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Paul ARIES - Site Officiel
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22 septembre 2013

Aide alimentaire ou service public de l’alimentation ?

Aide alimentaire ou service public de l’alimentation ?

texte paru dans Campagnes solidaires,mensuel de la Confédération paysanne, juin 2013

 

La question de l’aide alimentaire prend une importance nouvelle avec le mouvement programmé de « démoyennisation » de la société, du développement du précariat et du chômage de masse. Le nombre de jeunes, de personnes âgées et de familles à se priver sur le plan alimentaire explose. On estime à plus d’un milliard à l’échelle planétaire le nombre de personnes aujourd’hui mal nourries. Plus de 7 millions de français seraient en droit de recourir à l’aide alimentaire, mais dans ce domaine comme dans tous les autres, ce qui domine ce n’est pas la fraude mais le scandale du non-recours aux droits sociaux. Cette population malnutrie est considérée à l’image des pauvres en général comme un fardeau à la charge de la société qui n’en pourrait plus de payer pour une foule d’assistés. La facilité avec laquelle la majorité accepte la casse des aides sociales en est un bon symptôme. J’aimerai montrer qu’un autre point de vie est possible qui transformerait fondamentalement la façon de poser la question de l’aide alimentaire et donc les réponses à apporter à la crise actuelle. J’ai envie déjà de faire un parallèle avec la situation de la restauration sociale (école, entreprise, etc.) longtemps considérée comme le parent pauvre des politiques publiques, alors qu’avec son poids économique (près d’un repas sur trois) elle pourrait constituer un levier politique majeur pour transformer les politiques agricoles, grâce à de nouvelles politiques en matière d’achats publics. Il est évident que si on doit re-municipaliser (et il le faut) la restauration scolaire ce n’est pas pour faire la même chose que les Sociétés de Restauration Collective, mais pour aller vers une alimentation faite sur place, relocalisée, resaisonnalisée, moins gourmande en eau, moins carnée, assurant la biodiversité, etc. Pourquoi ce même raisonnement ne vaudrait-il pas pour l’aide alimentaire ? Des expériences prouvent qu’il est possible de faire de l’aide alimentaire avec des circuits courts mais aussi avec des produits de saison, privilégiant le fait soi même plutôt que des produits tout-faits. D’autres expériences organisées par des Centres sociaux ou des CCAS montrent qu’il est aussi possible de miser sur des savoirs faire populaires pour réapprendre à cuisiner/manger autrement. Je suggère donc de changer notre regard et de ne plus considérer que le mode d’exercice le plus efficace du droit à l’alimentation soit l’aide alimentaire mais plutôt un service public de l’alimentation. Oui, il est possible d’imaginer un service public de l’alimentation et on pourrait même imaginer qu’il devienne un jour gratuit, comme l’école publique, comme la santé publique, comme les transports en commun urbains, les services culturels et même les services funéraires. Il ne s’agirait pas d’un cadeau fait aux pauvres, d’une gratuité d’accompagnement du système qui ne va jamais sans condescendance et sans flicage (êtes-vous un vrai pauvre méritant ou un assisté ?) mais d’une gratuité d’émancipation car fondée sur la construction de « communs » (tout comme l’école), permettant de mettre en œuvre des politiques changeant les façons de  manger donc de produire. Oui, nous devons, pour cela, modifier notre regard sur ceux qui recourent à l’aide alimentaire. Ils ne sont pas les contre-exemples de ce qu’il conviendrait de faire pour que tout aille mieux sur Terre. Les contre-exemples ce sont les choix alimentaires (contraints certes par la publicité et le marketing) d’une minorité qui affament les autres et détruisent la biodiversité et l’agriculture paysanne. Si tant de gens sont affamés, sous-nutris, malnutris, ce n’est pas un problème de pénurie agricole, ce n’est pas un problème de moyens car la planète est déjà assez riche pour nourrir 7 milliards d’humains. L’ONU estime qu’il suffirait de mobiliser 40 milliards de dollars US supplémentaires pendant 25 ans pour que plus personne ne crève de faim et que 80 milliards régleraient la grande pauvreté. Ces 40 ou 80 milliards sont introuvables mais le budget militaire mondial est de 1400 milliards de dollars, celui de la publicité de 800 milliards et le Produit industriel Criminel (argent sale) de 1000 milliards. L’équivalent d’une seule journée de travail mondial exprimé en PIB permettrait de nourrir chacun ! L’aide alimentaire n’est pas du côté de la construction d’alternatives : elle permet aux pauvres de manger la même chose en moins, elle soutient l’agriculture productiviste et la grande distribution… Un service public de l’alimentation pourrait au contraire libérer des territoires pour faire du neuf. L’alimentation des riches c’est aujourd’hui un tiers de la production mondiale gaspillée. Les seuls gaspillages alimentaires nord-américains atteignent 100 milliards de dollars et l’excès de consommation des personnes obèses représente 20 milliards de dollars par an. Un service public gratuit de l’alimentation ? Une utopie réalisable ou une illusion ? Avec la moyenne de consommation alimentaire de l’UE - 27 qui est de 1600 euros par an, rendre gratuit l’alimentation de 60 millions de français coûterait environ 150 milliards d’euros…. soit 4 fois le budget des armées. 

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18 octobre 2012

Nationalisme européen

 

 

Par Mathieu Agostini, écologiste (Front de gauche), Paul Ariès, rédacteur en chef La vie est à nous ! / Le sarkophage, Aurélien Bernier, essayiste, et Corinne Morel-Darleux, Conseillère régionale (Front de gauche).

 

On pouvait croire que tous les arguments européistes, même les plus absurdes, avaient été servis à l'occasion de la campagne référendaire de 2005 sur le traité constitutionnel européen : l'Europe garante de la paix, qui protège, qui permet de dépasser les égoïsmes nationaux, qui avance vers la mondialisation heureuse... Erreur. Le 1eroctobre, dans une tribune publiée sur le site du journal Le Monde, deux élus d'Europe Écologie allaient encore plus loin dans le prêche fédéraliste : face à la montée de l'influence asiatique, des pays du Sud, de l'Islam, et même de l'Afrique, la construction européenne serait le dernier rempart pour préserver les « valeurs occidentales ». Raison pour lesquelles il faudrait aujourd'hui accepter le traité de stabilité, de coordination et de gouvernance (TSCG), et, d'après les auteurs, tout projet venant de Bruxelles au nom de l'unité : « En ces temps de crises et de tensions où hommes et femmes politiques travaillent à la construire, [l'Europe] ne doit subir aucun recul. » (1)

 

On sera stupéfait par le « nationalisme européen » dont font preuve les auteurs, qui exaltent l'Europe comme d'autres exaltaient par le passé la France ou la grande Allemagne, reprenant à leur compte la théorie du « choc des civilisations » qui a façonné la politique internationale d'un George W. Bush ou d'un Nicolas Sarkozy. Mais ce qui glace le sang, c'est surtout cette faculté qu'ont ces écologistes d'accepter l'inacceptable au nom d'un fantasme, d'un paradis dont nous nous éloignons un peu plus chaque jour. L'Union européenne (ce processus politique qu'il ne faut justement pas confondre avec « l'Europe ») a beau s'adonner au libéralisme le plus sauvage, participer activement à la destruction de la planète avec sa politique agricole commune ou sa complaisance vis-à-vis des multinationales, démanteler avec ferveur les services publics, protéger les intérêts de la haute finance ou de ses paradis fiscaux et mettre à genoux les peuples grecs, espagnols et portugais, il faudrait en passer par là pour que « l'Europe » soit, un jour, un idéal de démocratie, de progrès, d'écologie et de justice sociale. Demain, on rase gratis. Mais aujourd'hui, le peuple paie, à grands coups de politiques austéritaires.

 

Or, plus personne ou presque dans les classes populaires et dans les classes moyennes ne croit à des lendemains qui chanteraient grâce au fédéralisme européen. Un sondage Ifop publié le 17 septembre dans Le Figaro donnait des résultats sans appel. Les conséquences de la monnaie unique européenne, l'euro, sont jugées « nettement négatives sur la compétitivité de l'économie française » par 61 % des sondés. 60 % rejettent une intégration européenne renforcée avec une politique économique et budgétaire unique. Enfin, si le référendum sur Maastricht avait lieu à nouveau, 64 % des personnes interrogées voteraient « non ». Comment ne pas voir que l'européisme benêt, qu'il soit « vert », socialiste ou centriste, ne fait que renforcer l'abstention et le dégoût de la politique ? Pire, il ouvre en grand la porte au Front national en France, aux néonazis d'Aube dorée en Grèce, et, d'une manière générale, à l'extrême droite partout en Europe.

 

Le véritable changement passe par un tout autre chemin que celui d'une construction européenne vouée au libéralisme. Dans l'immédiat, il faut rejeter les politiques d'austérité contenues dans le TSCG et voulues par les élites bruxelloises et les marchés financiers. Mais il faut surtout se préparer à désobéir à l'Union européenne et à sa Banque centrale pour mettre en place un véritable programme de gauche. Le droit communautaire nous empêche de contrôler les flux commerciaux ou les mouvements de capitaux, de taxer plus fortement les richesses, de développer les services publics et la gratuité ? Et bien nous devons refuser cet ordre juridique illégitime et restaurer la primauté du droit national sur le droit communautaire. En prouvant par l'exemple qu'il est possible de rompre avec l'eurolibéralisme, nous créerons un électrochoc qui dopera les mobilisations sociales dans tous les Etats membres, provoquant des bouleversements politiques et ouvrant de nouvelles perspectives d'alliance.

 

Alors, nous montrerons qu'il est tout à fait possible de coopérer, de faire converger (vers le haut !) des régimes sociaux et fiscaux, des politiques monétaires et commerciales, par des négociations entre États souverains et démocratiques, et non par le transfert de souveraineté à des structures antidémocratiques. Nous montrerons que la question écologique a besoin d'internationalisme  c'est à dire de coopérations entre Nations partageant un même objectif  et non de l'asphyxie des États et de leurs peuples sous couvert d'européisme ou de mondialisme. Nous montrerons enfin qu'il faut repenser la propriété des moyens de production pour les socialiser, car la protection de l'environnement a besoin de planification plutôt que d'être abandonnée aux mains invisibles et prédatrices des marchés.

 

En 1984, un autre écologiste écrivait avec brio : « Ce que nous devons chercher, c'est le moyen de poursuivre une voie de progrès économique et social, si possible avec tous nos partenaires du traité de Rome, et le cas échéant sans eux, mais avec tous les pays tiers qui le voudraient. » (2).Nous pensons que cette phrase, largement reniée depuis par son auteur, n'a jamais été aussi juste.

 

 

(1) « Ecologistes, nous devons ratifier le traité européen », par Leïla Aïchi, sénatrice (EELV) de Paris, et Robert Lion, conseiller régional (EELV) d'Ile de France, Le Monde.fr, 1er octobre 2012.

 

(2) Alain Lipietz, L'audace ou l'enlisement, La Découverte, 1984.

 

5 septembre 2012

La décroissance : le parti pris de la vie

Les Objecteurs de croissance ne sont ni des durs-à-jouir ni des pisse-froid.  Nous le sommes d’autant moins que tout notre combat est un réflexe de survie dans un monde  voué à la mort. La décroissance est un sursaut d’auto-subversion face à la pulsion suicidaire de la société. Nous campons du côté de la vie car nous savons que le capitalisme ne peut être arrêté que par du non-capitaliste. On ne changera pas ce monde en revendiquant une part plus grosse du gâteau (valeur ajoutée) même si nous préférons que la création de richesses profite aux plus pauvres. Nous opposons le chaos de la vie aux fantasmes de maitrise absolue qui débouche sur la mort. Nous sommes de plus en plus nombreux à être convaincus qu’on ne changera pas ce monde. Mais rien, vraiment rien, ne nous interdit en revanche d’en construire un autre différent à côté. Il nous faut développer à la fois la résistance au système mais aussi inventer des ilots de décroissance, faire que  des pans de vie soient libérée des fers de l’économisme, sauvée de l’insécurité sociale.  La décroissance est ce choix fondamental de l’exubérance de la vie contre celui de la mort.  Le capitalisme comme tout système productiviste est mortifère.  Il tue tout ce qu’il touche. La nature comme la culture. Il brevète le vivant. Il vénalise l’éducation, la santé, la sexualité. Il préfère les aliments irradiés, la cuisine industrielle dite cuisine d’assemblage, les meubles en bois reconstitué,  l’art déshumanisé, les semences rendues stériles, les spectacles morts plutôt que les spectacles vivants. Sa science même est mortifère. Sa biologie a même oublié ce qui fait la vie (les bactéries).

