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Paul ARIES - Site Officiel

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4 septembre 2012

Pour le repos dominical. Contre les nocturnes commerciaux

 

Article de Paul Ariès publié en 2008 dans Le Sarkophage , en plein débat sur ce qui allait devenir la loi Maillié est d'une criante actualité. Extraits :

 

« Le gouvernement Sarkozy a choisi de faire du travail le dimanche le grand symbole de sa politique à la fois antisociale et anti-environnementale au nom du dogme économique parfaitement résumé dans son slogan de campagne « travailler plus pour consommer plus ». Les anti productivistes ne sont pas étonnés que ce pouvoir à genoux devant les milieux d’affaires veuille en finir avec l’un des derniers emblèmes d’une société qui se refuse à être uniquement une société économique composée de forçats du travail et de la consommation. La faiblesse des réactions du mouvement social n’est pas davantage pour nous surprendre car cette remise en cause du repos dominical traduit une victoire bien antérieure dans les têtes... Nous sommes pourtant convaincus qu’il est possible de résister et de créer sur ce terrain un rapport de force qui dépasse les clivages sociaux, politiques ou confessionnels habituels. L’anti productiviste que je suis se moque éperdument que ce jour tombe un dimanche : l’essentiel est que toutes les sociétés ont toujours admis la nécessité d’avoir (au minimum) un « jour différent » pour se livrer à d’autres activités que celles qui assurent la vie économique. Faut-il rappeler que 150 jours au moyen âge n’étaient pas travaillés car consacrées à Dieu ? Je ne fréquente personnellement aucune église mais j’ai, durant toute ma vie, fait mille autres choses le dimanche que travailler ou consommer comme faire la grasse matinée, distribuer des tracts sur le marché, partager un repas avec des amis, faire la sieste, bouquiner, etc. Tout cela n’a vraiment de sens que parce qu’une loi impose au nom de l’intérêt général de rompre avec le rythme habituel, bref à sortir de la routine pour imposer une autre temporalité et avec elle d’autres bruits dans ma ville, d’autres odeurs, d’autres gestes, d’autres regards, etc. (…) On voudrait faire croire que ce combat opposerait les anciens aux modernes voir les adeptes d’un retour au fondamentalisme religieux contre les tenants de la liberté. Le principe du repos dominical n’est pourtant pas si ancien puisqu’il date d’une loi de 1906. Seuls les fonctionnaires (déjà des nantis, n’est-ce pas Sarkozy ?) bénéficiaient depuis 1802 du dimanche chômé. Le « jour du Seigneur » a en effet depuis le siècle des lumières subit moult assauts. Ceux des philosophes qui expliquaient dans l’Encyclopédie que le dimanche devait être travaillé comme les autres jours pour favoriser l’enrichissement de chacun et de tous. Ceux de la révolution française qui imposa son propre calendrier décadaire laïc et tellement plus « rationnel » et « scientifique » que le calendrier chrétien de l’ancien régime. Ceux des milieux d’affaires qui imposèrent une extension progressive du travail le dimanche pour devenir plus compétitif et parce que l’oisiveté serait la mère de tous les vices. Ceux des ouvriers qui préféraient les cabarets du lundi à la fréquentation des églises le dimanche. (…) L’adoption de la loi de 1906 qui fixe le principe de l’interdiction du travail le dimanche est donc l’exemple type d’un compromis social passé entre des forces sociales que tout oppose. La droite et l’église veulent utiliser ce jour pour moraliser la classe ouvrière grâce aux sermons religieux, les milieux d’affaires sont prêts à ce compromis car ils espèrent qu’il mettra fin à la pratique qui se développe alors de prendre des jours de repos en dehors de toute règle notamment en fêtant les plaisirs du « saint lundi » plutôt que le dimanche religieux. Les syndicats veulent bien fêter la saint-dimanche si son caractère religieux est oublié.

Le congé le dimanche accordé par la loi de 1906 n’est donc en rien un jour religieux. L’historien Robert Beck a rappelé qu’une « loi pour la sanctification du dimanche » avait bien été effectivement adoptée en 1814 mais qu’elle était tombée peu à peu en désuétude avant d’être définitivement abolie par une nouvelle loi de 1880 qui donnait la liberté à l’employeur d’accorder ou pas un repos hebdomadaire et d’en choisir librement le jour. Comme l’écrit Beck : en 1906, on réinvente donc, le dimanche mais dans une perspective totalement laïque. La loi postule d’ailleurs dans son article 1 er le principe d’un repos hebdomadaire en le justifiant par des valeurs non religieuses comme la protection de la famille et le droit au repos. Le choix du dimanche n’apparaît que dans l’article 2 comme s’il s’agissait d’un pur hasard. L’adoption de cette loi modifia en fait principalement la vie des employés du commerce car la grande majorité des ouvriers avait déjà obtenu par leurs luttes le repos dominical.

La France fut l’avant dernier pays européen à introduire le principe du repos hebdomadaire. Le patronat rechignait en effet à abandonner le libre choix du jour de repos et préférait autrement le voir attribuer aux élus locaux sur lesquels il savait pouvoir peser efficacement : il obtiendra d’ailleurs que les domestiques et les ouvriers agricoles soient exclus de ce droit. Le repos dominical ne se généralisera véritablement qu’au lendemain de la première guerre mondiale en écho à l’adoption de la journée de huit heures qui permet aux ouvriers de faire leurs courses un autre jour de la semaine et rend possible la fermeture des petits commerces.

Les milieux d’affaires vont profiter de l’affaiblissement du syndicalisme et de la généralisation des modes de vie capitalistes pour développer, dès les années 1980, une très forte pression dans le secteur des seules grandes surfaces (hors commerce de bouche dans un premier temps) puis de tout type de commerce pour obtenir une libéralisation de la loi de 1906. Les arguments avancés sont en partie traditionnels (assurer la rentabilité économique, sauver les emplois) et en partie plus modernes : satisfaire la demande légitime des consommateurs... La gauche a pesé d’abord de tout son poids pour garantir le principe du repos dominical. Un rapport du CES de 1989 détruit chacun des arguments de la droite et des milieux d’affaire. Non seulement l’abolition de la loi de 1906 entrainerait la destruction des commerces de proximité, l’exclusion familiale et sociale des salariés du dimanche mais elle renforcerait la tendance au consumérisme préjudiciable socialement, financièrement et écologiquement. La victoire du sarkozysme va inverser le rapport de force car, face à une gauche aphone et à un mouvement écologiste affaibli, il devient possible de justifier cette régression au nom de la défense du pouvoir d’achat, de la liberté de travailler et de consommer et des libertés locales.

