cet amour de la richesse est psychologiquement
bien connu depuis longtemps. Beaucoup de petits sarkozyens ont
sans doute été élevés dans l’adulation de l’Oncle Picsou (heureux
patronyme) et se sont projetés tout petits dans ce personnage
typique du dur-à-jouir, mais si bien assis sur son gros tas. Libre aux
sarkozyens de préférer la dimension anale aux plaisirs de la rencontre
et du partage, mais soyons plus généreux que leurs juges en
comparution immédiate et reconnaissons aux obsédés du dollar

176


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quelques circonstances atténuantes. Ce sera, du moins, l’occasion
d’entendre leurs justifications.

Vive les riches !

« J’assume des choix politiques comme celui, à mes yeux essentiel,
que la France qui travaille puisse se reconnaître au travers de mesures
à forte valeur symbolique comme la franchise sur les droits de succession
» ; « Il y a des Français qui n’ont jamais été au chômage, jamais
perçu d’Assedic, jamais été au RMI et qui pourtant souffrent eux aussi
parce que le temps est dur, parce que la vie est chère et surtout parce
qu’ils ont la pénible sensation d’être toujours assez riches pour payer
des impôts et jamais assez pauvres pour bénéficier des mesures
sociales. » (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme déculpabilise les riches et culpabilise les pauvres.
Chacun est responsable de son sort et les riches n’ont pas à avoir
hontes d’être des « gagnants » ; la richesse est, en outre, une chose
enviable et aimable en soi.

Christian Michel pose donc une grande question dans un petit
article intitulé « Que faire des gens riches ? ». On attend une interrogation
universelle comme « faut-il raccourcir les puissants avant
ou après les avoir dévalisés ? ». Sa réponse est beaucoup plus
déroutante encore : il faut apprendre à les aimer. Nous devons
aimer les riches parce qu’ils aident les pauvres mais aussi parce
qu’ils sont beaucoup plus adorables que les pauvres :

« Notre prochain que nous devons aimer n’est pas le pauvre mais le
riche secourable »; « Pourquoi aiderais-je quelqu’un parce qu’il est
dans la misère? la misère est à combattre. Rien de ce qu’elle touche ne
doit devenir aimable à nos yeux 1.»

Cet amour des riches est souvent la face avouable d’une haine de
classe. Philippe Manière prend des accents de procureur général
pour accuser la France de mal aimer ses riches :

« La France n’aime pas les riches. Ce n’est pas son moindre défaut.
Car les riches ont mille qualités que n’importe qui aperçoit en un clin
d’oeil s’il veut bien passer outre le préjugé envieux où nous conduit une
pente naturelle mais néfaste 2.»

1 Christian Michel, « Que faire des gens riches ?», op. cit.
2 Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-monnaie
en particulier, op. cit.

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Les Français sont jaloux parce qu’en France on n’apprend pas à
devenir riches, mais à partager leurs biens. Les Anglais sont un
peuple industrieux et entreprenant. Les Français restent des partageux
pilleurs de châteaux. On peut appeler cela de l’atavisme ou de
l’endoctrinement.

Philippe Manière, en hussard du capital, enseigne donc toutes les
raisons que nous avons d’aimer nos maîtres.

Nous devons, tout d’abord, aimer les riches car ils nous font vivre.
Sans riches, personne ne gaspillerait en une nuit au casino beaucoup
plus que la totalité des revenus d’une vie; sans riches, les sans-
domicile ne trouveraient jamais de caviar dans les poubelles des
beaux quartiers; sans riches, Neuilly-la-ville-des-plus-que-bourge
ne serait qu’une triste banlieue et Sarkozy qu’un fils d’immigré :

« Les riches, d’abord, nous font vivre. Gagnant plus que les autres, ils
consomment plus que les autres. Or la consommation des uns, c’est le
revenu des autres […] Plus on est riche, plus on dépense et, donc, plus
on fait vivre le reste de la population 1.»; « Chérissons donc les riches
et défendons leurs intérêts contre l’État, non pas pour leur faire plaisir,
mais pour maximiser notre propre intérêt 2…»

Les pauvres ont cependant beaucoup d’autres motifs d’aimer les
riches : ce qu’ils peuvent aduler en eux, c’est le luxe, la beauté, l’intelligence
sans doute mais surtout la liberté. Manière a raison : les
pauvres ne sont pas libres dans notre société et les seuls individus
vraiment libres sont les très riches. Les pauvres, avides d’abstractions
si françaises, peuvent adorer dans la liberté des riches la liberté
tout court :

« Aimons-les, aussi, par amour de la liberté […] La fortune donne en
effet à celui qui la possède une indépendance à laquelle aucun salarié
qui travaille pour vivre ne pourra jamais prétendre. Qui dit salariat dit
lien de sujétion et contraintes d’occupation de son temps. Or, nul n’est
libre d’exprimer des idées, des opinions, s’il vit dans la crainte révérencielle
de son employeur et s’il n’a pas plus de temps pour penser que
celui que lui laisse son office 3.»

Les pauvres doivent enfin aimer les riches parce qu’ils sont, par
rapport à eux, des modèles de perfection : « Les riches contribuent
bien plus aux avancées de la pensée. Voltaire était riche. Tocqueville

1 Ibidem, p. 129.
2 Ibidem, p. 132.
3 Ibidem.

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était riche. Victor Hugo aussi. » Manière cherche ensuite à qui profite
cette haine. La réponse fuse immédiatement, tant elle est évidente
; seuls les fonctionnaires ont intérêt à ce qu’il y ait moins de
riches, car cela augmente leur propre pouvoir :

« Les autres, tous ceux, Dieu merci encore majoritaires, qui vivent
dans et de l’économie marchande, ont au contraire intérêt à ce que les
riches s’enrichissent, pas à ce que l’État prospère1.»

Cette haine, si typiquement française, aurait quelques autres fondements
que notre bon maître d’école va s’appliquer à expliquer aux
pauvres d’esprits. La faute en reviendrait à une fiscalité trop lourde
rendant impossible l’enrichissement. Supprimons les impôts, et les
pauvres se mettront à aimer les riches, pouvant le devenir eux-
mêmes :

« C’est parce que l’enrichissement leur est interdit que la richesse est
insupportable à ceux qui n’en jouissent pas, et qui ne sauraient en jouir
par procuration faute de pouvoir fantasmer, pour l’avenir, sur la leur
propre 2.»

La responsabilité serait aussi celle de notre inconscient collectif
national « où la question des rapports de l’individu avec l’argent
demeure empoisonnée par d’innombrables tabous. » Le catholicisme
romain aurait une lourde responsabilité dans cette haine car,
contrairement à l’éthique de la Réforme, il n’aurait cessé d’entourer
l’argent d’une aura de péché et de secret. Le socialisme serait également
fautif car, en déifiant l’égalité, il aurait interdit l’accumulation
individuelle de richesse.