J’ai longtemps cru que les forces révolutionnaires pourrissaient d’abord par la tête (comme les poissons), par manque d’idées, faute d’avoir des théories à la hauteur des enjeux (effondrement environnemental, économique, social, politique, humain…). Je dois confesser qu’elles pourrissent d’abord par les tripes et par le cœur. On ne passe pas en effet impunément son temps à repousser au lendemain du Grand soir le changement des modes de vie. On s’y épuise. On s’y aigri. On y subit défaite sur défaite. On y perd finalement sa rage (de vivre) et son âme. On ne grandit jamais à faire le dos rond même dans l’espoir de lendemains qui chantent. Ces oppositions fakir, capables de dormir dans leur  tombe dans l’attente du Grand Soir ont même fini par douter de leur propre droit à l’existence, de leur propre chance de l’emporter face à la mort. Choisir  la décroissance implique donc de se battre pour la vie, pour le grand désir de vie. Cette formule n’a rien d’une facilité. Elle exige beaucoup de nous, davantage que d’autres combats. Elle laboure  de nouveaux champs. Elle exige que nous acceptions de faire sécession d’avec  ce monde. Elle suppose que nous admettions avoir besoin d’une cure de dissidence pour éprouver la vraie vie. Cette cure de dissidence sera faite de camps retranchés mais aussi de guerres éclairs pour conquérir de nouvelles positions, pour inventer d’autres partages, d’autres sources de joie. Je rêve d’une décroissance qui expérimenterait sans aucune retenue de nouveaux modes de vie. J’ai foi dans la capacité contagieuse de nos idées. C’est pourquoi je suis foncièrement optimiste. C’est pourquoi je peux battre la campagne pour porter nos idées, pour les féconder avec vous tous. J’ai encore plus foi dans la capacité contagieuse de nos actions, dans la puissance de notre créativité. Avant même l’insurrection des consciences, il nous faut prôner l’insurrection des existences. Première urgence donc : entendre qu’un autre monde a déjà fait sécession. Je dis bien à déjà fait sécession. Ne soyons pas comme les tenants du système, de droite comme de gauche, qui pratiquent une politique hors-sol, qui ne voient plus tout ce qui se vit et s’invente au quotidien. La sécession a déjà eut lieu pour des dizaines, des milliers, des centaines de milliers, de personnes. Nous sommes déjà des millions à vivre autrement un peu, beaucoup, passionnément ou à la folie. Nous sommes déjà  des millions non seulement à ne pas aimer ce monde voué au « toujours plus » mais à le déserter, à le fuir moralement et physiquement.  Je peux l’assurer pour multiplier les rencontres : les voyages au sein des alternatives, des Utopies concrètes sont riches en couleurs. Cette insurrection de la vie vient de tout côté : elle vient des jeunes déclassés, de cette génération des Bac + 5 à 1000 euros qui ne veut plus perdre sa vie à croire au mythe du pays de Cocagne, elle vient de l’inventivité de la langue pour dire nos espoirs (« décroissance », « objection de croissance », « rêve général », «  villes lentes » ou « ville en transition », « sloow food »), elle vient des micro-initiatives, par exemple en matière de micro-crédits solidaires (les cigales), elle vient de ce supplément de vie que donne le fait d’aider les autres (secours populaire, Emmaus, ATD quart-monde), elle vient du plaisir simple d’avoir plus de temps à soi (manifeste des chômeurs heureux, éditions du chien rouge, 2007), elle vient des mille et une façons de se réapproprier son espace de vie, ses cultures autochtones, ses produits, ses paysages (Bernard Farinelli, l’avenir est à la campagne, Sang de la terre, 2009), elle vient de l’importance des identifications collectives pour ceux qui n’appartiennent pas à la Jet-Set (hier cultures de métiers, cultures de classes, aujourd’hui cultures de quartiers dont la bonne société hors sol se moque un peu trop facilement), etc. Cette insurrection de la vie vient aussi des scientifiques qui redécouvrent aujourd’hui l’importance de la coopération dans la nature (réédition de l’œuvre de Pierre Kropotkine) ou dans l’entreprise (Norbert Alter, Donner et prendre, la coopération en entreprise, éditions La Découverte), d’autres savants attirent notre attention sur la gratuité du beau au sein des espèces vivantes (Pourquoi les oiseaux chantent-ils ? Pourquoi le paon se pavane-t-il ? Pourquoi le lion ou le tigre ont-ils une livrée aussi somptueuse, Jacques Dewite, la manifestation de soi, La Découverte, 2010) ? Cette insurrection de la vie vient aussi de ceux qui sont tout en bas dans la société, car comme le rappelait une travailleuse sociale belge, lors d’une conférence récente à Namur, organisée pour les travailleurs sociaux sur le thème « que peut la décroissance face à la pauvreté… »,  dans ce monde du toujours plus,  il y a en effet toujours plus de personnes qui ont de moins en moins, mais ces personnes espèrent, aiment, luttent, s’organisent pour retrouver un sens à leur vie, pour vivre en dehors de l’injonction de la réussite économique, pour être simplement heureuses. Oui, cette travailleuse sociale avait raison de dire qu’on peut être heureux avec moins, pour peu qu’on ait assez. Tous les témoignages disent la même chose : ces pauvres, ces gens de peu, ces marginaux ne font pas seulement de nécessité vertu, ils ne vivent pas uniquement dans la survie économique (comme aurait dit Bourdieu), Ils (re)découvrent, ils inventent, ils partagent du « positif » parfois sans le savoir, parfois en le disant et ils expliquent  alors que cette vie est bien plus importante que le manque matériel.  Tous disent l’importance de la sphère privée : la famille, les amis, les copains. Tous disent l’importance du quartier : le bureau de poste, le café, la boulangerie, la place publique, la sortie de l’école. Tous disent l’importance du discours, de la table, des jeux (cartes ou boules). Je pense à ces femmes d’une banlieue populaire vivant dans la plus grande misère économique, ne pouvant même plus acheter le minimum pour vivre (l’alimentation, les produits d’entretien). Ces femmes (pas différentes au départ de millions d’autres femmes)  ont commencé pourtant par mutualiser leurs achats (leur baril de lessive, leur lot de paquets de pâtes), elles ont ainsi redécouvert le plaisir de se rencontrer, de dialoguer, de cuisiner, de s’inviter mutuellement. Elles ont ensuite démarché leur municipalité pour obtenir un morceau de terrain (pour cultiver un potager). Elles ont enfin créé une association pour venir en aide aux autres, à celles qui sont encore plus bas.

On me dira que tout cela s’invente dans le désordre, que tout cela ne fait pas une masse critique. C’est vrai, mais j’assume totalement ce désordre de la créativité, ce foisonnement d’initiatives sans lien,  car c’est de ce désordre de la créativité que pourra émerger progressivement un monde neuf. Nous n’avons pas  de plan planifié pour changer la vie car nous savons que ce qui compte vraiment, ce qui est aujourd’hui le plus subversif c’est de participer immédiatement à cette abondance de vie. Je refuse donc ce petit jeu sinistre des médias dominants qui consiste à vouloir nous faire répondre aux questions de nos adversaires c'est-à-dire à  raisonner avec eux, comme eux, contre eux mais dans le cadre de leur système de pensée, car faire de la politique autrement ce n’est pas d’abord répondre autrement aux mêmes questions mais inventer d’autres questions, dire que leur questions en sont tout simplement pas les nôtres. Non, nous ne considérons pas le fait de chiffrer nos propositions (sic) comme la chose la plus urgente (d’autres le font très bien notamment concernant les conséquences du partage du gâteau..) : le peuple de Paris a-t-il chiffré les conséquences économiques de la prise de la Bastille ?  Je choisis comme des millions d’autres le bricolage de la vie contre leur froide raison calculatrice. Qui pourrait d’ailleurs savoir à quoi ressemblera ce monde-ci d’ici quelques décennies ?  L’astronome Royal Sir Martin Rees donne une chance sur deux à l’humanité de survivre au 21e siècle. Sir James Lovelock envisage une survie pour quelques centaines de millions d’humains. On peut toujours discuter sur la précision ou l’utilité de ces prédictions mais ce dont je suis certain, c’est que nous sommes de plus en plus nombreux à choisir de vivre autrement, à choisir de vivre en marge du système, à choisir  d’être du côté de la vraie vie. Des millions de personnes ont choisi de vivre de l’économie solidaire et non plus de l’économie marchande, des millions d’autres inventent des formes de vie qui échappent à l’économi(sm)e.  On me demande parfois ce que c’est que d’être décroissant. Ma réponse est simple : c’est être comme le dit Raoul Vaneigem (Nous qui désirons sans fin, Folio, 1998)  du côté de ce qui permet la réalisation de la vie, du côté de ce qui privilégie la valeur d’usage des autres et de soi-même. Ma décroissance est donc simple : c’est cette volonté tenace d’organiser le parti pris de la vie, c’est refuser la dépréciation de la terre mais aussi celle subjective de nos existences. La décroissance est le projet d’une humanité en chair et en os, un projet ouvert aux affects qui composent les individualités, un projet qui accepte nos contradictions et notre part nécessaire d’ombre. La décroissance n’a rien de sacrificielle ni de moralisatrice. Laissons au productivisme le soin d’être une machine à enfanter du manque-à-jouir (en multipliant sans fin les envies et les faux besoins). Lénine disait que le socialisme c’était les soviets plus l’électricité. La décroissance serait-elle la relocalisation, le ralentissement, le partage, le choix d’une vie simple contre le mythe de l’abondance ? Faudrait-il y ajouter  la coopération, l’économie solidaire, le logiciel libre, les monnaies fondantes, la réduction du temps de travail, la joie de vivre, bref tout ce qui peut permettre de vivre mieux avec moins ? La décroissance c’est en effet un peu tout cela, mais c’est aussi plus encore car il ne faudrait pas, par exemple, que nos monnaies locales fondantes finissent par être acceptées chez McDo, il ne faudrait pas que le commerce local devienne celui d’un distributeur franchisé de grande marque, que la réduction du temps de travail aboutisse à renforcer les loisirs postés devant la TV…La décroissance ne se fera pas sans un surcroit de vie, de bonne vie, de vraie vie. Vous me direz que tout cela à un petit air de liste à la Jacques Prévert, un petit goût de bricolage amateur ? Oui, la décroissance c’est l’éloge du bricolage tout comme elle est l’éloge de la lenteur, de la relocalisation, de la coopération, de la simplicité volontaire, de la dé-croyance, du partage, etc. C’est l’éloge du bricolage car le bricolage est affaire d’amateurs pas de spécialistes, parce que le bricolage c’est toujours  la jonction de l’intellect et du manuel, c’est l’esquisse d’un travail sans division du travail,  c'est le droit à la créativité, à l’expérimentation, à l’échec, au partage…C’est l’éloge du bricolage car dans ce domaine chacun amène sa part de vérité, son savoir-faire, sa priorité. Qui pourrait prétendre savoir par quoi consommer dans le but de consommer moins ?  Qui peut croire qu’il existerait une recette unique pour aller vers moins de biens et plus de liens ? Ici, on expérimente la relocalisation en créant comme à Villeneuve de Berg une monnaie locale et fondante, ailleurs, on relocalise par les AMAP, par un jardin partagé, par une coopérative de production ;  là, on créé des clubs d’épargne solidaire en constituant des « cigales », partout en France le mouvement coopératif reprend son envol, avec  le retour des coopératives de production de distribution, de consommation mais aussi l’invention d’autres types de coopératives (d’habitat pour personnes âgées, scolaires pour développer d’autres pédagogies, de réparation de deux-roues).  Quelle fut ma joie récemment à Besançon de croiser le chemin de Lip et de Charles Piaget !  Quel bonheur d’entendre presque 500 personnes vouloir (re)féconder la vie avec cette mémoire ! Je savoure que ce bricolage se développe aussi autant dans le domaine de l’alimentation… partout on se réapproprie des pans entiers de notre agriculture et de notre table avec une alimentation relocalisée, moins carnée, moins gourmande en eau, resaisonnalisée, assurant la bio-diversité…Que vivent les AMAP, les BioCoop, les jardins partagés, que vivent aussi toutes les actions de désobéissance (semis désobéissants organisés par des municipalités comme Grigny, semences paysannes et possibilité de trouver des semences non stabilisées, désobéissance de tant de chefs dans la restauration sociale qui continuent à utiliser des œufs frais par exemple)…que vivent toutes ces initiatives car elles sont du côté de la vie, contre ce que tue notre alimentation. La décroissance aime rappeler avec Action-Consommation que la vraie bio-diversité se cultive au quotidien en plein champs plutôt que d’être conservée dans les frigos des grands labos semenciers.  La vraie vie est d’être du côté de la désobéissance car il y a toujours  de la joie dans le fait de désobéir à des règles absurdes, à des règlements qui tuent les services publics et les biens communs.  Bravo aux enseignants désobéissants qui refusent d’appliquer des programmes néfastes aux enfants. Bravo aux postiers désobéissants qui ne veulent pas devenir des commerciaux de la poste. Bravo aux agents EDF désobéissants qui remettent le courant à ceux qui ne peuvent plus payer. Bravo aux villes qui prennent la décision de réintroduire des fontaines d’eau gratuite, qui optent pour un mobilier urbain convivial, qui pratiquent le droit à la nuit en éteignant l’éclairage public, qui interdisent les animations commerciales sonores, qui créent des services funéraires gratuits… Une autre urgence est de faire connaitre ces expériences individuelles et collectives, de constituer des répertoires de vie dans lesquels puiser des idées  afin de les faire essaimer. Nous sommes des adeptes du bricolage car si nous sommes amoureux des belles choses de la vie nous savons qu’il ne s’agit pas d’en appeler aux professionnels des belles choses mais de nous créer nous-mêmes d’une belle manière. La décroissance c’est l’amour de la poésie mais plus encore d’une vie poétique. Nous ne croyons pas aux lois déterministes qui feraient de la décroissance un avenir certain. Oui, nous souhaitons que fleurissent mille initiatives car nous savons qu’après le capitalisme peut succéder l’hypercapitalisme et après le productivisme encore plus de productivisme. Ce n’est pas être idéaliste que de croire à la puissance de nos idées (comme nous le reprochent des camarades marxistes après la publication de notre dernier Décroissance), c’est être tout simplement du côte des forces de vie, c’est être du côté des forces de la joie. C’est saper  la supposée compétence des experts, c’est dire merde aux déterminismes historiques, c’est le choix de redevenir les artisans de notre vie, c’est enfin  marier partout le nécessaire et le futile.