La question de l’ouverture des commerces le dimanche a ressurgi au lendemain de l’intervention télévisée de Sarkozy, le 29 novembre, sur le pouvoir d’achat. Il y affirmait son souhait de voir élargies les possibilités de travailler le dimanche, en posant deux conditions : que les salariés soient volontaires, et que les heures travaillées leur soient payées le double. Quelques jours plus tard, Xavier Bertrand annonçait les contours d’une nouvelle législation destinée à entrer en vigueur en 2008. Un nouveau pas était franchi le 14 décembre avec l’adoption d’un amendement UMP au projet de loi Chatel sur la concurrence, qui autorise l’ouverture le dimanche des "établissements de commerce de détail d’ameublement" . À l’Assemblée, Pierre Méhaignerie, le président de la commission des affaires sociales, et de nombreux députés UMP sont montés au créneau pour dénoncer cette modification de la législation sur le travail dominical au détour d’un projet de loi sur la consommation. Jean-François Copé, le président du groupe UMP, a chargé Richard Mallié d’une étude sur la question, afin de faire des propositions lors de la loi de modernisation sociale de 2008. Le patronat tout en marquant visiblement des points a choisi de rester relativement discret : la présidente du Medef, Laurence Parisot, se dit certes favorable à l’ouverture des grandes surfaces "huit ou dix dimanches de plus" par an, ce qui porterait à 13 ou 15 le nombre d’ouvertures autorisées, mais elle se garde bien de parler d’abroger la loi de 1906...

Le Medef sait que le rapport de force joue en sa faveur et que les meilleurs arguments sont ceux que lui apportent des économistes à la botte et les désirs de nombreux consommateurs. Les syndicats de salariés sont certes opposés à toute abrogation de la loi de 1906. Mais sur ce terrain comme sur beaucoup d’autres, ils estiment que le combat est perdu d’avance. Mieux vaudrait donc accompagner la réforme pour limiter la casse que s’y opposer frontalement. Le rapport que le CES vient de rendre (décembre 2007) est tristement révélateur de cette défaite : certes, il affirme que le travail dominical ne doit pas être banalisé mais c’est pour mieux accepter le principe d’assouplir la législation, avec des décisions « au plus près des territoires ».Cette attitude qui se veut contre le « tout ou rien » et pour un « dosage » local reprend l’argumentaire des milieux d’affaires en parlant de la nécessaire prise en compte de « l’intérêt manifeste du consommateur » et de la nécessité de respecter le volontariat... L’argument est doublement spécieux : parler de volontariat est absurde lorsqu’on connait un tant soit peu les pratiques de management en vigueur dans le monde doré des entreprises. C’est aussi faire peu de cas de l’intérêt général contre lequel le volontariat pèse tout de même peu. Faudrait-il accepter que l’on puisse payer des salariés au dessous du SMIC s’ils sont volontaires ou de ne pas appliquer des normes de sécurité s’ils sont d’accords ?

La résistance peut-elle venir des milieux religieux ?

La déclaration du Pasteur Claude Baty au nom de la Fédération protestante de France est troublante : certes, nous sommes d’accord avec lui pour dire qu’avec l’abandon du repos hebdomadaire, la religion de la consommation devient plus encore le culte officiel de la France mais pourquoi fait-il aussitôt de cette déclaration une position de principe contre la laïcité et la lutte antisectes ? « Ceux qui suspectent sans cesse les mouvements religieux d’égarement, sont curieusement muets devant le lavage de cerveaux que subissent adultes et enfants par le biais d’une publicité omniprésente, particulièrement en ce temps de Noël ! Ces défenseurs des innocents semblent indifférents à la frénésie consommatrice, à moins qu’ils n’en soient eux-mêmes le clergé ! Un comble ! » Est-ce vraiment parce que le France de 2007 est laïque que Sarkozy s’apprête à violer la loi de 1906 alors même que le principe du repos hebdomadaire est justement une conquête de la république laïque ? Les déclarations du Père Marc Aillet, vicaire général du diocèse de Fréjus-Toulon, ne nous conviennent guère mieux car cet homme d’église déclare ne pas savoir comment défendre le repos hebdomadaire ce « pilier de vie chrétienne et humaine, quand la sanctification du dimanche a progressivement déserté la conscience catholique depuis des décennies » ; « Cette désertion rend peu crédible aujourd’hui notre combat » ; « notre démission est la première cause de la banalisation actuelle du dimanche » ; « Il faut redonner une dimension sociale et communautaire à notre dimanche pour espérer avoir un impact sur la société »... Voilà que la laïcité serait pour lui aussi responsable de la religion de la consommation... ce qui lui évite de s’interroger sur le fait que ce viol du dimanche est le fait d’un président qui affiche pour lui-même (ce qui est son droit) sa foi mais aussi pour la société (ce qui est inacceptable). Non Pasteur Baty et Père Aillet, la laïcité n’est nullement en cause mais la loi du fric...

 

Trois fois « non » au travail le dimanche

« Non au travail le dimanche » pour des raisons de responsabilité environnementale. Nous ne devons pas apprendre à consommer et à travailler plus mais moins et autrement. L’ouverture des grands magasins le dimanche c’est la mort programmée des commerces de proximité, ce sont des millions de consommateurs avides de produits gadgets et d’achats d’impulsifs, ce sont des millions de camions de plus sur les routes chaque week-end, c’est la généralisation de ces banlieues immondes qui pub-tréfient nos paysages, c’est l’engrenage du devoir trimer plus pour pouvoir consommer davantage de choses inutiles.

« Non au travail le dimanche » pour des raisons sociales car les premières victimes « volontaires » seront ces salariées (souvent féminines) jetables, payées au rabais, cette génération à 1000 euros courant de petits boulots en stages interminables. Le travail le dimanche est un engrenage car après le secteur du commerce, ce sera le tour de ceux des transports, de la sécurité, des banques, de l’entretien, de la maintenance, de la restauration d’entreprise, etc., Les mêmes expliqueront demain qu’il faut ouvrir « 24 h sur 24 » pour que les « salariés du dimanche » puissent faire leurs courses ou accomplir leurs démarches administratives. Lorsque chaque jour de la semaine et chaque heure de la journée équivaudra à un autre, on expliquera doctement qu’il faut en finir avec ce privilège datant d’une époque moyenâgeuse.

« Non au travail le dimanche » pour des raisons de conception de la vie humaine car nous avons tous besoin d’un jour différent pour faire autre chose que produire et consommer, un jour qui nous soit commun, un jour pour être en famille, pour se faire plaisir, pour aller à la messe ou sodomiser son pacsé. Nous avons donc plein de bonnes raisons pour nous refuser ce jour là en tant qu’homo-oeconomicus, pour dire « basta » au travail et à la consommation, pour simplement découvrir la joie de vivre et de partager un temps non économique.

Non aux « nocturnes commerciaux » Les anti-productivistes seraient tout autant pour un vendredi, un samedi et un dimanche chômés : cela pourrait s’appeler la semaine des 32 heures en quatre jours... Catholiques, juifs et musulmans y trouveraient leur dieu et l’athée que je suis y trouverait aussi son compte. Ne serait-ce pas déjà une façon de concilier les contraintes environnementales avec notre souci de défendre une vie qui vaille d’être vécue car pas uniquement et principalement économique ? Je n’aime pas travailler les vendredis, les samedis ni les dimanches mais pas le soir non plus. Je suis un adepte du droit à la nuit : extinction des lumières pour profiter de la vie. Fermeture déjà des magasins à une heure qui permette à chacun de jeter sa télé et de raconter de belles histoires à ses enfants (ou à sa compagne/compagnon qui a droit aussi à ce partage...).»