Philippe Manière conclut sa diatribe par ces paroles fortes et définitives:

« Les Français, peuple de refoulés, sont en fait les derniers au monde
à révérer le Veau d’or, puisque les seuls à ne pas oser lever les yeux sur
lui. Il faudra bien, un jour, qu’ils se décident à le regarder en face 3.»

La populace peut pourtant se rassurer et espérer. Nicolas Sarkozy
ne promet-il pas de faire d’elle des « petits propriétaires » ?

1 Ibidem, p. 131.
2 Ibidem, p.135.
3 Ibidem, p.136.

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Le sarkozysme et la société de petits propriétaires

« Nous ferons de la France un pays de propriétaires. Le rêve de propriété
doit être accessible pour tous, y compris pour les petits salaires.
Cessons de culpabiliser le patrimoine, la propriété, la promotion
sociale. » (Nicolas Sarkozy, le 12 mai 2005)

La pensée du sarkozysme n’a pas vraiment évolué depuis Saint-
Marc Girardin. Il s’agit toujours de transformer les prolétaires en
petits propriétaires. Cette politique est fondée non seulement sur la
peur de la populace, mais aussi sur la foi dans la vertu de la propriété
pour faire des révoltés des hommes prudents.

Marc Girardin (1801-1873) fut un sarkozyste bien avant l’heure.
Professeur à la Sorbonne, partisan d’une monarchie tempérée, il fut
longtemps député. Notre homme avait une modestie toute sarkozyenne
puisqu’il se canonisa lui-même en signant ses ouvrages
Saint-Marc Girardin. Ce champion de la droite libérale est passé à
la postérité pour avoir qualifié les canuts lyonnais de barbares.

Cette idée que les classes populaires sont des classes dangereuses
est aussi vieille que les possédants, mais cette façon abrupte de le
dire fait encore tache.

Notre chef du parti libéral à la chambre des députés passait aussi
pour être un « moderne », puisqu’il soutenait, contre l’avis des
Républicains, qu’il n’y avait pas de classes sociales en France.
Notre société est ouverte, disait-il : « Tout le monde est peuple, tout
le monde est bourgeois 1.»

Cette brillante analyse ne résista pas à la trouille que lui inspira
la Révolte des canuts. Saint-Girardin analyse donc, dès
décembre 1831, les événements lyonnais comme les prémices
d’une terrible révolution : « Une émeute de pauvres contre les
riches, des ouvriers contre les fabricants 2.»

Saint-Girardin va changer radicalement sa perception du peuple :
il ne s’agit plus d’intégrer les prolétaires avec leurs propres valeurs
et leurs cultures. Les ouvriers sont considérés désormais comme
une véritable plaie. Ils sont des envahisseurs tout autant que les barbares
qui causèrent la chute de Rome.

Saint-Girardin pousse plus avant encore cette belle comparaison :
les ouvriers, comme les barbares, n’ont rien à apporter à la société
et à la civilisation. Ils doivent donc être contenus dans les marges

1 Le Journal des débats, 8 décembre 1831.
2 Ibidem.

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pour être civilisés : « Les Barbares qui menacent la société ne sont
point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les
faubourgs de nos villes manufacturières. » La bourgeoisie doit pour
cela se mobiliser : « Il serait bien temps, vraiment, de vouloir
repousser l’ennemi après l’avoir reçu dans la place 1.» L’essentiel
est dit : la classe ouvrière est bien l’ennemi du système.

Le bon Saint-Girardin entrevoit alors deux solutions. La première
est la guerre de classe, mais la « populace » peut être victorieuse.
L’autre solution consiste à la priver totalement de ses droits politiques
tout en adoptant des lois pour que les prolétaires deviennent
massivement des propriétaires. On reconnaît là le fondement du
suffrage censitaire.

Alexis de Tocqueville le disait avec force dès 1835 : « L’esprit
français est de ne pas vouloir de supérieur. L’esprit anglais est de
vouloir des inférieurs 2.» Saint-Sarkozy ne propose pas aujourd’hui
autre chose : il faut civiliser la barbarie… en créant un monde de
petits propriétaires.

Le sarkozysme et le « conservatisme de la compassion »

Le « conservatisme de la compassion » n’est pas seulement le
passage de la solidarité publique à la solidarité privée ou un coup
de bluff. Ce concept est la réponse des néo-conservateurs à la crise
sociale et morale que traverse la société et une bonne façon de prévenir
la révolte des gueux. L’idée de conservatisme compassionnel
n’est pas née un beau matin dans le cerveau de G. W. Bush alors
qu’il se recueillait dans la chapelle de sa « Highland Park United
Methodist Church ».

L’idée a germé progressivement dans les principaux think tanks.
On retient, comme pères fondateurs, George Gilder et Charles Murray,
spécialisés dans la dénonciation des méfaits de l’État-providence.
Ce dernier serait non seulement totalement inefficace, mais
dangereux : il ne serait pas la réponse au problème, mais une partie
du problème.

Myron Magnet propose dans The Dream and the Nightmare
(1993) comme alternative à l’État-providence le transfert au secteur
privé. Le Texas du gouverneur Bush fait alors figure d’exemple
puisqu’il a confié au privé toute l’action sociale (associations,
ONG, églises, fondations privées, sectes, etc.).

1 Le journal des débats, 18 avril 1832.
2 Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la révolution.

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Martin Olasky publie, en 2000, la bible du conservatisme com

passionnel : Compassionate Conservatism. L’homme est présenté,

parfois, comme un « gourou encombrant », car ce conseiller de G.

W. Bush est non seulement un ancien marxiste et un ex-athée, mais
il n’hésite pas à livrer parfois sa pensée. Ce professeur de journalisme
à l’université du Texas et chercheur à l’Institut Action voit les
choses en grand, mais sans négliger certains « détails ». Oui, l’objectif
du conservatisme compassionnel est bien d’abattre le mur
entre l’État et la religion afin que les Églises prennent en charge les
programmes sociaux. Non, il n’est pas opposé à ce que la scientologie
et la WICCAN (organisation de sorcellerie) bénéficient, pour
cela, d’un financement public. Bill Clinton n’avait-il pas lui-même
qualifié le programme de la scientologie de lutte contre la drogue
des plus efficaces?
Le président Bush a donc fait du conservatisme compassionnel
l’autre face de son plan de paupérisation de la population et de
démantèlement de l’État :

« Si l’on ne s’attaque pas aux problèmes (de la société), un mur
s’élève en son sein. D’un côté, il y a la richesse et la technologie, l’éducation
et l’ambition. De l’autre, il y a la pauvreté et la prison, la dépendance
et le désespoir. Il faut abattre ce mur. La réponse n’est pas plus
d’État, mais l’alternative à la bureaucratie n’est pas l’indifférence.
L’alternative consiste à mettre les valeurs conservatrices au service de
la lutte pour la justice et pour l’égalité des chances. C’est ce que j’entends
par conservatisme de la compassion 1.»