Extrait d'une conférence

 

4 septembre 2012

Aux origines (lointaines) du sarkophage...le journal L'Immondialisation, novembre 2004, N° 1, 16 pages

L'immondialisation-novembre2004

4 septembre 2012

La gratuité du bon usage, le grand combat du 21e siècle

Faire de la politique du point de vue des intérêts des « gens de peu » (Pierre Sensot), ce n’est pas seulement donner d’autres réponses aux questions dominantes, c’est apprendre à inventer d’autres questionnements, c’est donc ouvrir le système. Il y a urgence à bousculer les différentes familles des gauches et de l’écologie pour les contraindre à faire de la politique autrement.  La gauche est convaincue depuis un siècle qu’il faut d’abord faire croître le gâteau (PIB) avant de le partager. Ce principe est illusoire et…fautif .  La croissance est toujours génératrice d’inégalités sociales. Elle casse les cultures populaires et toutes les formes protosocialistes d’existence. Le grand combat c’est de (re)développer les biens communs, de redevenir des partageux. Les gauches antiproductivistes proposent pour cela de mettre la question de la gratuité (donc celle des communs) au cœur de nos réflexions mais aussi de nos combats. La gratuité c’est déjà bon socialement puisque c’est une réponse concrète à l’urgence sociale, c’est une réponse au mouvement de « démoyennisation de la société », ; c’est une façon de réapprendre à définir les besoins sociaux à partir de la valeur d’usage. On nous dira que la gratuité n’existe pas, que tout à un coût…certes mais raison de plus de faire le bon choix, raison de plus de rendre la parole à ceux qui en sont privés. Nous proposons d’avancer vers la gratuité du bon usage face au renchérissement voire à l’interdiction du mésusage, sans qu’il y ait de définition scientifique ou moraliste. Le bon usage est ce que les citoyens décident : pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine privée ? Ce qui vaut pour l’eau vaut pour les autres besoins sociaux. Les collectivités qui interrogent la population vont dans le bon sens : voulez-vous la gratuité du stationnement pour les voitures ou celle de l’eau ? Elles découvrent une autre façon de faire de la politique qui permet de lier les contraintes écologiques  avec le souci de justice sociale et le besoin de reconnaissance. Le colloque co-organisé par Le Sarkophage et la communauté d’agglomération les lacs de l’Essonne montre que beaucoup de choses existent déjà , ici, on commence par la gratuité de l’eau vitale, ailleurs, par celle des transports en commun ou de la restauration scolaire, ailleurs encore par celle des services funéraires, etc. Tous ces petits bouts de gratuité ne font pas une révolution…mais montrent qu’il est possible de vivre autrement. La gratuité c’est également bon politiquement, car c’est une façon de reprendre la main sur la droite et la fausse gauche, c’est rappeler qu’il existe deux conceptions de la gratuité : d’une part une gratuité d’accompagnement du système (la gratuité pour les pauvres) mais cette gratuité-là ne va jamais sans condescendance (est-ce que vous-êtes un pauvre méritant ?) ni sans flicage (est-ce que vous êtes un vrai demandeur d’emploi), et, d’autre part, une gratuité d’émancipation, celle des communs. Ce qui est beau avec l’école publique c’est qu’on ne demande pas à l’enfant s’il est gosse de riche ou de pauvre, mais qu’il est admis en tant qu’enfant. Pourquoi ce quoi est vrai pour l’école ne devrait-il pas l’être pour le logement, l’alimentation, la santé ? La gratuité, c’est également bon écologiquement parce qu’elle nous oblige à faire des choix, parce qu’elle pose la question des limites et du partage, parce que face au capitalisme qui insécurise et gouverne par la peur, elle sécurise économiquement, elle permet donc de développer d’autres facettes de nos personnalités (ne pas être seulement un forçat du travail et de la consommation mais mille autre chose…). La gratuité, c’est enfin bon anthropologiquement car elle interfère avec la question du don. La gauche a trop longtemps oublié que le capitalisme c’est trois choses. C’est d’abord un système de production des richesses qui repose sur l’exploitation. Cela les gauches et les milieux écologistes savent encore (assez) bien le dénoncer. Le capitalisme, c’est aussi l’imposition de modes de vie et de produits qui lui sont spécifiques. Cela les gauches et même l’écologie ne savent plus trop le dénoncer. Mais le capitalisme, c’est aussi une réponse à nos angoisses existentielles (peur de mourir, sentiment de finitude), cette réponse capitaliste c’est le « toujours plus » (de richesses économiques ou de pouvoir. C’est à ce titre que le capitalisme nous donne à jouir. Nous ne pourrons passer de cette « jouissance d’emprise » à une « jouissance d’être » que si les gauches inventent leurs propres dissolvants d’angoisse existentielle…que si elles se remettent du côté de la fabrique de l’humain (moins de biens, plus de liens), que si elles renouent avec le syndicalisme à bases multiples, avec l’éco-communisme municipal, que si elles favorisent les pépinières d’alternatives (coopératives, etc). Ce combat pour la gratuité a besoin d’une traduction politique forte avec l’exigence d’un revenu garanti couplé à un revenu maximal autorisé, revenu garanti qui peut être donné principalement sous une forme démonétarisée c'est-à-dire en droits d’usage. Ce combat pour la gratuité croise celui pour la recherche de nouveaux « gros mots » pour dire le besoin d’émancipation : le « buen vivir », la vie pleine, les jours heureux, etc.

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4 septembre 2012

Colloque Montreuil association POURS, Pour un revenu social… démonétarisé

Nous sommes tributaires d’une longue histoire en matière de luttes et d’acquis sociaux pour garantir à chacun ( e) le droit de vivre dignement quelle que soit sa situation personnelle. Le pacte des droits sociaux dont nous avons hérité (notre sécurité sociale) arrive aujourd’hui à bout de souffle car il correspondait à une société croissanciste qui nous conduit dans le mur. Alors que les naufragés du système sont de plus en plus nombreux et sans perspective de trouver une place dans cette société qui ne veut pas d’eux et dont eux-mêmes n’attendent plus rien, alors que la planète est DEJA assez riche pour faire vivre tous les humains, nous ne devons pas accepter les politiques de récession sociale, nous devons, bien au contraire, affirmer qu’être fidèles aux combats émancipateurs c’est être encore plus exigeants, c’est imposer un nouveau pacte de droits sociaux qui ne soit pas en retrait mais davantage protecteur, c’est imaginer un nouveau pacte qui ne nous conduise pas à défendre un système qui nous tue, mais qui nous permette de commencer à changer véritablement de société. Les adeptes d’un revenu social ne sont donc pas moins disant en matière social mais mieux disant.

Le revenu garanti est un composant essentiel de ce nouveau pacte social qui permettra d’avancer vers plus d’autonomie et d’en finir avec la centralité du travail dans nos existences. Je n’ignore rien de la qualité des débats qui opposent les partisans d’un revenu d’existence (ou citoyen) aux adeptes d’une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA), sans même parler de la revendication des confédérations syndicales en faveur  d’un « salaire socialisé ». Nous sommes donc tous d’accord pour dire que la société doit garantir à chacun (e ) de quoi vivre, simplement certes, mais de façon totalement sécurisée et de manière inconditionnelle. Les débats sur les formes que doit prendre ce revenu social doivent naturellement se poursuivre mais je crois que nous avons tout à gagner à ne pas cultiver ce qui nous différencie/divise mais bien au contraire à chercher une convergence qui tienne compte de notre histoire. Nous ne devons plus répéter vingt ans d’échec et plus de notre combat en faveur d’un revenu social. Nous ne devons pas davantage être dupes lorsque nos adversaires de droite comme Alain Madelin, Christine Boutin ou Dominique de Villepin parlent de « dividende social »… Ce qui nous oppose à la droite ce n’est pas seulement le montant du revenu garanti, ce n’est pas uniquement son caractère universel ou pas, inconditionnel ou pas, c’est la place qu’occupe ce revenu garanti universel et inconditionnel comme instrument de sortie du capitalisme et du productivisme. Pour le dire autrement : le revenu social n’est pas un revenu de survie… Il est lié à la notion de gratuité donc à la construction de « communs », il est donc un instrument du passage vers une autre société et non pas une façon de faire survivre les naufragés du système.

 

J’ai toujours dit ma préférence pour un revenu inconditionnel qui aurait plusieurs formes : une partie versée sous forme de monnaie nationale, une autre partie sous forme de monnaie locale (pour faciliter la relocalisation de biens socialement et écologiquement responsables) et une partie, essentielle à mes yeux; sous forme de droits d’accès aux biens communs. Je suis convaincu aujourd’hui que notre combat pour un revenu garanti doit prendre avant tout la forme de la défense et de l’extension de la sphère de la gratuité (libre accès à certains biens et services). J’en suis convaincu autant pour des motifs pragmatiques que théoriques. Les Français aiment leurs services publics notamment locaux et ils y sont attachés. Les gauches et l’écologie antilibérale disposent dans ce domaine d’une tradition et d’un vrai savoir-faire. Nous pourrons plus facilement convaincre nos concitoyens mais aussi les appareils militants que la défense des SP passe nécessairement par leur rénovation, dont la gratuité fait partie.

 

Le bon combat n’oppose donc pas les partisans que nous sommes d’un revenu garanti à ceux qui défendent les services publics mais il oppose ceux qui défendent à reculons les services publics (en multipliant les partenariats privé/public, en généralisant les abandons de droits, etc.) et tous ceux, dont nous sommes, qui veulent garantir à chacun le droit de vivre dignement. Nous pouvons prendre la tête de ce mouvement de défense des services publics en prônant la gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage individuel/collectif. Le colloque co-organisé par le Sarkophage et la communauté d’agglomération les lacs de l’Essonne a montré que des petits bouts de gratuité sont conquis dans de nombreuses villes. Ici, on commence par la gratuité de l’eau vitale, ailleurs par celle des transports en commun urbains, ailleurs encore par celle des activités culturelles et des services funéraires, ailleurs on réfléchit à la gratuité de la restauration scolaire et à celle du logement social, etc. D’autres ont pu également parler d’un bouclier énergétique face à l’inflation des coûts. Le grand mérite de ce combat pour donner à chacun les moyens de Bien-vivre c’est qu’il n’apparait pas illusoire mais possible puisqu’il part du vécu de la population, puisqu’il mobilise un imaginaire qui est déjà ancré depuis des siècles (celui de la gratuité de l’école par exemple, celui aussi des droits sociaux, celui de la redistribution sociale via la fiscalité, etc.). Toutes les expériences réalisées montrent que cette façon de penser le droit de vivre dans la dignité oblige à un surcroit de démocratie, oblige à faire de la politique autrement c’est-à-dire à partir du vécu de la population, à partir des choix de gratuité qui peuvent être offerts (gratuité de l’eau vitale ou des transports en commun contre celle du stationnement urbain). Toutes les expériences réalisées montrent que cette façon de penser le droit de vivre permet de lier le contenu social et le contenu écologique, bref d’avancer vers une société antiproductiviste. Il ne s’agit pas en effet de remunicipaliser la restauration scolaire pour faire la même chose que les géants de la restauration commerciale, il s’agit d’avancer vers une alimentation relocalisée, désaisonnalisée, moins carnée, moins gourmande en eau, biodiversifiée, etc. Cette question de la gratuité du bon usage est l’un des chemins les plus directs pour arriver à lier le social et l’écologique, le rouge et le vert…

Ce combat en faveur d’une DIA démonétarisée au maximum présente en outre deux autres avantages : il oblige à faire des choix collectifs dès lors que ce sont les citoyens qui doivent décider ce qui sera gratuit donc ce qui est doit être produit en priorité et comment le produire. C’est donc une excellente pédagogie pour apprendre à différencier (selon) les besoins, c’est à dire  pour être du côté des usages, des utilités, et non pas de la valeur marchande. Ce chemin n’est pas sans embuche : admettons avec le réseau Négawatt que l’on veuille assurer à chacun non pas une certaine quantité de fioul domestique ou un certain nombre de kg watt mais un égal droit une température minimale, comment procéder ? quel niveau garantir ? Ce combat en faveur d’une DIA (ou si l’on préfère d’un revenu garanti) démonétarisé est enfin un premier pas pour réapprendre à déséconomiser nos existences et nos combats politiques (parler de droits d’accès aux biens communs est mieux que de parler de revenus financiers). Je suis convaincu que nous pouvons gagner toute une fraction des gauches existantes à ce combat (sans compromission aucune, sans rien céder sur la critique de l’économisme). Cette façon de poser le débat court-circuite les oppositions traditionnelles au revenu garanti (la préférence pour la réduction du temps de travail (32 heures tout de suite !) plutôt qu’un revenu garanti, la crainte que le revenu garanti soit une variante du « tititainement" (variante moderne de la maxime romaine antique « du pain et des jeux », le besoin de reconnaissance sociale par le travail notamment dans les milieux populaires, etc.). Cette affirmation d’un revenu garanti démonétarisé (au maximum de ce qui est possible) est enfin une façon de rappeler que la construction de communs est la seule richesse des pauvres. Nous allons ainsi bien au-delà de la seule question légitime de la redistribution. Nous commençons déjà par changer de société, par prôner un égalitarisme radical.

 

Ce combat pour les biens communs et leur gratuité se développe sur tous les continents. Son parangon reste la guerre de l’eau à Cochabamba, en Bolivie, où une insurrection sociale est parvenue à s’opposer à la privatisation et a marqué le début, en avril 2000, du cycle de manifestations qui conduiront Evo Morales à la Présidence de la République. Nous pouvons avec la DIA démonétarisée mettre la question des « communs » au cœur de notre combat.