 

 

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4 septembre 2012

Intervention de Paul Ariès, Conseil scientifique ATTAC – 17 Juin 2011

 

 Je ne ferai pas un exposé classique sur la décroissance. Déjà parce que chacun est bien informé et possède donc sa propre perception de ce mouvement. Il n’y a pas d’ailleurs une position d’ATTAC sur la décroissance mais une pluralité de lectures, variables selon les militants et évolutives. Cela tombe bien car il n’y a pas davantage d’unité politique de la décroissance. J’ajoute que la décroissance est souvent chez elle à ATTAC au regard du nombre de militants, de collectifs qui pensent avec/autour de nos thèmes. Ensuite parce que la décroissance n’existe pas au sens d’un dogme qu’il faudrait adopter ou rejeter en bloc. La décroissance est d’abord du côté du questionnement. Elle rime avec décroyance, avec une pensée qui ne gèle pas en doxa . Enfin parce que la décroissance à majuscule n’existe pas davantage. Elle n’existe pas et ne peut exister pour deux raisons. Tout d’abord, la décroissance n’est pas un concept scientifique. Il n’y a donc pas lieu d’en débattre à ce niveau. Serge Latouche a ainsi toujours affirmé que la notion qu’il a réellement dans la tête est celle d’a-croissance. Je répète, depuis 1992, que la décroissance est simplement un mot-obus permettant de penser autrement. Autrement dit la décroissance n’est surtout pas l’inverse de la croissance, ce n’est pas la récession et son cortège de misères sociales et d’austérité. Cela ne signifie pas bien sûr, comme a pu le montrer Fabrice Flipo que la décroissance n’aurait pas de sources scientifiques, philosophiques, esthétiques, politiques. Je ne reviendrai pas ici sur ces fondements bien connus de chacun. Cela ne signifie pas non plus qu’elle n’aiderait pas à accoucher de nouveaux concepts mais aussi de nouveaux combats (mobilisations), de nouvelles espérances (E. Bloch). Je le répète volontiers : la décroissance n’est pas un concept scientifique et j’ajouterai que c’est très bien ainsi. Mais alors à quoi sert-elle ? Je dirai qu’elle est d’autant plus justifiée qu’elle suscite encore et toujours des résistances. Elle a donc une fonction de poils à gratter idéologique (mais pas uniquement). Ce combat de l’antiproductivisme et de l’anticonsumérisme n’est pas gagné. Deux indices dans le champ politique. J’avais proposé lors de la transformation de la LCR en NPA d’aller plus avant et de parler de NP2A (anticapitaliste et antiproductviste). J’avais proposé au moment de la fondation du Parti de Gauche de parler de Parti de gauche écologique. Je n’ai pas été suivi. Et pourtant l’histoire prouve qu’être partisan du socialisme ne suffit pas pour être antiproductiviste, ni même écologiste (le pétrole socialiste n’est pas plus « écolo » que le pétrole capitaliste et le nucléaire socialiste n’est pas davantage autogérable). Hervé Kempf a sorti sa calculette lors de la parution du projet socialiste 2012 : le mot « croissance » y présente la plus grande occurrence. Nous verrons ce qu’il en sera de l’écologie politique et de l’antiproductivisme dans les projets d’EE-Les-Verts, du Front de gauche ou du NPA.

La décroissance à majuscule n’existe pas pour une seconde raison…j’ai pu lire parfois qu’il y avait autant de décroissances que d’objecteurs de croissance. Ce n’est pas tout à fait exact. Ce qui est vrai c’est que la décroissance (comme toute chose) pourrait déboucher sur le pire comme sur le meilleur. Le pire serait une décroissance revisitée par l’extrême droite, une décroissance revisitée par le Medef (on se souvient de son atelier sur la « décroissance prospère »), le pire serait une décroissance du « Ni gauche ni droite » donc de droite, une décroissance au service de forces réactionnaires. On le voit dans le champ religieux avec, d’un côté, des adeptes d’une décroissance qui frise l’intégralisme, par haine de la modernité, par rejet du matérialisme philosophique, avec des OC « cathos » de droite et de droite extrême qui se la jouent « antiécomicistes » à la sauce de l’Action Française, à la façon des vieux courants contre-révolutionnaires (de Bonald et consort) et, d’un autre côté, tous ceux qui pensent, avec les « cathos » de gauche, que l’objection de croissance est la fille des théologies de la libération.

Beaucoup de critiques de la décroissance sont tombées dans le travers de confondre ces différents courants…pour les rejeter en bloc. Nous avons pourtant entrepris très vite un travail de bornage vis-à-vis de ces courants. Nous l’avons fait vis-à-vis de certains auteurs (comme de Benoist). Nous l’avons fait vis-à-vis de certains mouvements politiques comme les Identitaires, Egalité et réconciliation (Soral) et même une frange du F.Haine. Nous l’avons fait en essayant de comprendre quels étaient les chemins qui pouvaient conduire d’une rive à l’autre, en essayant de les boucher. C’est pourquoi nous sommes si fermes sur une série de questions comme le malthusianisme (pas seulement démographique), la démocratie, notre propre conception de la relocalisation, comme celle du contenu nécessairement de classe de la décroissance. De telles ambigüités ne sont pas propres à la décroissance mais à toute alternative. Le socialisme a pu aussi accoucher du pire et l’altermondialisme n’a cessé –tout comme l’antimondialisme- d’être instrumentalisé par les extrêmes droites. Tout dépend donc du contenu. Tout dépend de ce qu’on en dit, de ce qu’on en fait…Mais que personne ne se méprenne : l’immense majorité des OC est de gauche (issue des différentes familles des gauches). Le courant droitiste honteux, celui du « Ni droite ni gauche » sont très minoritaires même s’ils disposent de moyens éditoriaux leur assurant une bonne visibilité, à défaut d’une lisibilité. Ce compromis entre les différentes familles d’OC, à l’exclusion de celles d’extrême droite, a été un choix partagé par de nombreux OC des gauches. Ce choix était fondé sur la conviction que les OC de gauche étaient trop faibles pour peser efficacement et durablement sur les courants productivistes des gauches, mais assez forts au sein des milieux de la décroissance pour que leurs thèses l’emportent (pas nécessairement dans les médias) mais dans les réseaux militants (je songe d’abord aux collectifs locaux d’ATTAC). Ce compromis difficile a été fissuré puis rompu depuis quelques mois...