G. W. Bush ne croit pas à l’action publique contre la pauvreté. Il
a donc nommé John Dilulio (université catholique) à la tête d’un
Bureau des initiatives religieuses et communautaires pour développer
le conservatisme de la compassion. Les fondations des grandes
entreprises comptent, bien sûr, parmi les plus généreux donateurs
pour des enjeux marketing mais aussi idéologiques.
L’enjeu est de mettre les valeurs du conservatisme au coeur de
l’action sociale. En refusant au maximum la fiscalité, et surtout
l’intervention de l’État, puis en changeant de méthode : il n’est plus
possible d’aider les pauvres de façon indifférenciée, il faut obligatoirement
agir « personne par personne ». Le but avoué est de passer
de la logique des droits à celle des dons, puisque cela devrait

1 G. W. Bush, cité in Le Messager Chrétien, Église Évangélique Méthodiste,
février 2001.

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permettre de déculpabiliser les riches et de culpabiliser les pauvres.
Le conservatisme compassionnel se donne pour premier objectif
que les pauvres cessent d’être envieux et jaloux des riches, qu’ils
cessent de croire qu’ils ne sont pour rien dans leur situation, qu’ils
passent également de la situation d’irresponsabilité et d’assistanat
à celle de devoir et de respect. Le conservatisme compassionnel
doit mettre au coeur de son action des valeurs communes à l’ensemble
des religions, et non pas des options sociales ou politiques.
Bush le dit clairement :

« Je conduirai le pays vers une culture qui valorise la vie, la vie des
personnes âgées et des malades, la vie des jeunes, et la vie des enfants
non nés1.»

Le conservatisme de la compassion n’interdit pas, en revanche, la
peine de mort, la légalisation de la torture ou le commerce des
armes à feu.

Cette entreprise de transfert du social du secteur public au secteur
privé ne s’accomplit pas plus naturellement que la marche forcée
vers la globalisation. L’État américain organise le transfert des
financements nécessaires. Une première étape prévoit des avantages
fiscaux pour les donateurs, jusqu’à 15 % de déduction (en
comparaison la France ne tolère que 5 %), ainsi que le versement
contestable de subventions, puisqu’il remet en cause le principe de
séparation des Églises et de l’État. On prévoit que dans un second
temps, les contribuables pourront totalement choisir de donner le
montant de leur impôt à des organismes caritatifs et non plus à l’État
ou au gouvernement local.

Vers une nouvelle alliance de la bourse et du goupillon

Ce conservatisme de la compassion n’aurait sans doute pas vu le
jour sans ce que les spécialistes nomment le « retour du religieux »,
qui prend souvent le visage du fondamentalisme, de l’intégrisme et
des sectes. On ne saurait non plus taire l’influence considérable de
Jean-Paul II.

Le pape développa en effet trois encycliques Laborem exercens
(1981), Sollicitudo rei socialis (1987) et Centesimus annus (1991),
qui furent considérées par beaucoup d’intellectuels conservateurs
comme un ralliement : non seulement il condamnait une nouvelle
fois le « socialisme réellement existant », mais il fermait la porte à

1 Ibidem.

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toute recherche d’une quelconque « troisième voie ». Il prônait le
respect de la propriété et de la liberté économique. Ce ralliement
fut très bien accueilli par le camp libéral.

Philippe Nemo, professeur de philosophie à l’ESC de Paris, spécialiste
de Hayek, conférencier du cercle Bastiat, explique dans
Libéralisme et christianisme 1 que le libéralisme serait directement
issu du christianisme.

Jean Duchesne expose, dans Vingt siècles. Et après ? 2, les racines
chrétiennes des grands principes des démocraties modernes. La
démocratie serait issue du protestantisme, mais d’un protestantisme
dissident. Alors que dans les pays protestants européens on aurait,
au contraire, assisté à une véritable appropriation du pouvoir religieux
par les souverains (donc l’État). Les « puritains » du « nouveau
monde », en séparant le politique du religieux, n’auraient
d’ailleurs fait que reprendre les éléments de base du christianisme.
Jean Duchesne considère que le catholicisme serait aujourd’hui
plus à même de défendre la démocratie que le protestantisme, car
ce dernier aurait tendance à se diviser sans fin et à dissoudre la
question sociale et morale dans la permissivité.

Comment importer le conservatisme compassionnel en
France?

Le sarkozysme n’a de cesse de vouloir réduire les aides sociales
publiques. Son modèle est le « conservatisme compassionnel » de
Marvin Olasky. Mais comment transférer la solidarité au privé dans
un pays comme la France ? La société civile n’y est pas aussi développée
qu’aux États-Unis et les principes de laïcité y sont particulièrement
ancrés. Peut-être pourrait-on y voir une des raisons du
combat contre la « laïcité sectaire » et des éloges des Églises, même
fondamentalistes, chez Nicolas Sarkozy ?

Ce qui est certain, en revanche, c’est que la droite a commencé
les grandes manoeuvres pour permettre à la France de rattraper son
« retard » en matière de développement de la « société civile »,
notamment de fondations privées.

Les Églises et les fondations sont appelées, en France comme
ailleurs, à jouer un rôle toujours plus grand dans l’action sociale,
d’abord en accompagnement des services publics, puis en concurrence
de l’État et des collectivités locales.

1 Prix du livre libéral 2002, remis par Pascal Salin.
2 PUF/Communio, 2000.

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Les arguments avancés en faveur de ce démantèlement de l’État
social français tiennent peu aux arguties financières servies habituellement
aux grands médias : ce ne sont ni l’ampleur du déficit
de la sécurité sociale ni les questions démographiques qui viennent
en premier, mais des motifs idéologiques.

On ne cesse de nous expliquer que l’État-providence développerait
une solidarité sans amour car « les gestes de la solidarité ne
sont pas la solidarité ». Il serait donc une « pornographie de la solidarité
» :

« Une société n’est jamais solidaire. Seuls des hommes libres le
sont. Une société peut être redistributive, coercitive… Certains individus
ou groupes de pression peuvent imposer à d’autres individus de
partager leurs biens. Ils modifient les comptes en banque, ils ne font
qu’empoisonner les rapports humains. Ils changent le “niveau de vie”,
ils ne rendent pas les hommes plus solidaires. La solidarité échappe au
politique. Elle n’est pas imposable. Elle procède d’un mouvement intérieur,
non calculé et imprévisible (spontanéité effrayante pour le socialisme
qui ne se reconnaît que dans la planification et le contrôle) […]
C’est dans le vide du règlement que naît la solidarité. C’est dans le respect
des droits, et donc l’absence d’impositions légales, que peuvent se
densifier les relations humaines 1.»