« Commune » est un mot latin composé de deux racines, cum qui signifie « avec » et munus qui veut dire « don ». Commun se rapporte donc au don par lequel on est lié aux autres du fait même de l'avoir reçu, avec et comme les autres. Le commun n'est donc pas un ensemble de biens qui n'appartiendrait à personne et que tout un chacun pourrait utiliser librement. Il ne faut pas confondre le commun avec ce que le droit romain qualifiait de res nullius (la chose sans maître). Le commun est un don qui oblige à rendre donc il est avant tout une relation. Ce qui signifie qu’il n'y a pas de biens communs en soi (comme l’eau ou l’éducation) donc que notre combat doit être de convaincre tous ceux qui se contentent de vouloir l’eau vitale gratuite, qu’il faut aller beaucoup plus loin dans ce domaine, que c’est nécessaire écologiquement, socialement, culturellement, politiquement, anthropologiquement. Le danger de la conception restrictive en vogue au sein de l’altermondialisme est en effet de faire des « communs » une simple exception aux biens marchands. Si on peut imaginer de commencer par la gratuité de l’eau vitale ou celle des transports en commun urbains, il s’agit bien de poursuivre ce mouvement au-delà de ce qui est strictement vital. Ainsi en lançant en Janvier 2009, l’appel pour des « produits de haute nécessité », Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant et autres poètes et militants des Antilles fondaient ce qui allait devenir une poétique de l’existence qui n’est pas sans rappeler le mouvement pour le Buen-Vivir. Si un revenu garanti universel, inconditionnel et au maximum démonétarisé est une des conditions du socialisme de la décroissance, du socialisme gourmand dont je rêve, cela signifie qu’il ne s’agit nullement de partager des biens vitaux (même si cela est nécessaire). Il s’agit donc d’inventer un nouveau socialisme qui ne soit plus celui de la misère que dénonçait Marx mais pas davantage cette mauvaise copie du productivisme que fut le socialisme réel. Je crois enfin que nous devons soutenir avec force le principe de l’inconditionnalité pour ne pas risquer de réintroduire en contrebande une vision trop économique du monde/ de la vie. Le fameux donner/accepter/rendre concerne le domaine des ressources nécessairement rares mais il ne peut régir celui des relations inépuisables qui fondent l’humanité en chacun de  nous.

 

Ces questions sont d’autant plus importantes que certains courants de la décroissance sont portés vers une approche néo-malthusienne.  Il ne s’agit pas (principalement) de partager parce qu’il y a peu (le fameux « on va manquer ») mais parce que le partage est du côté de la jouissance d’être, seul principe anthropologique que nous pouvons opposer à la jouissance d’avoir (in Paul Aries, le socialisme gourmand, La Découverte, mars 2012). Notre choix de construire des « communs » est donc d’abord l’affirmation de la primauté du don, mais d’un don libéré de la contrainte de rendre. Je préfère parler d’un don sans retour, d’un don de pure générosité, de pure frivolité, un don qui nous renvoie davantage aux stratégies d’embellissement y compris dans le règne animal qu’à de sombres calculs d’apothicaires, un don qui permette d’imaginer une intention gratuite, bref de l’amour.

 

4 septembre 2012

Pour le repos dominical. Contre les nocturnes commerciaux

 

Article de Paul Ariès publié en 2008 dans Le Sarkophage , en plein débat sur ce qui allait devenir la loi Maillié est d'une criante actualité. Extraits :

 

« Le gouvernement Sarkozy a choisi de faire du travail le dimanche le grand symbole de sa politique à la fois antisociale et anti-environnementale au nom du dogme économique parfaitement résumé dans son slogan de campagne « travailler plus pour consommer plus ». Les anti productivistes ne sont pas étonnés que ce pouvoir à genoux devant les milieux d’affaires veuille en finir avec l’un des derniers emblèmes d’une société qui se refuse à être uniquement une société économique composée de forçats du travail et de la consommation. La faiblesse des réactions du mouvement social n’est pas davantage pour nous surprendre car cette remise en cause du repos dominical traduit une victoire bien antérieure dans les têtes... Nous sommes pourtant convaincus qu’il est possible de résister et de créer sur ce terrain un rapport de force qui dépasse les clivages sociaux, politiques ou confessionnels habituels. L’anti productiviste que je suis se moque éperdument que ce jour tombe un dimanche : l’essentiel est que toutes les sociétés ont toujours admis la nécessité d’avoir (au minimum) un « jour différent » pour se livrer à d’autres activités que celles qui assurent la vie économique. Faut-il rappeler que 150 jours au moyen âge n’étaient pas travaillés car consacrées à Dieu ? Je ne fréquente personnellement aucune église mais j’ai, durant toute ma vie, fait mille autres choses le dimanche que travailler ou consommer comme faire la grasse matinée, distribuer des tracts sur le marché, partager un repas avec des amis, faire la sieste, bouquiner, etc. Tout cela n’a vraiment de sens que parce qu’une loi impose au nom de l’intérêt général de rompre avec le rythme habituel, bref à sortir de la routine pour imposer une autre temporalité et avec elle d’autres bruits dans ma ville, d’autres odeurs, d’autres gestes, d’autres regards, etc. (…) On voudrait faire croire que ce combat opposerait les anciens aux modernes voir les adeptes d’un retour au fondamentalisme religieux contre les tenants de la liberté. Le principe du repos dominical n’est pourtant pas si ancien puisqu’il date d’une loi de 1906. Seuls les fonctionnaires (déjà des nantis, n’est-ce pas Sarkozy ?) bénéficiaient depuis 1802 du dimanche chômé. Le « jour du Seigneur » a en effet depuis le siècle des lumières subit moult assauts. Ceux des philosophes qui expliquaient dans l’Encyclopédie que le dimanche devait être travaillé comme les autres jours pour favoriser l’enrichissement de chacun et de tous. Ceux de la révolution française qui imposa son propre calendrier décadaire laïc et tellement plus « rationnel » et « scientifique » que le calendrier chrétien de l’ancien régime. Ceux des milieux d’affaires qui imposèrent une extension progressive du travail le dimanche pour devenir plus compétitif et parce que l’oisiveté serait la mère de tous les vices. Ceux des ouvriers qui préféraient les cabarets du lundi à la fréquentation des églises le dimanche. (…) L’adoption de la loi de 1906 qui fixe le principe de l’interdiction du travail le dimanche est donc l’exemple type d’un compromis social passé entre des forces sociales que tout oppose. La droite et l’église veulent utiliser ce jour pour moraliser la classe ouvrière grâce aux sermons religieux, les milieux d’affaires sont prêts à ce compromis car ils espèrent qu’il mettra fin à la pratique qui se développe alors de prendre des jours de repos en dehors de toute règle notamment en fêtant les plaisirs du « saint lundi » plutôt que le dimanche religieux. Les syndicats veulent bien fêter la saint-dimanche si son caractère religieux est oublié.

Le congé le dimanche accordé par la loi de 1906 n’est donc en rien un jour religieux. L’historien Robert Beck a rappelé qu’une « loi pour la sanctification du dimanche » avait bien été effectivement adoptée en 1814 mais qu’elle était tombée peu à peu en désuétude avant d’être définitivement abolie par une nouvelle loi de 1880 qui donnait la liberté à l’employeur d’accorder ou pas un repos hebdomadaire et d’en choisir librement le jour. Comme l’écrit Beck : en 1906, on réinvente donc, le dimanche mais dans une perspective totalement laïque. La loi postule d’ailleurs dans son article 1 er le principe d’un repos hebdomadaire en le justifiant par des valeurs non religieuses comme la protection de la famille et le droit au repos. Le choix du dimanche n’apparaît que dans l’article 2 comme s’il s’agissait d’un pur hasard. L’adoption de cette loi modifia en fait principalement la vie des employés du commerce car la grande majorité des ouvriers avait déjà obtenu par leurs luttes le repos dominical.

La France fut l’avant dernier pays européen à introduire le principe du repos hebdomadaire. Le patronat rechignait en effet à abandonner le libre choix du jour de repos et préférait autrement le voir attribuer aux élus locaux sur lesquels il savait pouvoir peser efficacement : il obtiendra d’ailleurs que les domestiques et les ouvriers agricoles soient exclus de ce droit. Le repos dominical ne se généralisera véritablement qu’au lendemain de la première guerre mondiale en écho à l’adoption de la journée de huit heures qui permet aux ouvriers de faire leurs courses un autre jour de la semaine et rend possible la fermeture des petits commerces.

Les milieux d’affaires vont profiter de l’affaiblissement du syndicalisme et de la généralisation des modes de vie capitalistes pour développer, dès les années 1980, une très forte pression dans le secteur des seules grandes surfaces (hors commerce de bouche dans un premier temps) puis de tout type de commerce pour obtenir une libéralisation de la loi de 1906. Les arguments avancés sont en partie traditionnels (assurer la rentabilité économique, sauver les emplois) et en partie plus modernes : satisfaire la demande légitime des consommateurs... La gauche a pesé d’abord de tout son poids pour garantir le principe du repos dominical. Un rapport du CES de 1989 détruit chacun des arguments de la droite et des milieux d’affaire. Non seulement l’abolition de la loi de 1906 entrainerait la destruction des commerces de proximité, l’exclusion familiale et sociale des salariés du dimanche mais elle renforcerait la tendance au consumérisme préjudiciable socialement, financièrement et écologiquement. La victoire du sarkozysme va inverser le rapport de force car, face à une gauche aphone et à un mouvement écologiste affaibli, il devient possible de justifier cette régression au nom de la défense du pouvoir d’achat, de la liberté de travailler et de consommer et des libertés locales.

La question de l’ouverture des commerces le dimanche a ressurgi au lendemain de l’intervention télévisée de Sarkozy, le 29 novembre, sur le pouvoir d’achat. Il y affirmait son souhait de voir élargies les possibilités de travailler le dimanche, en posant deux conditions : que les salariés soient volontaires, et que les heures travaillées leur soient payées le double. Quelques jours plus tard, Xavier Bertrand annonçait les contours d’une nouvelle législation destinée à entrer en vigueur en 2008. Un nouveau pas était franchi le 14 décembre avec l’adoption d’un amendement UMP au projet de loi Chatel sur la concurrence, qui autorise l’ouverture le dimanche des "établissements de commerce de détail d’ameublement" . À l’Assemblée, Pierre Méhaignerie, le président de la commission des affaires sociales, et de nombreux députés UMP sont montés au créneau pour dénoncer cette modification de la législation sur le travail dominical au détour d’un projet de loi sur la consommation. Jean-François Copé, le président du groupe UMP, a chargé Richard Mallié d’une étude sur la question, afin de faire des propositions lors de la loi de modernisation sociale de 2008. Le patronat tout en marquant visiblement des points a choisi de rester relativement discret : la présidente du Medef, Laurence Parisot, se dit certes favorable à l’ouverture des grandes surfaces "huit ou dix dimanches de plus" par an, ce qui porterait à 13 ou 15 le nombre d’ouvertures autorisées, mais elle se garde bien de parler d’abroger la loi de 1906...

Le Medef sait que le rapport de force joue en sa faveur et que les meilleurs arguments sont ceux que lui apportent des économistes à la botte et les désirs de nombreux consommateurs. Les syndicats de salariés sont certes opposés à toute abrogation de la loi de 1906. Mais sur ce terrain comme sur beaucoup d’autres, ils estiment que le combat est perdu d’avance. Mieux vaudrait donc accompagner la réforme pour limiter la casse que s’y opposer frontalement. Le rapport que le CES vient de rendre (décembre 2007) est tristement révélateur de cette défaite : certes, il affirme que le travail dominical ne doit pas être banalisé mais c’est pour mieux accepter le principe d’assouplir la législation, avec des décisions « au plus près des territoires ».Cette attitude qui se veut contre le « tout ou rien » et pour un « dosage » local reprend l’argumentaire des milieux d’affaires en parlant de la nécessaire prise en compte de « l’intérêt manifeste du consommateur » et de la nécessité de respecter le volontariat... L’argument est doublement spécieux : parler de volontariat est absurde lorsqu’on connait un tant soit peu les pratiques de management en vigueur dans le monde doré des entreprises. C’est aussi faire peu de cas de l’intérêt général contre lequel le volontariat pèse tout de même peu. Faudrait-il accepter que l’on puisse payer des salariés au dessous du SMIC s’ils sont volontaires ou de ne pas appliquer des normes de sécurité s’ils sont d’accords ?

La résistance peut-elle venir des milieux religieux ?

La déclaration du Pasteur Claude Baty au nom de la Fédération protestante de France est troublante : certes, nous sommes d’accord avec lui pour dire qu’avec l’abandon du repos hebdomadaire, la religion de la consommation devient plus encore le culte officiel de la France mais pourquoi fait-il aussitôt de cette déclaration une position de principe contre la laïcité et la lutte antisectes ? « Ceux qui suspectent sans cesse les mouvements religieux d’égarement, sont curieusement muets devant le lavage de cerveaux que subissent adultes et enfants par le biais d’une publicité omniprésente, particulièrement en ce temps de Noël ! Ces défenseurs des innocents semblent indifférents à la frénésie consommatrice, à moins qu’ils n’en soient eux-mêmes le clergé ! Un comble ! » Est-ce vraiment parce que le France de 2007 est laïque que Sarkozy s’apprête à violer la loi de 1906 alors même que le principe du repos hebdomadaire est justement une conquête de la république laïque ? Les déclarations du Père Marc Aillet, vicaire général du diocèse de Fréjus-Toulon, ne nous conviennent guère mieux car cet homme d’église déclare ne pas savoir comment défendre le repos hebdomadaire ce « pilier de vie chrétienne et humaine, quand la sanctification du dimanche a progressivement déserté la conscience catholique depuis des décennies » ; « Cette désertion rend peu crédible aujourd’hui notre combat » ; « notre démission est la première cause de la banalisation actuelle du dimanche » ; « Il faut redonner une dimension sociale et communautaire à notre dimanche pour espérer avoir un impact sur la société »... Voilà que la laïcité serait pour lui aussi responsable de la religion de la consommation... ce qui lui évite de s’interroger sur le fait que ce viol du dimanche est le fait d’un président qui affiche pour lui-même (ce qui est son droit) sa foi mais aussi pour la société (ce qui est inacceptable). Non Pasteur Baty et Père Aillet, la laïcité n’est nullement en cause mais la loi du fric...