1)    Désaccord sur des thèses : le système connaitra-t-il une panne sèche –version énergétique du malthusianisme- ou trouvera-t-il encore de quoi nous pourrir la vie pendant longtemps, avec ce que Geneviève Azam a pu nommer la « malédiction des gaz de schiste » ? S’agit-il en matière alimentaire par exemple de pénurie ou d’un scandale politique ? S’agit-il que chacun consomme moins (en parlant de décroissance soutenable) ou la décroissance est-elle tout, sauf cela, dans la mesure où elle doit avoir un contenu de classe, où il s’agit justement de sortir du cercle de la consommation pour faire primer les valeurs d’usage –et déjà celle de nos propres vies- sur la valeur d’échange ? Autre clivage important résumé par Philippe Corcuff à propos du mouvement antipub ou, ajouterai-je, du choix de certains décroissants de faire de Nicolas Hulot leur principal adversaire, non pas en raison de la « droitisation » de la pensée qui affecte tous les camps y compris l’écologie, mais du refus du système médiatique. Philippe Corcuff nous incite à ne pas sombrer dans une vision misérabiliste qui consiste à ne plus croire dans les capacités critiques des gens ordinaires mais à être obsédé et fasciné par le spectacle de leur supposé aliénation totale. Ce choix est celui de l’impuissance. Il est aussi celui du dédain vis-à-vis des gens de peu (Pierre Sansot).

2)    La majorité des OC n’est encartée nulle part mais ceux qui le sont iront divisés aux élections de 2012 avec, d’un côté, le choix très minoritaire du POC d’une candidature du « ni droite ni gauche », refusant par exemple de porter la revendication d’un revenu garanti, d’un autre, les choix des autres réseaux (PPLD, MOC) de travailler, dans la division, sur la base d’une dotation inconditionnelle d’autonomie, d’un projet de « socialisme de la décroissance ». Le déclencheur de cette rupture a été la question de la gratuité. Les courants droitistes honteux et ceux du « ni droite ni gauche » estimant que la gratuité va tuer la décroissance (sic), les autres courants soutenant qu’elle est la condition même de la décroissance. On ne changera pas le monde en culpabilisant les gens (« Salauds de pauvres qui osez revendiquer alors qu’il y a le feu à la planète ! »), mais en donnant envie de changer, en suscitant le désir.

 

Conséquences de cette scission politique au sein de la décroissance  : d’un côté, la publication d’une série de textes politiques et théoriques faisant rupture, celui de Serge Latouche dans le Sarkophage de mai soutenant que notre décroissance est nécessairement de gauche et ajoutant que la décroissance est la grande chance historique de la gauche, celui d’Alain Accardo dans le Sarkophage de juillet expliquant en quoi le clivage droite/gauche est toujours opérationnel ; ceux de l’ouvrage collectif à paraitre aux éditions Parangon avec un texte de Michel Lepesant titré « le socialisme de la décroissance », celui de Thierry Brugvin affirmant que notre décroissance est non seulement celle du socialisme mais celle d’un socialisme autogestionnaire, etc. Autre conséquence : la crise ouverte au sein du mensuel La Décroissance avec la censure de plusieurs textes jugés hétérodoxes, mon exclusion de la responsabilité des pages politiques puis du journal lui-même, une Lettre Ouverte à Vincent Cheynet, rédacteur en chef signée par de nombreux intellectuels de la décroissance, pour protester contre les accusations diffamantes et le sectarisme idéologique …

 

La décroissance est donc de gauche sans aucune équivoque possible. C’est vrai en France où le débat traverse toutes les sensibilités des gauches (à l’exception notable de Lutte Ouvrière, à ma connaissance), c’est vrai en Suisse où l’un des principaux animateurs des réseaux de la décroissance est le député communiste Josef Zisyadis (membre du POP), c’est vrai aussi en Belgique avec la présence au sein du mouvement des Objecteurs de croissance de l’ex-député socialiste Jean Cornil. Il est donc clair que la décroissance ne veut pas affamer les peuples (sic) ni faire tourner la roue de l’histoire à l’envers (resic) mais qu’elle entend au contraire être au service des dominés, des « sans ». Nous le faisons peut être mal, mais nous ne cessons jamais d’être du côté des combats contre l’exploitation, contre les dominations. Allons plus loin, nous ne cessons de dire que des choses doivent « croitre » même en France (c’est d’ailleurs pourquoi nous prônons la gratuité notamment des quatre grands piliers de vie : le logement, l’alimentation, l’éducation et la culture et la santé). Nous ajoutons simplement que cette décroissance équitable et sélective se fera dans un contexte global de décroissance (avec priorité à l’institutionnalisation des communs). La décroissance est donc autant anticapitaliste que d’autres courants des gauches. Elle partage aussi les combats pour l’universalisation des droits : le bien vivre se traduit en droits concrets, droit à l’eau, droit à la souveraineté alimentaire, énergétique, aux déplacements urbains gratuits, etc. On peut ne pas partager tout ou partie des thèmes ou du vocabulaire de l’Objection de croissance mais elle appartient incontestablement au camp de l’émancipation.