Pourquoi faut-il que notre idéologue gâche tout en se plantant
magistralement ? Notre bon saintmaritain explique que l’exemple
fameux du manteau de saint Martin prouverait que la solidarité ne
peut exister que d’homme à homme, puisque le centurion donne
volontairement la moitié de son manteau au pauvre. Il ajoute, interpellant
pour cela son lecteur cloué par tant d’agilité mentale :

« Suppose qu’un général de la légion romaine ait ordonné au centurion
Martin de partager son manteau. Le résultat matériel eut été le
même, un pauvre à demi-réchauffé, un nanti à demi-grelottant. Mais
où est la solidarité? Chez le général, qui ne se découvre de rien? Chez
le centurion, qui ne peut qu’obéir 2 ?»

Primo : notre centurion ne donne que la moitié de son manteau
car l’autre ne lui appartient pas puisque le soldat romain payait la

1 Christian Michel, « Le socialisme comme pornographie de la solidarité »,
texte extrait de La Liberté, deux ou trois choses que je sais d’elle, Éditions
de l’Institut Économique de Paris, 1986, in site
perso.wanadoo.fr/patrick.madrolle/economie/_libre8.htm.

2 Ibidem.

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moitié de son paquetage. Deuxio : cet archétype de la solidarité est
plutôt bancal car non seulement le pauvre grelotte, mais lui aussi.
Décidément : rien ne vaut la sécurité sociale !

L’État-providence contre la bonne société

Les sarkozyens dénoncent dans l’État-providence la substitution
de rapports « froids » entre l’État et les administrés à la place de
relations « chaudes ». L’argument n’échappe pas à Philippe
Manière qui le mobilise dans son réquisitoire antifiscaliste. La
sécheresse des mécanismes réglementaires contribuerait à sa
manière à déshumaniser la société :

« Croit-on vraiment que l’on unit les Français en institutionnalisant
ainsi les droits et les devoirs, en séparant la France en deux castes,
l’une, allocataire, caressée dans le sens du poil mais désignée comme
assistée, l’autre, bailleuse de fonds, désignée à la vindicte populaire et
prise à rebrousse-poil 1 ?»

L’État-providence, en remplaçant la responsabilité individuelle
par l’irresponsabilité du groupe, aurait obtenu ce résultat fabuleux
que l’individu aurait disparu et que la société serait en train de lui
emboîter le pas !

L’État-providence, en rendant obligatoire le secours aux plus
faibles, aurait aussi sacrifié la véritable fraternité :

« La fraternité est spontanée, ou n’est pas. La décréter, c’est l’anéantir.
La loi peut bien forcer l’homme à rester juste, vainement elle
essaierait de le forcer à être dévoué 2.»

Les fondations privées contre les services publics

Les thèses de Marvin Olasky font des émules en France jusqu’au
sein de l’Institut Montaigne et du gouvernement. Comment comprendre
autrement que 23 des 25 propositions de l’Institut aient été
reprises par le ministre Jean-Jacques Aillagon dans le cadre de sa
réforme du mécenat 3 ?

On aurait tort de ne dénoncer dans cette manipulation de la philanthropie
qu’une opération de charity business. Cette opération est
aussi un enjeu idéologique. L’objectif inavoué est d’utiliser toutes

1 Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-monnaie
en particulier, op. cit., p. 128.
2 Frédéric Bastiat, Le Journal des économistes, 15 juin 1848.
3 In « 25 propositions pour développer les fondations en France ».

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les formes de solidarité privée contre la solidarité publique. On
pourrait ainsi créer une concurrence « saine » entre prestataires,
puis rendre à la bonne « société civile » le terrain de la charité
monopolisé par l’État jacobin :

« De plus en plus, l’État – jusqu’ici conçu comme l’unique dépositaire
et l’ultime défenseur de l’intérêt général – montre les limites de
ses moyens et l’inadaptation de ces outils. De plus en plus, les individus
inventent de nouvelles solidarités sociales, professionnelles, culturelles
en prenant en main leur quotidien et leur avenir. C’est là une
formidable chance qui transforme en France les mentalités et les habitudes
[…] L’intérêt général n’est plus un monopole de l’État… 1 »;
« Les Français ne devraient plus s’adresser exclusivement à l’État et
aux collectivités territoriales, mais aussi à ces institutions privées
reconnues d’utilité publique qui, dans le cadre de l’intérêt général,
deviendront des partenaires reconnus. Mais pour cela, il faut vaincre
les résistances traditionnelles de nos appareils administratifs 2.»

Le sarkozysme utilise, pour ce travail de sape, deux outils qui ont
déjà fait leurs preuves aux États-Unis. Il s’agit tout d’abord de
développer l’assistance directe des citoyens aux causes de leur
choix : toutes les opérations humanitaires vont dans le bon sens
puisqu’elles préparent le désengagement public. Le but est d’habituer
les gens à admettre que l’État n’est plus le garant de l’intérêt
collectif.

Il convient de favoriser la collecte de ressources d’origine privée.
À terme les fondations privées et autres ONG concurrenceront les
collectivités publiques. Les libéraux se donnent pour objectif de
créer un maillage de fondations présentes dans chacun des secteurs
d’intervention habituels de l’État. C’est pourquoi le gouvernement
français a adopté tout un arsenal de mesures visant à donner aux
fondations des avantages juridiques et fiscaux, comme permettre de
leur transférer une partie de l’ISF et des droits de succession.

Le sarkozysme bénéficie, pour mener sa charge, d’autres arguties.
Une question occupe les soirées de nos coupeurs de budgets :
qui gagne et qui perd dans le jeu de la redistribution ? Ils mobilisent
pour répondre les travaux de François Ewald. Ce dernier qualifie de
« société assurantielle » la conception de la solidarité sociale qui a

1 Bernard de la Rochefoucauld, président du groupe de travail de l’Institut
Montaigne, préface au rapport Engagement individuel et bien public,
avril 2004.
2 Note de travail, Institut Montaigne, avril 2004.

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accompagné le développement de l’État-providence. La logique de
l’assurance aurait remplacé celle de l’assistance, qui prévalait durant
le Moyen-Âge. L’élément fondateur de cette véritable révolution au
sein de notre anthropologie aurait été, selon Ewald, la loi de 1898 sur
les accidents du travail. Ils furent en effet définis comme un risque
contre lequel il fallait obligatoirement s’assurer et le législateur a
confié à l’État la tâche de répartir les charges de ce mécanisme. La
sécurité sociale, fondée sur ce même principe de solidarité, aurait
créé une dépendance entre chômeurs et actifs, retraités et actifs,
malades et bien portants, etc.