 

Trois fois « non » au travail le dimanche

« Non au travail le dimanche » pour des raisons de responsabilité environnementale. Nous ne devons pas apprendre à consommer et à travailler plus mais moins et autrement. L’ouverture des grands magasins le dimanche c’est la mort programmée des commerces de proximité, ce sont des millions de consommateurs avides de produits gadgets et d’achats d’impulsifs, ce sont des millions de camions de plus sur les routes chaque week-end, c’est la généralisation de ces banlieues immondes qui pub-tréfient nos paysages, c’est l’engrenage du devoir trimer plus pour pouvoir consommer davantage de choses inutiles.

« Non au travail le dimanche » pour des raisons sociales car les premières victimes « volontaires » seront ces salariées (souvent féminines) jetables, payées au rabais, cette génération à 1000 euros courant de petits boulots en stages interminables. Le travail le dimanche est un engrenage car après le secteur du commerce, ce sera le tour de ceux des transports, de la sécurité, des banques, de l’entretien, de la maintenance, de la restauration d’entreprise, etc., Les mêmes expliqueront demain qu’il faut ouvrir « 24 h sur 24 » pour que les « salariés du dimanche » puissent faire leurs courses ou accomplir leurs démarches administratives. Lorsque chaque jour de la semaine et chaque heure de la journée équivaudra à un autre, on expliquera doctement qu’il faut en finir avec ce privilège datant d’une époque moyenâgeuse.

« Non au travail le dimanche » pour des raisons de conception de la vie humaine car nous avons tous besoin d’un jour différent pour faire autre chose que produire et consommer, un jour qui nous soit commun, un jour pour être en famille, pour se faire plaisir, pour aller à la messe ou sodomiser son pacsé. Nous avons donc plein de bonnes raisons pour nous refuser ce jour là en tant qu’homo-oeconomicus, pour dire « basta » au travail et à la consommation, pour simplement découvrir la joie de vivre et de partager un temps non économique.

Non aux « nocturnes commerciaux » Les anti-productivistes seraient tout autant pour un vendredi, un samedi et un dimanche chômés : cela pourrait s’appeler la semaine des 32 heures en quatre jours... Catholiques, juifs et musulmans y trouveraient leur dieu et l’athée que je suis y trouverait aussi son compte. Ne serait-ce pas déjà une façon de concilier les contraintes environnementales avec notre souci de défendre une vie qui vaille d’être vécue car pas uniquement et principalement économique ? Je n’aime pas travailler les vendredis, les samedis ni les dimanches mais pas le soir non plus. Je suis un adepte du droit à la nuit : extinction des lumières pour profiter de la vie. Fermeture déjà des magasins à une heure qui permette à chacun de jeter sa télé et de raconter de belles histoires à ses enfants (ou à sa compagne/compagnon qui a droit aussi à ce partage...).»

 

 

4 septembre 2012

Intervention de Paul Ariès, Conseil scientifique ATTAC – 17 Juin 2011

 

 Je ne ferai pas un exposé classique sur la décroissance. Déjà parce que chacun est bien informé et possède donc sa propre perception de ce mouvement. Il n’y a pas d’ailleurs une position d’ATTAC sur la décroissance mais une pluralité de lectures, variables selon les militants et évolutives. Cela tombe bien car il n’y a pas davantage d’unité politique de la décroissance. J’ajoute que la décroissance est souvent chez elle à ATTAC au regard du nombre de militants, de collectifs qui pensent avec/autour de nos thèmes. Ensuite parce que la décroissance n’existe pas au sens d’un dogme qu’il faudrait adopter ou rejeter en bloc. La décroissance est d’abord du côté du questionnement. Elle rime avec décroyance, avec une pensée qui ne gèle pas en doxa . Enfin parce que la décroissance à majuscule n’existe pas davantage. Elle n’existe pas et ne peut exister pour deux raisons. Tout d’abord, la décroissance n’est pas un concept scientifique. Il n’y a donc pas lieu d’en débattre à ce niveau. Serge Latouche a ainsi toujours affirmé que la notion qu’il a réellement dans la tête est celle d’a-croissance. Je répète, depuis 1992, que la décroissance est simplement un mot-obus permettant de penser autrement. Autrement dit la décroissance n’est surtout pas l’inverse de la croissance, ce n’est pas la récession et son cortège de misères sociales et d’austérité. Cela ne signifie pas bien sûr, comme a pu le montrer Fabrice Flipo que la décroissance n’aurait pas de sources scientifiques, philosophiques, esthétiques, politiques. Je ne reviendrai pas ici sur ces fondements bien connus de chacun. Cela ne signifie pas non plus qu’elle n’aiderait pas à accoucher de nouveaux concepts mais aussi de nouveaux combats (mobilisations), de nouvelles espérances (E. Bloch). Je le répète volontiers : la décroissance n’est pas un concept scientifique et j’ajouterai que c’est très bien ainsi. Mais alors à quoi sert-elle ? Je dirai qu’elle est d’autant plus justifiée qu’elle suscite encore et toujours des résistances. Elle a donc une fonction de poils à gratter idéologique (mais pas uniquement). Ce combat de l’antiproductivisme et de l’anticonsumérisme n’est pas gagné. Deux indices dans le champ politique. J’avais proposé lors de la transformation de la LCR en NPA d’aller plus avant et de parler de NP2A (anticapitaliste et antiproductviste). J’avais proposé au moment de la fondation du Parti de Gauche de parler de Parti de gauche écologique. Je n’ai pas été suivi. Et pourtant l’histoire prouve qu’être partisan du socialisme ne suffit pas pour être antiproductiviste, ni même écologiste (le pétrole socialiste n’est pas plus « écolo » que le pétrole capitaliste et le nucléaire socialiste n’est pas davantage autogérable). Hervé Kempf a sorti sa calculette lors de la parution du projet socialiste 2012 : le mot « croissance » y présente la plus grande occurrence. Nous verrons ce qu’il en sera de l’écologie politique et de l’antiproductivisme dans les projets d’EE-Les-Verts, du Front de gauche ou du NPA.

La décroissance à majuscule n’existe pas pour une seconde raison…j’ai pu lire parfois qu’il y avait autant de décroissances que d’objecteurs de croissance. Ce n’est pas tout à fait exact. Ce qui est vrai c’est que la décroissance (comme toute chose) pourrait déboucher sur le pire comme sur le meilleur. Le pire serait une décroissance revisitée par l’extrême droite, une décroissance revisitée par le Medef (on se souvient de son atelier sur la « décroissance prospère »), le pire serait une décroissance du « Ni gauche ni droite » donc de droite, une décroissance au service de forces réactionnaires. On le voit dans le champ religieux avec, d’un côté, des adeptes d’une décroissance qui frise l’intégralisme, par haine de la modernité, par rejet du matérialisme philosophique, avec des OC « cathos » de droite et de droite extrême qui se la jouent « antiécomicistes » à la sauce de l’Action Française, à la façon des vieux courants contre-révolutionnaires (de Bonald et consort) et, d’un autre côté, tous ceux qui pensent, avec les « cathos » de gauche, que l’objection de croissance est la fille des théologies de la libération.

Beaucoup de critiques de la décroissance sont tombées dans le travers de confondre ces différents courants…pour les rejeter en bloc. Nous avons pourtant entrepris très vite un travail de bornage vis-à-vis de ces courants. Nous l’avons fait vis-à-vis de certains auteurs (comme de Benoist). Nous l’avons fait vis-à-vis de certains mouvements politiques comme les Identitaires, Egalité et réconciliation (Soral) et même une frange du F.Haine. Nous l’avons fait en essayant de comprendre quels étaient les chemins qui pouvaient conduire d’une rive à l’autre, en essayant de les boucher. C’est pourquoi nous sommes si fermes sur une série de questions comme le malthusianisme (pas seulement démographique), la démocratie, notre propre conception de la relocalisation, comme celle du contenu nécessairement de classe de la décroissance. De telles ambigüités ne sont pas propres à la décroissance mais à toute alternative. Le socialisme a pu aussi accoucher du pire et l’altermondialisme n’a cessé –tout comme l’antimondialisme- d’être instrumentalisé par les extrêmes droites. Tout dépend donc du contenu. Tout dépend de ce qu’on en dit, de ce qu’on en fait…Mais que personne ne se méprenne : l’immense majorité des OC est de gauche (issue des différentes familles des gauches). Le courant droitiste honteux, celui du « Ni droite ni gauche » sont très minoritaires même s’ils disposent de moyens éditoriaux leur assurant une bonne visibilité, à défaut d’une lisibilité. Ce compromis entre les différentes familles d’OC, à l’exclusion de celles d’extrême droite, a été un choix partagé par de nombreux OC des gauches. Ce choix était fondé sur la conviction que les OC de gauche étaient trop faibles pour peser efficacement et durablement sur les courants productivistes des gauches, mais assez forts au sein des milieux de la décroissance pour que leurs thèses l’emportent (pas nécessairement dans les médias) mais dans les réseaux militants (je songe d’abord aux collectifs locaux d’ATTAC). Ce compromis difficile a été fissuré puis rompu depuis quelques mois...

1)    Désaccord sur des thèses : le système connaitra-t-il une panne sèche –version énergétique du malthusianisme- ou trouvera-t-il encore de quoi nous pourrir la vie pendant longtemps, avec ce que Geneviève Azam a pu nommer la « malédiction des gaz de schiste » ? S’agit-il en matière alimentaire par exemple de pénurie ou d’un scandale politique ? S’agit-il que chacun consomme moins (en parlant de décroissance soutenable) ou la décroissance est-elle tout, sauf cela, dans la mesure où elle doit avoir un contenu de classe, où il s’agit justement de sortir du cercle de la consommation pour faire primer les valeurs d’usage –et déjà celle de nos propres vies- sur la valeur d’échange ? Autre clivage important résumé par Philippe Corcuff à propos du mouvement antipub ou, ajouterai-je, du choix de certains décroissants de faire de Nicolas Hulot leur principal adversaire, non pas en raison de la « droitisation » de la pensée qui affecte tous les camps y compris l’écologie, mais du refus du système médiatique. Philippe Corcuff nous incite à ne pas sombrer dans une vision misérabiliste qui consiste à ne plus croire dans les capacités critiques des gens ordinaires mais à être obsédé et fasciné par le spectacle de leur supposé aliénation totale. Ce choix est celui de l’impuissance. Il est aussi celui du dédain vis-à-vis des gens de peu (Pierre Sansot).

2)    La majorité des OC n’est encartée nulle part mais ceux qui le sont iront divisés aux élections de 2012 avec, d’un côté, le choix très minoritaire du POC d’une candidature du « ni droite ni gauche », refusant par exemple de porter la revendication d’un revenu garanti, d’un autre, les choix des autres réseaux (PPLD, MOC) de travailler, dans la division, sur la base d’une dotation inconditionnelle d’autonomie, d’un projet de « socialisme de la décroissance ». Le déclencheur de cette rupture a été la question de la gratuité. Les courants droitistes honteux et ceux du « ni droite ni gauche » estimant que la gratuité va tuer la décroissance (sic), les autres courants soutenant qu’elle est la condition même de la décroissance. On ne changera pas le monde en culpabilisant les gens (« Salauds de pauvres qui osez revendiquer alors qu’il y a le feu à la planète ! »), mais en donnant envie de changer, en suscitant le désir.

 

Conséquences de cette scission politique au sein de la décroissance  : d’un côté, la publication d’une série de textes politiques et théoriques faisant rupture, celui de Serge Latouche dans le Sarkophage de mai soutenant que notre décroissance est nécessairement de gauche et ajoutant que la décroissance est la grande chance historique de la gauche, celui d’Alain Accardo dans le Sarkophage de juillet expliquant en quoi le clivage droite/gauche est toujours opérationnel ; ceux de l’ouvrage collectif à paraitre aux éditions Parangon avec un texte de Michel Lepesant titré « le socialisme de la décroissance », celui de Thierry Brugvin affirmant que notre décroissance est non seulement celle du socialisme mais celle d’un socialisme autogestionnaire, etc. Autre conséquence : la crise ouverte au sein du mensuel La Décroissance avec la censure de plusieurs textes jugés hétérodoxes, mon exclusion de la responsabilité des pages politiques puis du journal lui-même, une Lettre Ouverte à Vincent Cheynet, rédacteur en chef signée par de nombreux intellectuels de la décroissance, pour protester contre les accusations diffamantes et le sectarisme idéologique …

 

La décroissance est donc de gauche sans aucune équivoque possible. C’est vrai en France où le débat traverse toutes les sensibilités des gauches (à l’exception notable de Lutte Ouvrière, à ma connaissance), c’est vrai en Suisse où l’un des principaux animateurs des réseaux de la décroissance est le député communiste Josef Zisyadis (membre du POP), c’est vrai aussi en Belgique avec la présence au sein du mouvement des Objecteurs de croissance de l’ex-député socialiste Jean Cornil. Il est donc clair que la décroissance ne veut pas affamer les peuples (sic) ni faire tourner la roue de l’histoire à l’envers (resic) mais qu’elle entend au contraire être au service des dominés, des « sans ». Nous le faisons peut être mal, mais nous ne cessons jamais d’être du côté des combats contre l’exploitation, contre les dominations. Allons plus loin, nous ne cessons de dire que des choses doivent « croitre » même en France (c’est d’ailleurs pourquoi nous prônons la gratuité notamment des quatre grands piliers de vie : le logement, l’alimentation, l’éducation et la culture et la santé). Nous ajoutons simplement que cette décroissance équitable et sélective se fera dans un contexte global de décroissance (avec priorité à l’institutionnalisation des communs). La décroissance est donc autant anticapitaliste que d’autres courants des gauches. Elle partage aussi les combats pour l’universalisation des droits : le bien vivre se traduit en droits concrets, droit à l’eau, droit à la souveraineté alimentaire, énergétique, aux déplacements urbains gratuits, etc. On peut ne pas partager tout ou partie des thèmes ou du vocabulaire de l’Objection de croissance mais elle appartient incontestablement au camp de l’émancipation.