La crise actuelle qui affecte les milieux de la décroissance est une crise de maturité (je n’oserai pas parler de crise de… croissance). Autant il était possible (je n’ai pas écris facile) de fédérer les diverses sensibilités tant que nous critiquions ce qui ne va pas, tant que nous campions sur le versant négatif de la critique … autant cela devient impossible dès lors qu’il s’agit de construire un véritable projet politique, de lui donner un contenu de classe, une dimension libératrice. On pourrait, bien sûr, s’interroger sur le bien-fondé de ce compromis qui a contribué à une certaine confusion idéologique (vue de l’extérieur), ou à donner l’illusion d’une unité de points de vue qui n’a jamais existé (par exemple sur la question de l’Etat inséparable selon moi de la critique du capitalisme ou sur les questions « LGBT », (anti)spécisme, etc). La réponse est simple : les questions que nous posons l’ont été mille fois dans l’histoire mais à chaque fois les gauches sont retombées dans les mêmes ornières, celle du productivisme, celle de l’économicisme. Althusser recommandait parfois de tordre le bâton à l’envers…C’est ce que nous avons fait… avec un certain succès (beaucoup de membres d’ATTAC ont bougé sur ces questions notamment des économistes). La décroissance que j’aime fait donc du neuf avec du vieux c’est à dire qu’elle recycle de vieux débats qui ont marqué l’histoire des mouvements révolutionnaires, socialistes, communistes et libertaires, qui ont marqué naturellement l’histoire de l’écologie politique. La décroissance revisite cette histoire dans un contexte particulier. Celui de l’échec des « socialismes réels » (soviétisme, social-démocratie, « socialisme par en bas » avec notamment le mouvement coopératif) ; celui de la crise systémique qui oblige à (re)penser une réponse globale. La décroissance a le grand mérite de rappeler que le capitalisme c’est trois choses, trois choses aussi importantes les unes que les autres. Le capitalisme c’est d’abord un système de production des richesses fondé sur la valeur d’échange et sur l’exploitation du travail. Cela, les gauches et l’écologie savent encore bien le dénoncer. Le capitalisme c’est aussi un système d’imposition de styles de vie, de produits qui lui sont spécifiques. Les gauches et même les milieux de l’écologie politique ont largement perdu cette critique du mode de vie capitaliste. Le capitalisme c’est enfin une réponse à nos angoisses existentielles. La réponse capitaliste est le « toujours plus » (de richesses, de pouvoir). C’est la confusion entre la croissance économique et celle en humanité. Notre slogan « moins de biens, plus de liens » montre bien que, pour nous, la question politiquement n’est pas celle d’une « respiritualisation » mais de la reconnaissance de la centralité de la « fabrique de l’humain » (inventions des communs et liens sociaux). Tant que nous n’aurons pas d’autres dissolvants d’angoisse existentielle aussi forts que ceux du capitalisme nous ne serons que dans des combats défensifs. C’est pourquoi j’appelle, avec le Sarkophage depuis 2007, à marier nos mots-obus (anticapitalisme, antiproductivisme, décroissance, anticonsumérisme, etc) avec des mots chantiers (relocalisation, ralentissement, coopération, choix d’une vie simple, planification démocratique écologique, gratuité du bon usage, etc.). C’est pourquoi nous travaillons avec des dizaines de municipalités, avec des communautés d’agglomération qui sont, pour nous, autant de laboratoires pour expérimenter des petits bouts de solution et, surtout, surtout, nous mettre à l’écoute d’un autre socialisme en souffrance. La décroissance campe résolument du côté des transitions à opérer tant au niveau local/national (avec nos mots chantiers) qu’au niveau mondial (avec la notion de justice écologique cf : mon intervention au colloque du Parti de Gauche à l’Assemblée Nationale, juin 2011). C’est pourquoi nous remettons en cause la centralité du travail (aliéné), ce qui ne signifie nullement que nous ne considérons pas que le travail est la source de la création des richesses, mais qu’il faut un autre équilibre entre travail et loisirs, qu’il faut apprendre à vivre avec d’autres modes de vie moins consommateurs, que la société se doit de donner à chacun de quoi vivre frugalement certes, mais de façon sécurisée et ceci sans contrepartie, que cette socialisation des revenus est le meilleur « symptôme » des cultures populaires fondées sur le partage. C’est pourquoi je suis convaincu qu’il nous faut nous mettre à l’école du « Buen Vivir », que ce chemin est aujourd’hui le plus fécond (mon prochain ouvrage à paraitre « le socialisme gourmand », La découverte).

Nous ne pouvons qu’être de gauche, d’une autre gauche, et anticapitalistes car le capitalisme est intrinsèquement productiviste : il n’y a pas de capitalisme sans accumulation, pas de prospérité sans croissance. Le socialisme a été conjoncturellement productiviste. Je crois en la possibilité d’inventer un nouveau socialisme sans croissance. Je ne fais ici que répéter trop rapidement ce que nous disions, dès 1978, avec Rudolf Bahro et tous les théoriciens en quête de ce chemin.

La décroissance revisite donc l’histoire/mémoire du mouvement socialiste (cf : mon livre La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance ), mais comment le fait-elle ? Il faut reconnaitre qu’elle a su le faire de façon radicale, qu’elle a produit du « dissensus » à la fois sur le plan théorique et pratique. Elle l’a fait à sa façon provocante, par exemple, lorsqu’elle rappelle la place des poètes dans la Résistance et demande combien de poètes au sein du Conseil scientifique d’ATTAC. La décroissance a-t-elle produit également des effets dans la société ? La décroissance a incontestablement contribué à faire bouger les lignes. Jean-Luc Mélenchon, dans le Sarkophage de juillet 2011, fait son outing antiproductiviste. Il dit ce qu’il doit à l’écologie politique, aux objecteurs de croissance. Il précise qu’ils doivent encore et encore convaincre. André Chassaigne, député communiste, rend hommage dans le premier chapitre de son livre aux questionnements de la décroissance, même s’il ne nous suit pas dans de nombreux domaines, notamment le nucléaire. La décroissance a fait bouger aussi les syndicats (pas assez j’en conviens). Deux exemples récents. ELA, principal syndicat du Pays-Basque Sud, qui vient juste de célébrer son centenaire, avec ses 140 000 membres, ses 35 % de voix aux élections, son taux de syndicalisation de 10,5 % est adepte d’un syndicalisme de rupture avec le mythe croissanciste ; la CNE, premier syndicat de salariés en Belgique francophone, avec ses 150 000 membres a adopté lors de son dernier Congrès une motion affirmant que « la croissance ne fait pas le bonheur » : « Nous contestons l’idée que la croissance économique, entendue comme croissance du PIB, soit la principale condition du développement du moins dans les pays riches. Bien qu’elle ait permis par le passé de réels progrès, la croissance économique bute aujourd’hui sur les limites écologiques et sociales et n’a pas empêché la détérioration des conditions de travail et de vie d’une large partie de la population, y compris dans les pays industrialisés » (motion 169/0/5). Attention, je ne dis surtout pas que la décroissance a fait bouger les lignes toute seule, je dis qu’elle participe d’un mouvement beaucoup plus large, d’un mouvement polyphonique, d’un mouvement planétaire, un mouvement qui combine la remise en cause de la croissance avec la nécessité de camper sur le versant positif de la critique. J’insiste : ce second aspect est aussi important que l’objection de croissance. On se souvient lors du grand conflit social en Martinique et Guadeloupe de l’impact de l’Appel des 8 intellectuels en faveur de la repoétisation de nos existences, en faveur de mots d’ordre qui rejoignent ceux de la décroissance. Ce débat partage aussi le LKP et c’est bien ainsi (Le Sarkophage de septembre 2011 reviendra sur cette question). J’ajouterai que la décroissance doit se mettre à l’école de ce qui se cherche dans les pays du Sud. Je pense notamment au mouvement pour le Buen Vivir, pour la vie bonne, pour une vie pleine, etc. Ce bien vivre n’est pas le bien être entendu au sens de la société de consommation, il s’agit d’un autre rapport à soi, aux autres, à la nature. Le Bien vivre n’est pas simplement un discours généreux. Il a déjà des effets théoriques, politiques, pratiques avec, par exemple, le principe de non-extraction, avec le projet Yasuni-ITT. Nous avons mené ce débat au sein du Sarkophage avec Alberto Accosta, le père du mouvement du Buen vivir, ancien Président du Conseil constitutionnel de l’Equateur, jusqu’à constater notre accord global notamment sur trois choses : avec le principe de non-extraction, il ne s’agit pas de remplacer le pétrole par une autre énergie pour développer les mêmes modes de vie ; la meilleure façon de soutenir le projet Yasuni-ITT c’est de créer 1000 projets Yasuni, c'est-à-dire, chez nous aussi, de laisser dans le sous sol les ressources rares ou les plus dangereuses (comme les gaz de schiste) ; le meilleur principe à opposer au capitalisme productiviste c’est la gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l’interdiction, du mésusage, c’est donc la construction des communs. Cette gratuité est une gratuité économiquement construite, politiquement construite, socialement, culturellement, anthropologiquement construite (cf : le Hors série du Sarkophage : Vivre la gratuité, 2011). Le Buen Vivir, c’est le refus du mythe de la croissance mais aussi celui du développementalisme, c'est-à-dire cette idée que quelque chose pourrait croître sans limites. Le Buen vivir c’est donc une incitation à penser le symbolique et l’institutionnel mais aussi à guérir des blessures de notre sensibilité. Le Buen vivir c’est le retour des partageux puisque la grande question posée est celle du partage d’un autre gâteau car l’actuel est indigeste. Ces grandes questions sont celles habituelles des gauches radicales : que produit-on ? Comment ? Et pour satisfaire quels besoins sociaux ? Notre décroissance sélective et équitable sous-entend donc que des choses doivent croitre et d’autres décroitre, que des millions de personnes en France manquent de l’essentiel, qu’il s’agit dans ce contexte d’opter pour une option préférentielle pour les pauvres, mais que nous devons privilégier la sphère non-marchande au détriment de la sphère marchande, changer notre hiérarchie des revendications, plutôt la lutte pour la déséconomisation (revenu garanti versé au maximum sous une forme démonétérisée) plutôt que de lutter pour augmenter le pouvoir d’achat (ce qui entretient le système et contribue à casser les cultures populaires). J’ai aussi un accord avec Alberto Accosta sur le fait que le Bien vivre, c’est la lutte des classes débarrassée de tout déterminisme historique, c’est la lutte des classes mais aussi la défense des identifications populaires (je parle bien d’identifications au pluriel, et non pas d’identité fermée, donc très loin de tout essentialisme). Je suis convaincu que si l’Amérique du Sud est le seul continent où le socialisme se conjugue toujours au présent (avec les limites, les contradictions que l’on sait…) c’est parce que les gauches ont su y épouser les milieux populaires, parce qu’elles ont su aussi parler avec leur cœur et leurs tripes et pas seulement avec la logique de l’intérêt (je renvoie au débat avec la politologue belge Sophie Heiné), retour de la passion mais aussi retour de la morale en politique (Entretien Yvon Quiniou, philosophe marxiste, Ariès in L’Humanité). La décroissance a contribué à rendre plus attentif à de nombreux enjeux. Nous ne disons pas détenir toute la vérité mais un morceau incontournable. Acceptons enfin cette idée que notre diversité est une vraie richesse. Je veux donner un exemple concret : un des membres de l’équipe du Sarkophage est un militant anar… au milieu de copains et de copines issus des autres familles des gauches antiproductivistes. Ce militant anar a une sensibilité plus forte à certains enjeux majeurs. La décroissance a aussi dans certains domaines une hypersensibilité. Nous avons été très actif contre le Grenelle des dupes et ceci dès août 2007, nous avons été très réactif face au « capitalisme vert » c’est à dire au désir d’adapter la planète et l’humanité aux besoins du « toujours plus ». Le point de vue de la décroissance rend aussi plus attentif à ce que le capitalisme fait à la sensibilité, comment il nous insensibilise.