Le sociologue Numa Murard estime que ce système assurantiel
(« un pour tous, tous pour un ») serait vécu comme une obligation
et non comme un acte volontaire de solidarité.

Ce mécanisme fonctionnerait, par ailleurs, selon un principe totalement
contraire à l’esprit du capitalisme qui resterait « le chacun
pour soi ». L’alternative consiste à redévelopper les solidarités
actives contre les solidarités contraintes. Pierre Rosanvallon mobilise
l’un des concepts des altermondialistes qui, avec Polanyi, accusent
le capitalisme d’avoir désenchâssé l’économique du social
puisqu’il parle, lui, de « réencastrer la solidarité ».

Ce « réencastrage de la solidarité » (la fin de la sécurité sociale)
passerait par une critique de l’État-providence dans ses résultats et
dans son principe. Il passerait également par de nouvelles formes de
socialisation transversale. Ce point de vue rejoint celui du grand
futurologue américain Alvin Toffler qui voit dans les sectes une
façon de compenser la perte des identités collectives et individuelles.

Cette « réévaluation du rôle de l’État » explique que les sarkozyens
de tous pays concentrent leurs efforts pour démolir ce qu’ils
nomment les grands dogmes étatistes : l’idée que la gestion publique
serait meilleure que la gestion privée, la pseudo-efficacité des aides
sociales, etc. L’État-providence construirait une économie fermée
peu adaptée à une véritable « société ouverte », c’est pourquoi sa
capacité de régulation serait aléatoire voire illusoire, c’est pourquoi
les libéraux espèrent que les contribuables se révoltent enfin contre
la fiscalité et les prélèvements sociaux.

Ralf Dahrendorf distingue trois attaques contre l’État-providence.
L’opposition « bleue », c’est-à-dire la nouvelle droite conservatrice,
conduirait la révolte de l’individu contre la bureaucratie, l’opposition
« rouge » prônerait encore davantage d’égalité réelle et l’opposition
« verte » remettrait en cause notre mode de vie.

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L’État-providence serait responsable de dysfonctionnements
redoutables, puisqu’il engendrerait de dangereuses trappes à pauvreté
et à chômage : les programmes d’aides ne réduiraient pas le
nombre des assistés, mais fixeraient une clientèle stable. Gilles
Lipovetsky explique ainsi que l’État-providence aurait transformé
les Français en « assistés permanents ». L’État-providence serait
également responsable du développement des inégalités sociales. Il
créerait en effet une « contre-redistribution sociale » au sens où,
selon Philippe Bénéton, la consommation de biens publics ne ferait
que répéter et renforcer les inégalités sociales. L’État paierait ainsi
pour les loisirs des riches cultivés qui seuls fréquentent bibliothèque,
musées et opéras. Alain Minc a popularisé en France cette
idée que l’État-providence fonctionne à rebours, plus de quinze ans
après qu’une partie de l’extrême gauche en ait fait ses choux gras 1.

Le nec plus ultra de la critique de l’État-providence nous vient
naturellement des États-Unis, où l’école du public choice explique
que l’essor des interventions publiques répondrait non pas à l’intérêt
général, mais à l’intérêt particulier de certains groupes
sociaux comme les élus, les fonctionnaires et les syndicalistes.

Gloire au marché!

Cet effacement programmé de l’État-providence n’inquiète pas
nos joyeux sarkozyens, car ils ont désormais deux solutions alternatives
à proposer. Tout d’abord la « glorification » sans limites du
marché : l’histoire aurait établi la supériorité de la régulation par le
marché sur le plan économique et social. La cause de l’échec du
modèle français serait son refus de s’en remettre au dieu-marché. La
crise s’expliquerait par la déréglementation de l’économie sous l’effet
des interventions de l’État. La solution consisterait donc à privatiser
totalement les services publics. Sarkozy y pense, Sarkozy y
travaille, Sarkozy est là!

Gloire à la société civile !

Le sarkozysme malin a compris que la glorification du marché ne
suffit pas et qu’il faut lui adjoindre celle de la « société civile ».
L’idée est aussi vieille que le libéralisme, mais elle avait été enterrée
avec la « fausse droite » française. Heureusement, Sarkozy est de
retour et, avec lui, une droite vraiment de droite ! L’État-providence
n’a qu’à bien se tenir car, après avoir, durant des décennies, absorbé

1 Christian Baudelot, Roger Establet, Qui travaille pour qui?, Maspero, 1975.
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la « société civile », il va devoir rendre gorge et libérer les bons propriétaires.
Puisque notre vie sociale a été placée sous tutelle étatique,
il faut maintenant rendre à la société civile son existence
propre face à l’État. Nous devons reconstituer de véritables institutions
civiles autonomes et responsables. Nous devons transférer des
missions à la « société civile » pour affaiblir l’État.

Le sarkozysme et la fiscalité

La façon dont la révolution néo-conservatrice est parvenue, en
quelques décennies, à refaire de la question de l’impôt un débat politique
essentiel est significative du ketchup qui a coulé dans nos
têtes. Les libéraux font mine de ne se révolter que contre la lourdeur
de l’impôt et non contre son principe, mais il suffit pourtant de faire
un petit tour du côté de l’Histoire pour se rendre compte qu’ils poursuivent
un très vieux combat.

Philippe Manière, en publiant sa diatribe contre l’impôt, renoue
avec un vieux courant réactionnaire 1. Sa haine de la fiscalité prouve
qu’il n’ignore rien de la place de l’impôt dans notre histoire nationale
et dans le processus de constitution de la France. Il sait qu’il est
possible de mobiliser à bon compte ce sentiment antirépublicain.

On ne parle pas innocemment « d’oppression fiscale » et on ne
juge pas l’impôt « confiscatoire », voire « punitif », sans vouloir
suivre volontairement les pas de ceux qui, durant les siècles passés,
refusaient l’impôt. Il suffit de le lire pour découvrir que les raisons
apparentes cachent des motifs moins avouables :

« Il faut chercher ailleurs les raisons véritables de ce “prurit fiscal”
qui ravage aujourd’hui la quasi-totalité des pays développés… au point
que, dans tout l’Occident, et en France comme ailleurs, la question des
impôts devient le sujet central de la vie politique 2.»

Philippe Manière joue d’abord les bons citoyens : il rappelle que
payer l’impôt est une façon de marquer son intégration, son attachement
et sa solidarité. Il veut bien payer sa part d’impôt, mais pas
davantage. Qui ne serait d’accord avec lui pour réclamer un peu plus
de justice fiscale, par exemple en exigeant la suppression du système
de quotient familial qui favorise tant les ménages « friqués »
avec des enfants ?

1 De la pression fiscale en général et de notre porte-monnaie en particulier,

op. cit., p. 15.
2 Ibidem, p. 14.