La crise actuelle qui affecte les milieux de la décroissance est une crise de maturité (je n’oserai pas parler de crise de… croissance). Autant il était possible (je n’ai pas écris facile) de fédérer les diverses sensibilités tant que nous critiquions ce qui ne va pas, tant que nous campions sur le versant négatif de la critique … autant cela devient impossible dès lors qu’il s’agit de construire un véritable projet politique, de lui donner un contenu de classe, une dimension libératrice. On pourrait, bien sûr, s’interroger sur le bien-fondé de ce compromis qui a contribué à une certaine confusion idéologique (vue de l’extérieur), ou à donner l’illusion d’une unité de points de vue qui n’a jamais existé (par exemple sur la question de l’Etat inséparable selon moi de la critique du capitalisme ou sur les questions « LGBT », (anti)spécisme, etc). La réponse est simple : les questions que nous posons l’ont été mille fois dans l’histoire mais à chaque fois les gauches sont retombées dans les mêmes ornières, celle du productivisme, celle de l’économicisme. Althusser recommandait parfois de tordre le bâton à l’envers…C’est ce que nous avons fait… avec un certain succès (beaucoup de membres d’ATTAC ont bougé sur ces questions notamment des économistes). La décroissance que j’aime fait donc du neuf avec du vieux c’est à dire qu’elle recycle de vieux débats qui ont marqué l’histoire des mouvements révolutionnaires, socialistes, communistes et libertaires, qui ont marqué naturellement l’histoire de l’écologie politique. La décroissance revisite cette histoire dans un contexte particulier. Celui de l’échec des « socialismes réels » (soviétisme, social-démocratie, « socialisme par en bas » avec notamment le mouvement coopératif) ; celui de la crise systémique qui oblige à (re)penser une réponse globale. La décroissance a le grand mérite de rappeler que le capitalisme c’est trois choses, trois choses aussi importantes les unes que les autres. Le capitalisme c’est d’abord un système de production des richesses fondé sur la valeur d’échange et sur l’exploitation du travail. Cela, les gauches et l’écologie savent encore bien le dénoncer. Le capitalisme c’est aussi un système d’imposition de styles de vie, de produits qui lui sont spécifiques. Les gauches et même les milieux de l’écologie politique ont largement perdu cette critique du mode de vie capitaliste. Le capitalisme c’est enfin une réponse à nos angoisses existentielles. La réponse capitaliste est le « toujours plus » (de richesses, de pouvoir). C’est la confusion entre la croissance économique et celle en humanité. Notre slogan « moins de biens, plus de liens » montre bien que, pour nous, la question politiquement n’est pas celle d’une « respiritualisation » mais de la reconnaissance de la centralité de la « fabrique de l’humain » (inventions des communs et liens sociaux). Tant que nous n’aurons pas d’autres dissolvants d’angoisse existentielle aussi forts que ceux du capitalisme nous ne serons que dans des combats défensifs. C’est pourquoi j’appelle, avec le Sarkophage depuis 2007, à marier nos mots-obus (anticapitalisme, antiproductivisme, décroissance, anticonsumérisme, etc) avec des mots chantiers (relocalisation, ralentissement, coopération, choix d’une vie simple, planification démocratique écologique, gratuité du bon usage, etc.). C’est pourquoi nous travaillons avec des dizaines de municipalités, avec des communautés d’agglomération qui sont, pour nous, autant de laboratoires pour expérimenter des petits bouts de solution et, surtout, surtout, nous mettre à l’écoute d’un autre socialisme en souffrance. La décroissance campe résolument du côté des transitions à opérer tant au niveau local/national (avec nos mots chantiers) qu’au niveau mondial (avec la notion de justice écologique cf : mon intervention au colloque du Parti de Gauche à l’Assemblée Nationale, juin 2011). C’est pourquoi nous remettons en cause la centralité du travail (aliéné), ce qui ne signifie nullement que nous ne considérons pas que le travail est la source de la création des richesses, mais qu’il faut un autre équilibre entre travail et loisirs, qu’il faut apprendre à vivre avec d’autres modes de vie moins consommateurs, que la société se doit de donner à chacun de quoi vivre frugalement certes, mais de façon sécurisée et ceci sans contrepartie, que cette socialisation des revenus est le meilleur « symptôme » des cultures populaires fondées sur le partage. C’est pourquoi je suis convaincu qu’il nous faut nous mettre à l’école du « Buen Vivir », que ce chemin est aujourd’hui le plus fécond (mon prochain ouvrage à paraitre « le socialisme gourmand », La découverte).

Nous ne pouvons qu’être de gauche, d’une autre gauche, et anticapitalistes car le capitalisme est intrinsèquement productiviste : il n’y a pas de capitalisme sans accumulation, pas de prospérité sans croissance. Le socialisme a été conjoncturellement productiviste. Je crois en la possibilité d’inventer un nouveau socialisme sans croissance. Je ne fais ici que répéter trop rapidement ce que nous disions, dès 1978, avec Rudolf Bahro et tous les théoriciens en quête de ce chemin.

La décroissance revisite donc l’histoire/mémoire du mouvement socialiste (cf : mon livre La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance ), mais comment le fait-elle ? Il faut reconnaitre qu’elle a su le faire de façon radicale, qu’elle a produit du « dissensus » à la fois sur le plan théorique et pratique. Elle l’a fait à sa façon provocante, par exemple, lorsqu’elle rappelle la place des poètes dans la Résistance et demande combien de poètes au sein du Conseil scientifique d’ATTAC. La décroissance a-t-elle produit également des effets dans la société ? La décroissance a incontestablement contribué à faire bouger les lignes. Jean-Luc Mélenchon, dans le Sarkophage de juillet 2011, fait son outing antiproductiviste. Il dit ce qu’il doit à l’écologie politique, aux objecteurs de croissance. Il précise qu’ils doivent encore et encore convaincre. André Chassaigne, député communiste, rend hommage dans le premier chapitre de son livre aux questionnements de la décroissance, même s’il ne nous suit pas dans de nombreux domaines, notamment le nucléaire. La décroissance a fait bouger aussi les syndicats (pas assez j’en conviens). Deux exemples récents. ELA, principal syndicat du Pays-Basque Sud, qui vient juste de célébrer son centenaire, avec ses 140 000 membres, ses 35 % de voix aux élections, son taux de syndicalisation de 10,5 % est adepte d’un syndicalisme de rupture avec le mythe croissanciste ; la CNE, premier syndicat de salariés en Belgique francophone, avec ses 150 000 membres a adopté lors de son dernier Congrès une motion affirmant que « la croissance ne fait pas le bonheur » : « Nous contestons l’idée que la croissance économique, entendue comme croissance du PIB, soit la principale condition du développement du moins dans les pays riches. Bien qu’elle ait permis par le passé de réels progrès, la croissance économique bute aujourd’hui sur les limites écologiques et sociales et n’a pas empêché la détérioration des conditions de travail et de vie d’une large partie de la population, y compris dans les pays industrialisés » (motion 169/0/5). Attention, je ne dis surtout pas que la décroissance a fait bouger les lignes toute seule, je dis qu’elle participe d’un mouvement beaucoup plus large, d’un mouvement polyphonique, d’un mouvement planétaire, un mouvement qui combine la remise en cause de la croissance avec la nécessité de camper sur le versant positif de la critique. J’insiste : ce second aspect est aussi important que l’objection de croissance. On se souvient lors du grand conflit social en Martinique et Guadeloupe de l’impact de l’Appel des 8 intellectuels en faveur de la repoétisation de nos existences, en faveur de mots d’ordre qui rejoignent ceux de la décroissance. Ce débat partage aussi le LKP et c’est bien ainsi (Le Sarkophage de septembre 2011 reviendra sur cette question). J’ajouterai que la décroissance doit se mettre à l’école de ce qui se cherche dans les pays du Sud. Je pense notamment au mouvement pour le Buen Vivir, pour la vie bonne, pour une vie pleine, etc. Ce bien vivre n’est pas le bien être entendu au sens de la société de consommation, il s’agit d’un autre rapport à soi, aux autres, à la nature. Le Bien vivre n’est pas simplement un discours généreux. Il a déjà des effets théoriques, politiques, pratiques avec, par exemple, le principe de non-extraction, avec le projet Yasuni-ITT. Nous avons mené ce débat au sein du Sarkophage avec Alberto Accosta, le père du mouvement du Buen vivir, ancien Président du Conseil constitutionnel de l’Equateur, jusqu’à constater notre accord global notamment sur trois choses : avec le principe de non-extraction, il ne s’agit pas de remplacer le pétrole par une autre énergie pour développer les mêmes modes de vie ; la meilleure façon de soutenir le projet Yasuni-ITT c’est de créer 1000 projets Yasuni, c'est-à-dire, chez nous aussi, de laisser dans le sous sol les ressources rares ou les plus dangereuses (comme les gaz de schiste) ; le meilleur principe à opposer au capitalisme productiviste c’est la gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l’interdiction, du mésusage, c’est donc la construction des communs. Cette gratuité est une gratuité économiquement construite, politiquement construite, socialement, culturellement, anthropologiquement construite (cf : le Hors série du Sarkophage : Vivre la gratuité, 2011). Le Buen Vivir, c’est le refus du mythe de la croissance mais aussi celui du développementalisme, c'est-à-dire cette idée que quelque chose pourrait croître sans limites. Le Buen vivir c’est donc une incitation à penser le symbolique et l’institutionnel mais aussi à guérir des blessures de notre sensibilité. Le Buen vivir c’est le retour des partageux puisque la grande question posée est celle du partage d’un autre gâteau car l’actuel est indigeste. Ces grandes questions sont celles habituelles des gauches radicales : que produit-on ? Comment ? Et pour satisfaire quels besoins sociaux ? Notre décroissance sélective et équitable sous-entend donc que des choses doivent croitre et d’autres décroitre, que des millions de personnes en France manquent de l’essentiel, qu’il s’agit dans ce contexte d’opter pour une option préférentielle pour les pauvres, mais que nous devons privilégier la sphère non-marchande au détriment de la sphère marchande, changer notre hiérarchie des revendications, plutôt la lutte pour la déséconomisation (revenu garanti versé au maximum sous une forme démonétérisée) plutôt que de lutter pour augmenter le pouvoir d’achat (ce qui entretient le système et contribue à casser les cultures populaires). J’ai aussi un accord avec Alberto Accosta sur le fait que le Bien vivre, c’est la lutte des classes débarrassée de tout déterminisme historique, c’est la lutte des classes mais aussi la défense des identifications populaires (je parle bien d’identifications au pluriel, et non pas d’identité fermée, donc très loin de tout essentialisme). Je suis convaincu que si l’Amérique du Sud est le seul continent où le socialisme se conjugue toujours au présent (avec les limites, les contradictions que l’on sait…) c’est parce que les gauches ont su y épouser les milieux populaires, parce qu’elles ont su aussi parler avec leur cœur et leurs tripes et pas seulement avec la logique de l’intérêt (je renvoie au débat avec la politologue belge Sophie Heiné), retour de la passion mais aussi retour de la morale en politique (Entretien Yvon Quiniou, philosophe marxiste, Ariès in L’Humanité). La décroissance a contribué à rendre plus attentif à de nombreux enjeux. Nous ne disons pas détenir toute la vérité mais un morceau incontournable. Acceptons enfin cette idée que notre diversité est une vraie richesse. Je veux donner un exemple concret : un des membres de l’équipe du Sarkophage est un militant anar… au milieu de copains et de copines issus des autres familles des gauches antiproductivistes. Ce militant anar a une sensibilité plus forte à certains enjeux majeurs. La décroissance a aussi dans certains domaines une hypersensibilité. Nous avons été très actif contre le Grenelle des dupes et ceci dès août 2007, nous avons été très réactif face au « capitalisme vert » c’est à dire au désir d’adapter la planète et l’humanité aux besoins du « toujours plus ». Le point de vue de la décroissance rend aussi plus attentif à ce que le capitalisme fait à la sensibilité, comment il nous insensibilise.