J’entends bien la critique contre le terme même de décroissance puisque je suis convaincu que les mots sont extrêmement importants. Nous avons besoin de mots pour rêver, penser, se révolter, construire. Certains mots de nos combats du XIXe et du XXe siècles ont été salis, usés, vidés de leur sang et de leur charge émotionnelle positive. Le terme de décroissance est donc là provisoirement pour dire cet « éco-socialisme en souffrance », pour témoigner de ce « buen vivir » qui s’invente, pour dire et répéter que l’anticapitalisme sans l’antiproductivisme/anticonsumérisme est une impasse criminelle. Lors du colloque de 1992, j’étais intervenu pour dire qu’il ne fallait pas être prisonnier de notre ennemi, qu’à force d’être contre, on finit par être « tout contre », c’est à dire par porter notre ennemi sur notre dos. J’aurai aimé que nous puissions camper dès 1992 sur le versant positif de la critique, mais je n’avais aucun « gros mot » capable de fédérer les courants de gauche, ceux du « Ni droite ni gauche » et ceux de droite, je n’ai donc pas été suivi et c’est… tant mieux. C’est tant mieux, car le terme de décroissance fonctionne malgré, ou plutôt grâce, à ses insuffisances. Cela devrait nous interroger plutôt que nous offusquer. Est-ce que le terme de décroissance sera remplacé un jour par un autre ? C’est possible et même certain. On voit déjà poindre les notions d’objecteurs de croissance, d’objections de croissance moins négatives. Je crois personnellement que nous devrons construire d’autres signifiants et nous mettre, pour cela, déjà à l’écoute de ce qui se cherche : le « Buen vivi »r, le « sumak kawsay », l’eudémonia (vie bonne), les jours heureux du CNR et les nouveaux jours heureux des collectifs citoyens-résistants, la vie pleine, le convivialisme, la sobriété joyeuse,  le socialisme gourmand… bref autant de symptômes langagiers d’un désir de passer ENFIN sur l’autre versant de la révolution. Cet autre versant c’est celui du socialisme du désir, du grand désir comme dirait Raoul Vaneigem, du désir de vivre, de la jouissance d’être face à une jouissance d’emprise qui est celle du capitalisme. Je persiste à penser que les courants de gauche de la décroissance et ATTAC ont beaucoup de choses à se dire, beaucoup à s’apporter mutuellement. Nous devons continuer, de part et d’autre, nos efforts pour faire avancer sur le plan théorique/pratique l’objection de croissance, l’antiproductivisme, l’anticonsumérisme, pour faire avancer aussi sur le plan théorique/pratique une nouvelle façon de construite une alternative. Oui, comme le dit Miguel Benasayag nous ne pourrons peut être pas changer ce monde, mais rien ne nous interdit de tenter d’en construire un autre. J’ajouterai que je n’ai pas le fétichisme des mots… Si vous n’aimez pas la décroissance alors soyez Objecteurs de croissance, soyez antiproductivistes, anticonsuméristes, partisans du Bien vivre… Nous avons lancé en 2007 Le Sarkophage justement parce que certaines questions n’avaient pas droit de citer dans le mensuel la décroissance (comme la gratuité), nous l’avons fait aussi pour poser les mêmes questions avec un autre registre de vocabulaire (celui de l’antiproductivisme). L’essentiel est que nous avancions ensemble pour remettre en cause le culte de la croissance (bleue, rose, rouge ou verte), pour nous libérer de l’économisme (cette idée que plus serait nécessairement égal à mieux), pour réintroduire du dissensus, je dirai presque de la dissidence.