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Philippe Manière n’hésite pas à tordre les faits pour les faire entrer
dans son système. Il fait semblant de croire que le refus de l’impôt
serait récent et s’expliquerait par son volume. Cette thèse sympathique
est totalement fausse.

Ce n’est pas parce que la fiscalité serait trop forte que des Philippe
Manière ont toujours râlé contre l’impôt. L’argument de la spoliation
vise le principe même de l’impôt et non pas seulement son rendement
marginal :

«L’État nous laisse une part certes sans cesse plus petite du gâteau,
mais le gâteau est toujours plus gros 1.»

Un antifiscalisme viscéral

La question de l’impôt partage, depuis deux siècles, la droite et la
gauche. Le principe d’un impôt sur le revenu fut longtemps le principal
point de friction depuis que les républicains en avaient fait une
priorité avec le fameux « discours de Belleville » de Gambetta. La
première tentative d’imposer un tel impôt date d’ailleurs du gouvernement
radical de Léon Bourgeois (1895-1986).

La chute de son gouvernement en reportera l’adoption, mais ce
projet restera le cheval de bataille des radicaux jusqu’à la Première
Guerre mondiale. Joseph Caillaux reprend l’idée en 1911 et écope
d’une campagne de presse haineuse, lancée par Le Figaro, qui aboutit
au drame de l’assassinat de son directeur de cabinet, M. Calmette,
par Mme Caillaux. La gauche continue pourtant à en faire son thème
de campagne, en 1914, avec l’abrogation de la loi des trois ans.

Le principe d’un impôt sur le revenu est enfin acquis juste à la
veille de la Première Guerre mondiale, mais le déclenchement des
hostilités en diffère l’application. La gauche radicale est alors
encore hostile à toute idée d’impôt sur le capital pour ne pas porter
atteinte au patrimoine, donc à la sacro-sainte propriété privée.

Petit bréviaire de l’antifiscaliste

« Appauvrissez-vous par la fin du travail et par l’impôt. » (Nicolas
Baverez)

L’antifiscalisme de base repose sur trois idées :

L’État ne nous en donnerait pas pour notre argent. Nous payerions
des impôts élevés et nous aurions des services publics insuffisants.

1 Idem, p. 15.

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Ce paradoxe ne serait bien sûr qu’apparent, car un État gourmand
serait presque fatalement un État impécunieux 1.

La charge de l’impôt serait injuste : ce seraient toujours les
mêmes qui payent. Ce fardeau serait imposé par la prise en charge
d’une masse de gens qui ne produirait pas ou très peu mais recevrait
d’importantes subsides publiques. La cause de la « justice sociale »
devrait donc être délégitimée pour faire tomber ce mythe abscons,
mais tellement français, de la redistribution sociale.

La fiscalité française rendrait nos propres valeurs évanescentes et
virtuelles : même l’amour si français de l’État ne pourrait plus justifier
le « racket fiscal » contraire aux deux valeurs fondatrices que
sont la liberté et le droit de propriété.

Le modèle américain : faire payer les pauvres

Philippe Manière explique que le débat américain sur la fiscalité
serait le nôtre. Seuls les démocrates continueraient à croire que l’inégalité
de la société justifie l’intervention massive de la puissance
publique.

Tout est dit : la question n’est pas la pression fiscale insoutenable
mais un combat de valeurs. Manière estime que nos principes de
départ n’étaient pas bons :

« On commence en France à s’interroger sur les valeurs fondamentales
autour desquelles la société s’est constituée 2.»

La question fondamentale est celle de notre conception du contrat
social. La France en aurait une vision erronée aussi bien à gauche
qu’à droite, ce qui expliquerait que la (fausse) droite française ait
toujours fait aussi mal que la gauche. Philippe Manière est sans
illusion : le plus assidu, et peut-être le plus talentueux, de tous ces
joueurs de mandoline fut sans conteste Jacques Chirac (sic). Il parle
d’allégement des impôts mais son gouvernement pratique l’augmentation
des prélèvements obligatoires. Le président Giscard
d’Estaing l’avait pourtant prédit : « À 40 % de prélèvements obligatoires,
nous entrons dans le socialisme 3.» La France « socialiste
» connaît aujourd’hui un taux de presque 50 %.

Philippe Manière est pourtant d’un antifiscalisme particulièrement
troublant. L’impôt payé par le riche le gène visiblement plus

1 Ibidem, p. 17.
2 Ibidem.
3 Cité par Jean-Paul Piriou, La Comptabilité nationale, La Découverte, 2004.

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que celui payé par le pauvre. On le suivra donc dans ses petites propositions
pour une fiscalité de classe.

Il constate tout d’abord que l’impôt qui fait le plus mal est celui
sur le revenu. Ce dernier est pourtant l’un des plus faibles du
monde, rapporté au revenu national. La raison de ce paradoxe est
simple : les ménages pauvres en sont exonérés. Conséquence : ceux
qui restent assujettis voient la note grimper puisqu’il faut « faire
payer les riches ». Manière ajoute que « cette très grande masse
d’exonérés pose au pays des problèmes nombreux, et pas seulement
d’ordre financier 1 ».

Philippe Manière s’emporte aussi contre le « déplafonnement »
pour les cotisations sociales, car il offre un meilleur rendement
pour les pauvres, or, « rien ne dit que les riches sont plus malades
que les pauvres, ni qu’ils ont plus de risques d’être au chômage 2.»

Le système français de protection sociale serait donc scandaleusement
redistributif puisque les pauvres en tirent un meilleur rendement
que les riches. Ils cotisent beaucoup moins pour des
prestations équivalentes. Chacun ne paie donc pas seulement pour
ses propres risques…

On retrouve les mêmes thèses, mais avec un peu plus de prudence
sémantique, dans le Rapport Ducamin 3, commandé par Nicolas
Sarkozy. On y apprend que la France entière, celle qui se lève tôt et
travaille durement, souffre de notre fiscalité, et non pas seulement
les riches :

« Il n’y a pas que les très riches qui sont très ponctionnés… ce qui
signifie que le problème de la pression fiscale n’est pas seulement,
comme on le dit parfois, un problème de nantis 4.»

Qui osera dire après cela que Nicolas Sarkozy serait le président
des Français de Neuilly-sur-Seine et des grands patrons du
CAC 40?

Le grand problème de notre fiscalité serait d’ailleurs non pas
technique ou financier, mais économico-moral :

1 Philippe Manière, op. cit.
2 Ibidem.
3 Études des prélèvements fiscaux et sociaux pesant sur les ménages, rapport
au ministre du Budget, La Documentation française, 1996.
4 Ibidem.

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« Le contribuable français a donc de bonnes raisons de penser que
ce sont toujours les mêmes qui paient, et que ce sont toujours les
mêmes qui reçoivent les subsides 1.»