J’entends bien la critique contre le terme même de décroissance puisque je suis convaincu que les mots sont extrêmement importants. Nous avons besoin de mots pour rêver, penser, se révolter, construire. Certains mots de nos combats du XIXe et du XXe siècles ont été salis, usés, vidés de leur sang et de leur charge émotionnelle positive. Le terme de décroissance est donc là provisoirement pour dire cet « éco-socialisme en souffrance », pour témoigner de ce « buen vivir » qui s’invente, pour dire et répéter que l’anticapitalisme sans l’antiproductivisme/anticonsumérisme est une impasse criminelle. Lors du colloque de 1992, j’étais intervenu pour dire qu’il ne fallait pas être prisonnier de notre ennemi, qu’à force d’être contre, on finit par être « tout contre », c’est à dire par porter notre ennemi sur notre dos. J’aurai aimé que nous puissions camper dès 1992 sur le versant positif de la critique, mais je n’avais aucun « gros mot » capable de fédérer les courants de gauche, ceux du « Ni droite ni gauche » et ceux de droite, je n’ai donc pas été suivi et c’est… tant mieux. C’est tant mieux, car le terme de décroissance fonctionne malgré, ou plutôt grâce, à ses insuffisances. Cela devrait nous interroger plutôt que nous offusquer. Est-ce que le terme de décroissance sera remplacé un jour par un autre ? C’est possible et même certain. On voit déjà poindre les notions d’objecteurs de croissance, d’objections de croissance moins négatives. Je crois personnellement que nous devrons construire d’autres signifiants et nous mettre, pour cela, déjà à l’écoute de ce qui se cherche : le « Buen vivi »r, le « sumak kawsay », l’eudémonia (vie bonne), les jours heureux du CNR et les nouveaux jours heureux des collectifs citoyens-résistants, la vie pleine, le convivialisme, la sobriété joyeuse,  le socialisme gourmand… bref autant de symptômes langagiers d’un désir de passer ENFIN sur l’autre versant de la révolution. Cet autre versant c’est celui du socialisme du désir, du grand désir comme dirait Raoul Vaneigem, du désir de vivre, de la jouissance d’être face à une jouissance d’emprise qui est celle du capitalisme. Je persiste à penser que les courants de gauche de la décroissance et ATTAC ont beaucoup de choses à se dire, beaucoup à s’apporter mutuellement. Nous devons continuer, de part et d’autre, nos efforts pour faire avancer sur le plan théorique/pratique l’objection de croissance, l’antiproductivisme, l’anticonsumérisme, pour faire avancer aussi sur le plan théorique/pratique une nouvelle façon de construite une alternative. Oui, comme le dit Miguel Benasayag nous ne pourrons peut être pas changer ce monde, mais rien ne nous interdit de tenter d’en construire un autre. J’ajouterai que je n’ai pas le fétichisme des mots… Si vous n’aimez pas la décroissance alors soyez Objecteurs de croissance, soyez antiproductivistes, anticonsuméristes, partisans du Bien vivre… Nous avons lancé en 2007 Le Sarkophage justement parce que certaines questions n’avaient pas droit de citer dans le mensuel la décroissance (comme la gratuité), nous l’avons fait aussi pour poser les mêmes questions avec un autre registre de vocabulaire (celui de l’antiproductivisme). L’essentiel est que nous avancions ensemble pour remettre en cause le culte de la croissance (bleue, rose, rouge ou verte), pour nous libérer de l’économisme (cette idée que plus serait nécessairement égal à mieux), pour réintroduire du dissensus, je dirai presque de la dissidence.

 

 

4 septembre 2012

Pour une alimentation écologiquement et socialement responsable, colloque alimentation et écologie (2)

 

On débat largement des politiques agricoles mais moins des politiques alimentaires. Les gauches antiproductivistes et les écologistes antilibéraux engagent pourtant avec raison une remunicipalisation de la restauration scolaire afin d'inventer d'autres politiques alimentaires que celles que voudraient nous imposer le FMI, l'OMC et les autres grandes institutions mondiales au nom de l'hygénisme et du « réalisme ».. Ce combat est celui qu'il faut frayer face aux délires des puissants. La table moderne se caractérise par sa destructuration : on mange de plus en plus n'importe quoi, n'importe où, n'importe comment, n'importe quand et avec n'importe qui (au regard des tables anciennes)....Cette destructuration de la table n'est pas accidentelle : elle a été la condition pour développer une agriculture productiviste. Nous ne pourrons revenir à une alimentation écologiquement et socialement responsable que si nous (re)symbolisons et (re)ritualisons nos façons de manger. Cette table plus responsable écologiquempent et socialement sera également plus goûteuse. Une vie comprend environ 100 000 repas (sans compter les apéritifs, cocktails, goûters, grignotage). L'alimentation hors foyer en représente 50 %.  La restauration collective (restauration scolaire, d'entreprise, hospitalière, pénitentiaire, etc) représente environ la moitié de ces 50 % : les pouvoirs publics disposent donc d’un bon levier.

L’alternative est entre des politiques alimentaires responsables qu'il nous faut inventer et une fuite en avant techno-scientiste vers une séparation progressive de l’agriculture et de l’alimentation, avec, par exemple, après les OGM, l’introduction massive de nano-aliments (comme l’utilisation de nanocapsules pulvérisées sur les grains de café et qui éclatent lorsqu’on verse de l’eau chaude afin de libérer leur substance), ou d’aliments industriels (comme la création de viande artificielle à partir des techniques utilisées pour la création de peau artificielle comme le recommandent des experts... ). Nous ne pourrons choisir des politiques responsables si nous oublions le reste du monde. La FAO estime certes que l'on est passé d’une consommation moyenne mondiale de 2358 kilocalories par jour et par personne en 1965 à 2803 Kcal en 1998, mais cette surconsommation calorique concerne bien sûr les pays riches et émergents. Les autres nations s’enfoncent en revanche dans une malnutrition chronique. On rappellera aussi que si 28 millions de paysans sont équipés de tracteurs, 250 millions utilisent la traction animale et un milliard travaillent avec la seule force musculaire. La vraie question est de savoir si l'on veut nourrir sept milliards d'humains avec quelques centaines de milliers d'agro-managers ou avec un milliard et demi de petits paysans.

 

 

On peut établir la dépense carbonique par repas de façon fiable.

On sait que la Terre ne peut aborder chaque année plus de trois milliards de tonne d'équivalent carbone. Puisque l’alimentation représente un tiers des émissions, on peut estimer (toute chose égale par ailleurs) que l’effort à accomplir sera proportionnel.

Un repas écologiquement responsable ne devrait donc pas dépasser :

3 milliards de TEC / 6 milliards d’humains : 500 kg Eq/C par personne et par an.

500 / 3 (tiers pour alimentation) / 365 jours / 3 (prises alimentaires) =

152 grammes Eq/C.

Ces 152 grammes de carbone représentent 557,38 grammes de CO2.

Ce chiffre maximal dont le respect est indispensable pour que l’humanité puisse poursuivre son aventure dans des conditions soutenables n’est actuellement respecté par aucune forme d'alimentation commerciale.

 

On rappellera que par convention 1 kg de CO2 vaut 0,2727 kg d’Eq/C.

 

Le budget CO2 alimentaire annuel ne devrait donc pas dépasser :

557,38 x 365 x 3 (prises alimentaires) = 610 kg de CO2

 

La prise en compte des disparités nationales prouve qu’on peut agir.

L’alimentation d’un anglais représente 1778 kg de CO2 par an.

Celle d’un français 1444 kg.

Un repas occidental équivaut cependant en moyenne à 3 kg Eq/CO2.

Notre alimentation représente donc plus de 5 fois ce que la Terre peut tolérer.

 

Comment calculer les gaz à effet de serre dans nos aliments ?

 

L’expert Jean-Marc Jancovici (site Manicore) rappelle que l’agriculture est responsable de l’essentiel des émissions pour les gaz à effet de serre autres que le CO2 : méthane et protoxyde d’azote. Ces deux gaz causent un tiers des émissions de GAS en France. Les méthodologies de calcul de GAS par catégorie d’aliments tiennent compte de l’ensemble des phases du processus agricole puis alimentaire.  Plusieurs organismes publics et associations ont chiffré de façon standard les GAS dans différentes assiettes.  On peut rappeler quelques calculs de Denis Delbecq :

Asperges de Hongrie, 1 kg (camion) : 500 g eq-CO2

Asperge du Pérou, 1 kg (avion) : 12,1 kg eq-CO2

Bouteille de champagne (0,75 litre) : 2,2 kg eq-CO2

Bouteille vin de Bordeaux (0,75 litre) : 1 kg eq-CO2

Bouteille de plastique (1 L) : 129 g eq-CO2

Céréales (boules de maïs soufflé au miel) 350 g : 235 g eq-CO2

Emmental rapé (200 g) = 1,3 kg eq-CO2

Fraises d’Espagne (500 g) : 442 g eq-C02

Brique de jus d’orange (1 l) : 1,7 Kg eq-CO2

Viande de veau (100 g) : 3,6 kg eq-CO2

Saucisse de Strasbourg (par 4) : 1,025 Kg-eq-CO2

Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’un cheesburger représente selon l’Institut Bruxellois pour la gestion de l’environnement 3 kg de CO2…

On comparera ces chiffres avec par exemple ceux de la fabrication d’un ordinateur de bureau à écran plat soit 740 kg-eq-CO2 soit autant qu’une automobile parcourant 6166 kilomètres. La fabrication d’un ordinateur (sans utilisation) représente donc déjà le maximum possible.

 L’agence européenne établit par exemple deux types de menu.

Menu 1

Un litre eau de ville

Une cuisse de poulet

200 grammes de haricots verts frais

¼ d’ananas frais (Côte d’Ivoire par bateau)

Total : 0,6 kg eqCO2

 

Menu 2

Un litre eau minérale

150 grammes de bœuf

200 grammes de haricots verts surgelés

¼ d’ananas frais (Côte d’Ivoire par avion)

Total : 5,6 kg eqCO2

 

Nous pouvons faire deux constats

1)                 Aucun de ces deux repas n’est écologiquement responsable.

Le premier n’est cependant pas très éloigné du quota maximum.
Il aurait suffi de remplacer l’ananas par un fruit local.

2)                 Le repas 2 représente cependant 9,3 fois les émissions du repas 1

Le grand enjeu est d’inventer pour le 21e siècle une alimentation écologiquement responsable.

Il faut pour cela que l’agriculture/alimentation redevienne productrice d’énergie et non plus consommatrice. Ce rapport ne s’est inversé qu’il y  a environ quarante ans. On consomme aujourd’hui environ 10 calories pour produire une calorie alimentaire.

Une alimentation écologiquement responsable devrait tendre vers huit grands objectifs :

Une alimentation moins carnée

La viande pèse très lourd en GES. Elle représente 50 % de l’impact de l’alimentation et environ 10 % de l’impact environnemental global de l’ensemble des biens de consommation. Son apport en nutriments est en revanche infiniment plus faible. Un Belge consomme en moyenne 270 g de viande par jour (recommandation santé sont de 75-100 g par jour). Toutes les viandes n’ont pas cependant le même bilan carbone : il faut préférer le poulet au porc, le porc au mouton, le mouton au bœuf, le bœuf au veau. 
Jancovici précise que la production d’un kg de viande de veau rejette environ la même quantité de GES qu’un trajet automobile de 220 km, l’agneau de lait : 1800 km, le bœuf : 70 km, le porc : 30 km.

On sait également que pour une même surface…..

1)                 Une alimentation à base de légumes, fruits, céréales permet de nourrir 30 personnes

2)                 Une alimentation à base de viande, œufs, lait permet de nourrir 5 à 10 personnes

Si le repas comprend largement de la viande rouge, on ne peut nourrir que 2 à 3 personnes.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation moins carnée et avec une option préférentielle pour les viandes moins nocives.

 

Une alimentation relocalisée

Les pays anglo-américains utilisent désormais la notion de kilomètre-alimentaire (Food milles). Elle est reconnue officiellement par le gouvernement britannique, presque ignorée en France. L’idée est simple : il s’agit de mesurer la distance que parcourt la nourriture entre l’endroit d’où elle provient et le lieu de sa consommation. Le problème est plus complexe avec les produits industriels (cuisine d’assemblage) car il faut alors tenir compte de l’ensemble des composants qui font un produit. Les fabricants de champagne ont décidé de réduire le poids de la bouteille pour compenser ce kilométrage et limiter au maximum –compte tenu des contraintes techniques- les émissions de CO2. Le gouvernement anglais a décidé de réduire les importations alimentaires de 30 % d’ici à 2020. L’administration américaine a classé l’alimentation problème de sécurité nationale depuis que la CIA a établi que les produits alimentaires font en moyenne 1700 km. La chaine alimentaire consomme donc 20 fois plus de calories qu’elle n’en apporte. En Angleterre, le transport d’une laitue consomme 127 calories pour une calorie de salade ; en France, nous consommons 97 calories de pétrole par calorie d’asperge chilienne, et 66 calories d’essence pour une calorie de carotte africaine. Une bouteille de vin sud-américain transportée en avion représente 5 kg de CO2 de plus qu’une bouteille locale. Songeons que l’Agneau de Nouvelle-Zélande parcourt 18 000 km, le steak d’Argentine 12000 km et que le pot de yaourt (à travers chacun de ses composants) plus de 5000 km. Les choix sont souvent complexes car mieux vaut du point de vue environnemental manger du bœuf local que du poulet importé. On estime que les Canadiens en consommant des produits alimentaires locaux économiseraient 40 kg de production de gaz à effet de serre par an.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation relocalisée avec mention des kilomètres-alimentaires des produits sur la carte.

 

 

Une alimentation saisonnalisée

L’alimentation représente 30 % environ de l’empreinte écologique d’un Européen. L'alimentation a donc une responsabilité considérable dans ce domaine. Un des grands leviers sur lequel l’industrie hôtelière peut agir est le retour à des aliments de saison. Cet effort pourrait être développé en particulier dans l'alimentation collective car avec ses 3,7 milliards de repas servis chaque année, elle constitue un facteur clef pour transformer les processus industriels. Un aliment importé hors saison par avion consomme en moyenne pour son transport 10 à 20 fois plus de pétrole que le même fruit produit localement et acheté en saison : 1 kg de fraises d’hiver peut nécessiter l’équivalent de 5 litres de gasoil pour arriver jusque dans un restaurant.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation de saison avec un système informatif pour les produits hors-saison.