 

 

4 septembre 2012

Pour une alimentation écologiquement et socialement responsable, colloque alimentation et écologie (2)

 

On débat largement des politiques agricoles mais moins des politiques alimentaires. Les gauches antiproductivistes et les écologistes antilibéraux engagent pourtant avec raison une remunicipalisation de la restauration scolaire afin d'inventer d'autres politiques alimentaires que celles que voudraient nous imposer le FMI, l'OMC et les autres grandes institutions mondiales au nom de l'hygénisme et du « réalisme ».. Ce combat est celui qu'il faut frayer face aux délires des puissants. La table moderne se caractérise par sa destructuration : on mange de plus en plus n'importe quoi, n'importe où, n'importe comment, n'importe quand et avec n'importe qui (au regard des tables anciennes)....Cette destructuration de la table n'est pas accidentelle : elle a été la condition pour développer une agriculture productiviste. Nous ne pourrons revenir à une alimentation écologiquement et socialement responsable que si nous (re)symbolisons et (re)ritualisons nos façons de manger. Cette table plus responsable écologiquempent et socialement sera également plus goûteuse. Une vie comprend environ 100 000 repas (sans compter les apéritifs, cocktails, goûters, grignotage). L'alimentation hors foyer en représente 50 %.  La restauration collective (restauration scolaire, d'entreprise, hospitalière, pénitentiaire, etc) représente environ la moitié de ces 50 % : les pouvoirs publics disposent donc d’un bon levier.

L’alternative est entre des politiques alimentaires responsables qu'il nous faut inventer et une fuite en avant techno-scientiste vers une séparation progressive de l’agriculture et de l’alimentation, avec, par exemple, après les OGM, l’introduction massive de nano-aliments (comme l’utilisation de nanocapsules pulvérisées sur les grains de café et qui éclatent lorsqu’on verse de l’eau chaude afin de libérer leur substance), ou d’aliments industriels (comme la création de viande artificielle à partir des techniques utilisées pour la création de peau artificielle comme le recommandent des experts... ). Nous ne pourrons choisir des politiques responsables si nous oublions le reste du monde. La FAO estime certes que l'on est passé d’une consommation moyenne mondiale de 2358 kilocalories par jour et par personne en 1965 à 2803 Kcal en 1998, mais cette surconsommation calorique concerne bien sûr les pays riches et émergents. Les autres nations s’enfoncent en revanche dans une malnutrition chronique. On rappellera aussi que si 28 millions de paysans sont équipés de tracteurs, 250 millions utilisent la traction animale et un milliard travaillent avec la seule force musculaire. La vraie question est de savoir si l'on veut nourrir sept milliards d'humains avec quelques centaines de milliers d'agro-managers ou avec un milliard et demi de petits paysans.

 

 

On peut établir la dépense carbonique par repas de façon fiable.

On sait que la Terre ne peut aborder chaque année plus de trois milliards de tonne d'équivalent carbone. Puisque l’alimentation représente un tiers des émissions, on peut estimer (toute chose égale par ailleurs) que l’effort à accomplir sera proportionnel.

Un repas écologiquement responsable ne devrait donc pas dépasser :

3 milliards de TEC / 6 milliards d’humains : 500 kg Eq/C par personne et par an.

500 / 3 (tiers pour alimentation) / 365 jours / 3 (prises alimentaires) =

152 grammes Eq/C.

Ces 152 grammes de carbone représentent 557,38 grammes de CO2.

Ce chiffre maximal dont le respect est indispensable pour que l’humanité puisse poursuivre son aventure dans des conditions soutenables n’est actuellement respecté par aucune forme d'alimentation commerciale.

 

On rappellera que par convention 1 kg de CO2 vaut 0,2727 kg d’Eq/C.

 

Le budget CO2 alimentaire annuel ne devrait donc pas dépasser :

557,38 x 365 x 3 (prises alimentaires) = 610 kg de CO2

 

La prise en compte des disparités nationales prouve qu’on peut agir.

L’alimentation d’un anglais représente 1778 kg de CO2 par an.

Celle d’un français 1444 kg.

Un repas occidental équivaut cependant en moyenne à 3 kg Eq/CO2.

Notre alimentation représente donc plus de 5 fois ce que la Terre peut tolérer.

 

Comment calculer les gaz à effet de serre dans nos aliments ?

 

L’expert Jean-Marc Jancovici (site Manicore) rappelle que l’agriculture est responsable de l’essentiel des émissions pour les gaz à effet de serre autres que le CO2 : méthane et protoxyde d’azote. Ces deux gaz causent un tiers des émissions de GAS en France. Les méthodologies de calcul de GAS par catégorie d’aliments tiennent compte de l’ensemble des phases du processus agricole puis alimentaire.  Plusieurs organismes publics et associations ont chiffré de façon standard les GAS dans différentes assiettes.  On peut rappeler quelques calculs de Denis Delbecq :

Asperges de Hongrie, 1 kg (camion) : 500 g eq-CO2

Asperge du Pérou, 1 kg (avion) : 12,1 kg eq-CO2

Bouteille de champagne (0,75 litre) : 2,2 kg eq-CO2

Bouteille vin de Bordeaux (0,75 litre) : 1 kg eq-CO2

Bouteille de plastique (1 L) : 129 g eq-CO2

Céréales (boules de maïs soufflé au miel) 350 g : 235 g eq-CO2

Emmental rapé (200 g) = 1,3 kg eq-CO2

Fraises d’Espagne (500 g) : 442 g eq-C02

Brique de jus d’orange (1 l) : 1,7 Kg eq-CO2

Viande de veau (100 g) : 3,6 kg eq-CO2

Saucisse de Strasbourg (par 4) : 1,025 Kg-eq-CO2

Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’un cheesburger représente selon l’Institut Bruxellois pour la gestion de l’environnement 3 kg de CO2…

On comparera ces chiffres avec par exemple ceux de la fabrication d’un ordinateur de bureau à écran plat soit 740 kg-eq-CO2 soit autant qu’une automobile parcourant 6166 kilomètres. La fabrication d’un ordinateur (sans utilisation) représente donc déjà le maximum possible.

 L’agence européenne établit par exemple deux types de menu.

Menu 1

Un litre eau de ville

Une cuisse de poulet

200 grammes de haricots verts frais

¼ d’ananas frais (Côte d’Ivoire par bateau)

Total : 0,6 kg eqCO2

 

Menu 2

Un litre eau minérale

150 grammes de bœuf

200 grammes de haricots verts surgelés

¼ d’ananas frais (Côte d’Ivoire par avion)

Total : 5,6 kg eqCO2

 

Nous pouvons faire deux constats

1)                 Aucun de ces deux repas n’est écologiquement responsable.

Le premier n’est cependant pas très éloigné du quota maximum.
Il aurait suffi de remplacer l’ananas par un fruit local.

2)                 Le repas 2 représente cependant 9,3 fois les émissions du repas 1

Le grand enjeu est d’inventer pour le 21e siècle une alimentation écologiquement responsable.

Il faut pour cela que l’agriculture/alimentation redevienne productrice d’énergie et non plus consommatrice. Ce rapport ne s’est inversé qu’il y  a environ quarante ans. On consomme aujourd’hui environ 10 calories pour produire une calorie alimentaire.