Les experts parlent de « coin fiscal » pour désigner ce problème
de la désincitation au travail par la fiscalité et celui du massacre du
rendement de l’impôt. La fiscalité française serait responsable de la
rétention de l’effort, de la fuite des cerveaux, de l’évasion et de la
fraude fiscales.

Les bons sarkozyens le répètent à l’envi : « Plus son fameux coin
fiscal est élevé, moins un État est susceptible d’attirer les entreprises…
» La fiscalité française chasserait donc le travail, l’investissement
et finalement l’impôt.

Elle créerait une trappe à pauvreté. Les chômeurs entretiendraient
une méfiance bien naturelle vis-à-vis du retour à l’emploi. Les
pauvres auraient raison de s’installer dans un statut d’allocataires et
d’assistés :

«L’État croit bien faire en aidant les moins nantis, mais, en réalité,
il les enferme dans cette pauvreté en rendant extrêmement peu attirante
sur le plan pécuniaire toute évolution vers le haut » ; « Pour des millions
de français qui se situent en bas de l’échelle sociale ne surtout pas
augmenter son revenu devient une priorité, presque une obsession » ;
«Le système français enferme sciemment des centaines de milliers de
personnes dans la pauvreté et l’assistance 2.»

Les défauts de notre système fiscal illustreraient les tares ontologiques
de cette conception de la « justice sociale » tellement française
depuis si longtemps. Ces défauts seraient les enfants naturels
de l’oubli de nos valeurs les plus chères et de cette chimère malfaisante
qu’est l’idée d’égalité absolue.

La Révolution aurait commencé non pas le 14 juillet 1789 mais
le 17 juin 1789, ce jour où les députés déclarèrent que l’impôt, illégal
jusqu’alors, serait perçu « jusqu’au jour de la séparation de la
présente Assemblée ».

Philippe Manière le dit sobrement :

1 Ibidem.
2 Ibidem.

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« Si l’impôt, c’est l’État, les raisons de l’impôt sont donc celles de
l’État. Et l’impôt n’est légitime que si les actes de l’État le sont,
puisque leurs vocations respectives se confondent. »

La légitimité de l’État est donc posée à travers le débat sur le racket
fiscal. Puisque lever l’impôt est une irruption de la contrainte
étatique dans la vie de l’individu, et puisque le seul fondement de
la société est le droit de propriété, alors l’impôt n’est légitime que
s’il sert à protéger ce droit immuable. La vocation de l’impôt serait
de donner à l’État les moyens de garantir la sûreté des biens. Il faudrait
aliéner le minimum pour préserver le maximum. Cette politique
a un nom – « l’État-gendarme » – ou, mieux encore, « l’État
veilleur de nuit 1 ».

Philippe Manière propose donc sa révolution fiscale : suppression
ou atténuation de la progressivité de l’impôt, généralisation de
l’impôt, fût-il modeste, proposition d’un impôt proportionnel (une
flat-tax) prélevé à un taux unique quel que soit le revenu, etc.

Le désamour de la France, qui s’exprime dans ce refus de l’Étatprovidence,
s’en prend à une mémoire encore plus ancienne. Les
services publics ne sont-ils pas la continuation du « prince nourricier
» ? Les historiens ont montré que l’héritage indo-européen est
celui des figures du guerrier, du prêtre et du paysan producteur. Le
roi, parce qu’il participe des trois fonctions, est un roi nourricier.
Ne dit-on pas du bon roi Dagobert que les moissons poussaient
sous ses pas ? quant à Saint-Louis, il fut le roi de la prospérité du
peuple. Chacun se souvient aussi de la « poule-au-pot du
dimanche ». Ce roi bienfaiteur est celui qui donne aux mendiants,
aux malades et aux pauvres. Il développe des oeuvres de miséricorde,
dont l’aumônerie royale (1260). Il prend peu à peu la place
dévolue aux Églises.

1 Selon la fameuse formule de Hayek reprise par la totalité des libéraux.


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Troisième partie :
Travail, Respect, Patrie

« Je voudrais vous faire partager ma conviction qu’on ne peut préparer
la France aux défis des dix, vingt, trente années qui viennent
avec les recettes du passé, les idées qui ont déjà échoué et l’éternelle
pensée unique qui cherche à étouffer les débats avant même qu’ils
n’aient eu le temps de prospérer. » (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme ne se contente pas de mettre à mal les valeurs de
la république : non seulement il les rend toujours plus virtuelles,
mais il sape leurs fondements philosophiques et dénature leur portée.
Nicolas Sarkozy a sans doute horreur du vide, c’est pourquoi il
a proposé, lors de son accession à la tête de l’UMP, d’introniser
trois nouveaux paradigmes comme emblématiques de son projet
politique. Le sarkozysme annonce dans l’ordre le Travail, le Respect
et la Patrie. Ce triptyque sera, à n’en pas douter, la devise de
la France sarkozyenne.

L’opération est politiquement osée et symboliquement gonflée.
Sarkozy nous refait le coup du Travail, alors que toute sa politique
libérale conduit les Français au chômage ou aux mauvais jobs.

Sarkozy nous refait aussi le coup de la Patrie, alors que toute sa
politique conduit à la négation de la grandeur de la France.

Sarkozy nous fait ensuite le coup plus inattendu du Respect, alors
que toute sa politique conduit des millions de personnes à la
détresse.

Le sarkozysme nous apprend cependant quelque chose à travers
sa devise : les Français vont devoir apprendre à trimer dur et long

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temps. Le Travail n’aura jamais été, depuis un siècle, aussi fidèle à
l’idée de labor. La Patrie détricotée va devoir nouer de nouvelles
alliances avec l’Oncle Sam et lui obéir le petit doigt sur la couture
du pantalon. Le Respect a de beaux jours devant lui, mais ses sujets
de prédilection seront d’abord la Famille, la Religion et surtout la
Propriété.


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Chapitre 1

Le sarkozysme et le culte du Travail

« Je crois au travail, je crois au mérite. Je crois à l’effort, je crois à
l’énergie. » (Nicolas Sarkozy)

« Ces salauds d’Américains bossent beaucoup plus que nous et ils
n’ont pas honte de leur réussite et de leur puissance. » (Claude Reich-
man)

La valeur du « travail » est centrale dans le discours de Nicolas
Sarkozy. Cependant, cet éloge du travail n’est pas motivé en premier
lieu par des arguments économiques, mais par un
positionnement social et idéologique :

« J’aimerais que nous nous retrouvions autour d’une seule priorité
qui, au final, conditionne l’efficacité de tout le reste : celle de la réhabilitation
absolue et urgente du travail » qui « passe par quelques
mesures simples et à la dimension symbolique forte » ; « Au lieu de
consacrer les moyens de l’État pour que les gens travaillent moins, on
va les engager pour qu’ils puissent travailler davantage. » (Nicolas Sarkozy)

Le combat purement idéologique de Sarkozy contre les 35 heures
permet non seulement de légitimer une attaque en règle contre le
droit du travail, mais aussi de préparer une diminution des salaires
réels. Lorsque Nicolas Sarkozy vante les mérites du travail, il ne
parle pas, à la façon des anciens, de l’amour du travail bien fait. Il
a en tête la généralisation du travail précaire, aliéné, mal payé,
forcé, etc. Lorsque Nicolas Sarkozy joue à passer pour un défenseur
des petits (salaires), lui qui fut l’avocat des plus grosses fortunes,
il ne faudrait surtout pas croire qu’il envisage d’augmenter
les salaires, mais seulement de faire trimer davantage pour gagner
moins.