 

Une alimentation avec des produits frais

Les produits congelés sont très gourmands en énergie tant pour leur fabrication que pour leur conservation. La surgélation consomme 40 % d’énergie en plus que la préparation de conserves. Un produit surgelé équivaut à consommer un produit (fruit ou légume) cultivé sous serre chauffée avec un transport par avion sur une distance de 4000 à 8000 km. Les plats préparés demandent également beaucoup d’énergie pour être fabriqués, conservés et sont souvent sur-emballés. L’utilisation de produits frais aurait en outre deux autres avantages :

1)                 Un avantage organoleptique

2)                 Un avantage macroéconomique en terme d’emploi et de système de qualifications puisque  l'alimentation traditionnelle est pourvoyeuse de plus d’emplois et plus qualifiés.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation avec des produits frais avec indication d’un logo pour ce type de produits. Un débat a longtemps divisé la profession sur le fait de savoir si le terme de restaurant (comme celui de boulangerie) devait être protégé et réservé, dans ce cas, à l’utilisateur de produits frais.

 

 

Une alimentation sans gaspillage

Le PNUE a établi que plus du tiers de l’agriculture mondiale est gaspillée.
Les études donnent des chiffres bien supérieurs pour les Etats-Unis et l’Angleterre (45 %).

Ces pertes concernent la production, la distribution et la consommation.

Les chiffres disponibles pour l'alimentation ne font pas exception.

Il est donc important de revoir les modes de production et de service en fonction d’un objectif de réduction des gaspillages.

Le gaspillage alimentaire en Belgique est de 15 kg/personne/an.

Le gaspillage en alimentation scolaire est de 6 kg/personne/an.

L’Institut Bruxellois a établi que gaspiller un pain équivaut à rouler en voiture pendant 2, 24 km, allumer une lampe (60 W) durant 32,13 heures et faire tourner un lave-vaisselle 1,93 fois. Gaspiller un steak de bœuf équivaut à rouler en voiture pendant 4,89 km, allumer une lampe durant 70,05 heures et utiliser votre lave-vaisselle 4,20 fois.

Un des premiers enjeux serait de ne pas suivre les comportements nord-américains dans l’évolution boulimique des portions. L’usage du dressage d’assiette a eu à cet égard un effet très positif car il représente une économie conséquente en coût-matière.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation sans gaspillage avec réduction des portions et possibilité de (re)service.

 

 

Une alimentation moins gourmande en eau

L’eau douce va être le plus grand problème de l’humanité au 21e siècle.

La quantité disponible par humain ne cesse de chuter :

1950 : 16 800 m3 par personne

2000 : 6800 m3

2025 : 4800 m3

L’OMS estime que 3 milliards d’humains auront moins de 1700 m3 (seuil alerte).

Cette évolution n’a rien de naturelle. Elle est liée à nos modes de vie.

La population mondiale a été multipliée par trois en cent ans.

La consommation d’eau par personne a été multipliée par sept.

Un occidental consomme chaque jour 100 fois son poids d’eau.

Un nord-américain consomme 2 fois plus d’eau qu’un européen.

Le type d’alimentation a une responsabilité particulière dans ce gaspillage.

Il faut changer le régime alimentaire pour changer l’agriculture.
L'alimentation notamment collective peut être là-encore un bon levier.

Nous donnerons quelques chiffres établissant l’incidence de la production sur la consommation d’eau.

Blé : il faut 1100 litres d’eau pour produire 1 kg

Riz : il faut 1400 litres pour produire un 1 kg

Soja : il faut 2700 litres pour produire 1 kg

Bœuf : il faut 13 500 litres pour produire un 1 kg

Porc : il faut 4600 litres pour produire un 1 kg

Volaille : il faut 4100 litres pour produire un 1 kg

Lait : il faut 3000 litres pour produire 1 litre

Fromage : il faut 5000 litres pour produire 1 kg

Œufs : il faut 2700 litres d’eau pour produire 1 kg

Un adepte d’un régime carné consomme 4000 litres d’eau par jour.

Un végétarien consomme 1500 litres.

On peut rappeler en terme de comparaison qu’il faut 1300 litres pour fabriquer un teeshirt en coton soit l’équivalent de 15 baignoires pleines.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation peu gourmande en eau avec indication des principales mesures par type de produits.

 

Une alimentation issue de l'agriculture biologique

L'alimentation bio est foncièrement moins émettrice de CO2 en raison de son type d’agriculture. Encore faut-il que cette agriculture « bio » ne soit pas celle d’une bio-industrie parcourant des milliers de km ou utilisé dans le cadre d’une alimentation désaisonnalisée ou avec des produits prêts-à-l’emploi. Une alimentation écologiquement responsable devra se méfier des fausses bonnes solutions : on peut citer l’exemple du Tofu (matière première importée et responsable de déforestations importantes) ou celui du Quorn (alimentation obtenue par fermentation pour créer un champignon riche en protéines en ajoutant du sucre, des vitamines et des sels minéraux), « aliment » résultant d’un procédé industriel tout autant émetteur de GES que la viande qu’il est pourtant censé remplacer. Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation de type « bio-local » avec mention des différents labels existants.

 

 

Une alimentation bio-diversifiée

Il a fallu des dizaines de millions d’années pour constituer la biodiversité.

 Cette biodiversité diminue de façon très rapide puisqu’on estime que d’ici 2050, 15 à 37 % des espèces animales et végétales auront disparues. Nous sommes donc entrés dans la sixième grande phase d’extinction des espèces, la cinquième ayant concerné la disparition des dinosaures et de 50 % des espèces alors existantes, ceci il y  a 65 millions d’années. Cette biodiversité permet de mieux manger (adaptation aux variations climatiques et diversité organoleptique/gustative). On estime qu’il existe entre 300 000 et 500 000 espèces de plantes dont 30 000 comestibles. L’humanité sait en cultiver 7000. L’agriculture moderne n’a cessé de réduire ce pool génétique. L’industrie française n’utilise plus que 3 grosses variétés de pommes de terre contre 70 au Pérou.

Les spécialistes estiment que 95 % des variétés de choux, 91 % des variétés de maïs, 94 % des variétés de petits pois, 81 % des variétés de tomates ont déjà disparu….

La situation de l’élevage est aussi catastrophique : sur 500 000 espèces (oiseaux/mammifères), l’agriculture industrielle en utilise une trentaine parmi lesquelles la moitié (vache, cochon, mouton, poulet, canard, cheval) assure 90 % de la production mondiale. On a donc perdu 90 % de la diversité animale au cours du 20e siècle : 41 % des 1500 races restantes devraient disparaitre dans les 20 ans. Les pays du Sud sont beaucoup plus sages et gourmands. Ainsi l’Asie continue à élever 150 races différentes de porcs alors que les Etats-Unis se contentent de 40 races différentes.

Une alimentation locale et de saison doit aussi être une alimentation biologiquement diversifiée. On peut donner en exemple le programme des sentinelles crées par le mouvement Sloow food.

 Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges avec des objectifs quantifiables d’utilisation de végétaux et de races animales assurant une biodiversité. Il pourrait s’agir par exemple de diversifier dans l’année les variétés de chaque produit (petits pois, etc). 

 

 

Conclusion

Ce choix nécessaire d’une alimentation écologiquement responsable suppose de faire retour sur la dimension symbolique et rituelle de la table, pour que l'alimentation puisse offrir des produits à forte valeur ajoutée culturelle et non énergétique. Ce choix deviendra possible le jour où l'alimentation saura rappeler au consommateur que, par exemple, manger chinois ce n’est pas manger du riz avec des baguettes, mais que chaque aliment possède de par sa forme, sa consistance, son mode de cuisson une dimension symbolique. Un repas amoureux chinois doit par exemple offrir des produits de forme arrondie. Un repas d’anniversaire chinois doit contenir des mets allongés en promesse de longévité. Faut-il rappeler que les Egyptiens antiques avaient un seul hiéroglyphe pour dire manger et parler ? Que nous leur devons notamment le pain et le vin comme aliments symboliques ? Faut-il rappeler qu’en grec ancien le même mot « daï » veut dire manger et partager ? Que nous devons à cette symbolique les termes de copain ou compagnon (celui avec qui je partage le pain) et celui d’ami (celui avec qui je partage le sel c’est-à-dire l’esprit sain en vieil araméen) ? Faut-il rappeler que nous devons à la Rome antique le mariage de la table et du plaisir ? Quitte en effet à partager un met autant qu’il soit bon au goût mais aussi à l’âme ! Une alimentation écologiquement et socialement responsable n’a t-elle pas meilleur goût (dans la tête) ? Ce n'est pas par hasard que la table des pays pauvres est la plus riche culturellement alors que celle des pays riches est la plus pauvre dans ce domaine.

 

 

 

 

 

4 septembre 2012

La haine du gras, colloque alimentation et écologie, Lyon, 2011

 

La haine du gras n’est pas un phénomène naturel. Elle mérite donc des recherches interdisciplinaires tant elle devient un symptôme du caractère pathologique de notre société. Deux indices : plus d’un américain sur trois considère que le gras est une toxine, plus d’une française sur trois suit un régime alimentaire en dehors de toute pathologie… Comment a-t-on pu faire de cet aliment des Dieux de l’antiquité un poison ? Comment peut-on « bien manger » si on oublie que le gras est le support du goût ? De nombreux chercheurs nord-américains tentent de comprendre depuis des années cette diabolisation du gras, comme symptôme de notre modernité historique. On sait déjà que cette haine du gras apparait en Angleterre au moment de la réforme religieuse. Pour le dire simplement : les catholiques romains aimaient le gras, tout comme les français, donc les réformés insulaires vont devoir détester le gras : « Historiquement parlant, les origines de cette réaction peuvent remonter à l’Angleterre du XVIIe siècle, quand la gourmandise et la luxure, le couple infernal, étaient des péchés mortels. La gourmandise ne consistait pas seulement à trop manger mais à consommer trop de nourritures riches en graisses (…) Il y a quatre cent ans, la cuisine riche était quasiment interdite en Grande-Bretagne parce que c’était la cuisine préférée des Français, des Italiens et des catholiques et était perçue comme une menace pour le protestantisme anglais» (Linda Murray-Berzok, « Une question de moralité », in « Malaise, honte, plaisir », revue Sloow, 1994, page 24). La haine du gras fut donc la forme que prit la déclaration d’indépendance à la fois religieuse (protestantisme) et nationale (insularité). Ce mécanisme est bien connu des politologues : on se définit toujours par opposition à son (ses) adversaire(s). On sait aussi que cette haine du gras accompagna celle de la sexualité. Linda Murray-Berzok a pu établir l’importance de ce lien notamment dans la littérature populaire anglaise. Une femme mangeant « gras », une femme obèse serait aussi nécessairement une femme avide de sexualité, une femme incapable de se contrôler, bref une femme dominée par ses pulsions. L’historienne ajoute : « il est éloquent que ce soit Madame Sprat (personnage central de la littérature populaire britannique) et non son mari Jack qui mange gras, restant fidèle à l’image des femmes qui, du moins à partir d’Eve, étaient des créatures luxurieuses aux appétits sexuels avides. » Cette disqualification  morale des personnes obèses concerne aussi aujourd’hui les enfants et les hommes. On a même vu se constituer aux Etats-Unis une association des personnes obèses souffrant de discriminations notamment au travail en raison de leur embonpoint. Linda Murray-Berzok a donc raison de noter que la minceur a été idéalisée pour réprimer le désir sexuel féminin…a contrario de l’ensemble des autres cultures où des formes opulentes ont toujours été symboles de séduction, de réussite sociale, etc. La femme parfaite française du 19e siècle est encore la femme-fruit peinte par Renoir. Le signe de la réussite est le petit bourgeois bedonnant…signe qu’il a su « capitaliser »…La haine du gras est donc aussi un enjeu social et un enjeu de pouvoir. Linda Murray-Berzok note que « Dans la culture américaine, on a toujours enseigné aux femmes à nier la faim et le désir de nourriture et de sexe mais dans le même temps et contradictoirement, on leur demande de donner de la nourriture et du plaisir sexuel aux autres ! » Certaines féministes pensent que cette contradiction est la cause du taux élevé de troubles du désir sexuel et alimentaire chez les femmes. La mondialisation de cette phobie du gras serait donc à mettre en relation avec la domination d’un modèle culturel anglo-américain…et partant du capitalisme. Domination insidieuse : toutes les enquêtes sociologiques réalisées montrent que confrontés à de simples silhouettes en papier corrélées à des jugements de valeur, les personnes jugent toujours les personnes obèses moins dignes de confiance, plus volages : « la « maigre » était jugée comme sexuellement monogame, alors que la « grosse » était considérée comme ayant des meurs légères. S’abandonner à la nourriture riche en graisses signifiait automatiquement et immédiatement s’abandonner dans le domaine sexuel » (Linda Murray-Berzok ). Domination sociale : on sait en effet qu’on peut diagnostiquer l’obésité en fonction de la classe sociale. La haine du gras est donc une forme du mépris des puissants envers les faibles, une forme de racisme de classe qui viendrait conforter le sexisme et parfois le racisme. Le New York Times pouvait écrire en 1992 : « les riches maigrissent, les pauvres vivent grâce aux frites ». Linda Murray-Berzok en conclut : « la répulsion vis-à-vis de la graisse a aussi une connotation de classe. Tout comme la manie de la minceur est un phénomène des classes supérieures et les troubles alimentaires se produisent principalement chez les femmes de cette catégorie, de même les gens prennent du poids au fur et à mesure qu’ils descendent l’échelle socio-économique ». La maxime de la modernité alimentaire (manger pour avoir la forme sans les formes) n’est-elle pas celle d’une société de « killers », d’un monde qui justement ne fait plus société ?

 

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