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Le grand enjeu du sarkozysme en matière de travail consiste à baisser
au maximum le niveau de protection sociale et de salaire, y compris
en augmentant l’armée de réserve du capital, c’est-à-dire en
remettant au travail les vieux, les jeunes et de nouveaux immigrés
(choisis naturellement selon les besoins économiques).

La condition première de son succès est la casse du droit du travail.
On ne dénonce jamais assez l’État-providence et l’État-réglementaire
qui vole les pauvres en les empêchant de travailler davantage. Nicolas
Sarkozy prend l’accent yankee pour dénoncer ce maudit droit du travail
qui serait responsable de la nouvelle précarité. C’est sûr, le jour
où tout le monde aura le même contrat de travail de cinq ans, on ne
pourra plus dire que certains sont « précarisés » :

« On a le droit du travail le plus protecteur et dans le même temps on
n’a jamais vu une telle précarité et une telle angoisse pour les salariés […]
Tout doit être fait pour que les gens vivent du produit de leur travail et non
pas de l’assistanat. » (Nicolas Sarkozy)

La critique du droit du travail

« Jamais notre droit du travail n’a été si protecteur pour les salariés; or
jamais ceux-ci ne se sont sentis dans un tel état de précarité. C’est un système
où tout le monde est perdant. Nos entreprises, parce qu’elles se trouvent
entravées par des règles qui ignorent leurs concurrents étrangers. Les
salariés, parce qu’une procédure plus longue de licenciement ne compense
pas la perte d’un emploi. La France enfin, parce que nous nous
retrouvons avec un taux de chômage qui est le double de celui de nos
grands partenaires. » (Nicolas Sarkozy)

Les « sarkozyens » conséquents émettent deux types de critiques à
l’égard du droit du travail. Les premiers considèrent, avec Pascal
Salin, que le droit du travail exploite, en réalité, les patrons :

«L’idée dominante selon laquelle les “capitalistes” vivraient aux
dépens de leurs salariés ou selon laquelle il existerait une asymétrie de
pouvoir entre les entrepreneurs et leurs salariés, ce qui justifierait toutes
sortes de protections spécifiques des seconds et toutes sortes de transferts
à leur profit, est donc fausse de toute évidence […] La situation la plus
enviable n’est pas […] celle du propriétaire de l’entreprise […] Le droit
du travail moderne met l’entrepreneur dans une relation d’esclavage à
l’égard du salarié […] La coopération sociale n’est pas compatible avec
des relations d’esclavage. Or, c’est exactement ce que crée le droit du travail
puisqu’il attribue au salarié par la contrainte des droits sur l’employeur1.
»

1 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., p. 418-422.
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Cette situation désastreuse serait responsable non seulement du blocage
de la croissance, mais aussi des problèmes économiques et
sociaux dont souffrent « le site France » et ses élites économiques. Il
serait donc temps de remplacer ce droit du travail exploiteur par un
droit de l’entreprise libérateur. Salin explique notre incapacité à « sauver
» les patrons par l’existence même du système démocratique :

« Les salariés étant nécessairement beaucoup plus nombreux que les
entrepreneurs, ils obtiennent des protections spécifiques (mais illusoires
et qui leur nuisent finalement sans qu’ils s’en rendent compte). Bien sûr,
il n’est pas question de demander que l’on protège le faible – c’est-à-dire
l’entrepreneur – mais tout au moins qu’on ne protège pas le fort, c’est-àdire
le salarié1.»

D’autres, qui ont le sens des formules iconoclastes, expliquent qu’il
faut cesser de voler les pauvres, en ne leur interdisant plus de travailler,
en ne leur imposant plus des aides sociales « obligatoires »,
bref en les rendant enfin « libres » de croire d’abord en eux-mêmes :

« La première mesure que nous pouvons prendre en faveur des pauvres
est de ne pas les voler. Ensuite, faire confiance à leurs propres forces,
c’est-à-dire au sein de la société favoriser l’entraide plutôt que l’aide. Et
enfin, nous pouvons encourager ceux qui croient aux autres à investir
dans ceux qui croient en eux-mêmes2.»

La faute aux 35 heures?

« La réforme des 35 heures doit reposer sur un principe : le libre-choix
en permettant à ceux qui le veulent de travailler plus pour gagner plus. »
(Nicolas Sarkozy)

L’idée que la France ne travaillerait plus assez est l’un des grands
thèmes préférés des partisans de la thèse « décliniste ». Ils ont fait
naturellement de la loi des 35 heures leur bouc émissaire. Non seulement
il est faux de dire que la réduction du temps de travail aurait eu
des effets négatifs mais, de plus, il est tout aussi erroné de laisser
dire que les (jeunes) Français ne voudraient plus travailler. Les
chiffres parlent d’eux-mêmes contre ces positions idéologiques.

Philippe Askenazy 3 montre que le volume annuel de travail oscillait,
entre 1990 et 1996, autour de 21,5 milliards d’heures. Après le
passage aux 35 heures, il fluctue entre 22 et 22,5 milliards d’heures.

1 Ibidem, p. 419.
2 Christian Michel, « Que faire des gens riches? », op. cit.
3 Économiste et chercheur au CNRS.

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On constate donc un excédent de travail qui représente entre 350000
et 700000 emplois.

Le chercheur poursuit en démontrant que, même sur le plan individuel,
il est faux de dire que le temps de travail est passé de 39 à
35 heures. En effet, la plupart des entreprises ont réduit le temps de
travail sous les lois Aubry 2, donc en incluant les pauses dans le calcul.
La baisse effective du temps de travail n’est donc plus de 11 %
mais de 5 à 6 %, c’est-à-dire qu’on est passé véritablement de 39 à
37 heures. D’autre part, seule la moitié des Français est concernée, ce
qui donne finalement une baisse moyenne d’heures travaillées de 3 %.
Ce montant est absolument équivalent au Canada où, malgré l’absence
d’une telle loi, la durée de travai