Une alimentation écologiquement responsable devrait tendre vers huit grands objectifs :

Une alimentation moins carnée

La viande pèse très lourd en GES. Elle représente 50 % de l’impact de l’alimentation et environ 10 % de l’impact environnemental global de l’ensemble des biens de consommation. Son apport en nutriments est en revanche infiniment plus faible. Un Belge consomme en moyenne 270 g de viande par jour (recommandation santé sont de 75-100 g par jour). Toutes les viandes n’ont pas cependant le même bilan carbone : il faut préférer le poulet au porc, le porc au mouton, le mouton au bœuf, le bœuf au veau. 
Jancovici précise que la production d’un kg de viande de veau rejette environ la même quantité de GES qu’un trajet automobile de 220 km, l’agneau de lait : 1800 km, le bœuf : 70 km, le porc : 30 km.

On sait également que pour une même surface…..

1)                 Une alimentation à base de légumes, fruits, céréales permet de nourrir 30 personnes

2)                 Une alimentation à base de viande, œufs, lait permet de nourrir 5 à 10 personnes

Si le repas comprend largement de la viande rouge, on ne peut nourrir que 2 à 3 personnes.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation moins carnée et avec une option préférentielle pour les viandes moins nocives.

 

Une alimentation relocalisée

Les pays anglo-américains utilisent désormais la notion de kilomètre-alimentaire (Food milles). Elle est reconnue officiellement par le gouvernement britannique, presque ignorée en France. L’idée est simple : il s’agit de mesurer la distance que parcourt la nourriture entre l’endroit d’où elle provient et le lieu de sa consommation. Le problème est plus complexe avec les produits industriels (cuisine d’assemblage) car il faut alors tenir compte de l’ensemble des composants qui font un produit. Les fabricants de champagne ont décidé de réduire le poids de la bouteille pour compenser ce kilométrage et limiter au maximum –compte tenu des contraintes techniques- les émissions de CO2. Le gouvernement anglais a décidé de réduire les importations alimentaires de 30 % d’ici à 2020. L’administration américaine a classé l’alimentation problème de sécurité nationale depuis que la CIA a établi que les produits alimentaires font en moyenne 1700 km. La chaine alimentaire consomme donc 20 fois plus de calories qu’elle n’en apporte. En Angleterre, le transport d’une laitue consomme 127 calories pour une calorie de salade ; en France, nous consommons 97 calories de pétrole par calorie d’asperge chilienne, et 66 calories d’essence pour une calorie de carotte africaine. Une bouteille de vin sud-américain transportée en avion représente 5 kg de CO2 de plus qu’une bouteille locale. Songeons que l’Agneau de Nouvelle-Zélande parcourt 18 000 km, le steak d’Argentine 12000 km et que le pot de yaourt (à travers chacun de ses composants) plus de 5000 km. Les choix sont souvent complexes car mieux vaut du point de vue environnemental manger du bœuf local que du poulet importé. On estime que les Canadiens en consommant des produits alimentaires locaux économiseraient 40 kg de production de gaz à effet de serre par an.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation relocalisée avec mention des kilomètres-alimentaires des produits sur la carte.

 

 

Une alimentation saisonnalisée

L’alimentation représente 30 % environ de l’empreinte écologique d’un Européen. L'alimentation a donc une responsabilité considérable dans ce domaine. Un des grands leviers sur lequel l’industrie hôtelière peut agir est le retour à des aliments de saison. Cet effort pourrait être développé en particulier dans l'alimentation collective car avec ses 3,7 milliards de repas servis chaque année, elle constitue un facteur clef pour transformer les processus industriels. Un aliment importé hors saison par avion consomme en moyenne pour son transport 10 à 20 fois plus de pétrole que le même fruit produit localement et acheté en saison : 1 kg de fraises d’hiver peut nécessiter l’équivalent de 5 litres de gasoil pour arriver jusque dans un restaurant.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation de saison avec un système informatif pour les produits hors-saison.

 

Une alimentation avec des produits frais

Les produits congelés sont très gourmands en énergie tant pour leur fabrication que pour leur conservation. La surgélation consomme 40 % d’énergie en plus que la préparation de conserves. Un produit surgelé équivaut à consommer un produit (fruit ou légume) cultivé sous serre chauffée avec un transport par avion sur une distance de 4000 à 8000 km. Les plats préparés demandent également beaucoup d’énergie pour être fabriqués, conservés et sont souvent sur-emballés. L’utilisation de produits frais aurait en outre deux autres avantages :

1)                 Un avantage organoleptique

2)                 Un avantage macroéconomique en terme d’emploi et de système de qualifications puisque  l'alimentation traditionnelle est pourvoyeuse de plus d’emplois et plus qualifiés.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation avec des produits frais avec indication d’un logo pour ce type de produits. Un débat a longtemps divisé la profession sur le fait de savoir si le terme de restaurant (comme celui de boulangerie) devait être protégé et réservé, dans ce cas, à l’utilisateur de produits frais.

 

 

Une alimentation sans gaspillage

Le PNUE a établi que plus du tiers de l’agriculture mondiale est gaspillée.
Les études donnent des chiffres bien supérieurs pour les Etats-Unis et l’Angleterre (45 %).

Ces pertes concernent la production, la distribution et la consommation.

Les chiffres disponibles pour l'alimentation ne font pas exception.

Il est donc important de revoir les modes de production et de service en fonction d’un objectif de réduction des gaspillages.

Le gaspillage alimentaire en Belgique est de 15 kg/personne/an.

Le gaspillage en alimentation scolaire est de 6 kg/personne/an.

L’Institut Bruxellois a établi que gaspiller un pain équivaut à rouler en voiture pendant 2, 24 km, allumer une lampe (60 W) durant 32,13 heures et faire tourner un lave-vaisselle 1,93 fois. Gaspiller un steak de bœuf équivaut à rouler en voiture pendant 4,89 km, allumer une lampe durant 70,05 heures et utiliser votre lave-vaisselle 4,20 fois.

Un des premiers enjeux serait de ne pas suivre les comportements nord-américains dans l’évolution boulimique des portions. L’usage du dressage d’assiette a eu à cet égard un effet très positif car il représente une économie conséquente en coût-matière.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation sans gaspillage avec réduction des portions et possibilité de (re)service.

 

 

Une alimentation moins gourmande en eau

L’eau douce va être le plus grand problème de l’humanité au 21e siècle.

La quantité disponible par humain ne cesse de chuter :

1950 : 16 800 m3 par personne

2000 : 6800 m3

2025 : 4800 m3

L’OMS estime que 3 milliards d’humains auront moins de 1700 m3 (seuil alerte).

Cette évolution n’a rien de naturelle. Elle est liée à nos modes de vie.

La population mondiale a été multipliée par trois en cent ans.

La consommation d’eau par personne a été multipliée par sept.

Un occidental consomme chaque jour 100 fois son poids d’eau.

Un nord-américain consomme 2 fois plus d’eau qu’un européen.

Le type d’alimentation a une responsabilité particulière dans ce gaspillage.

Il faut changer le régime alimentaire pour changer l’agriculture.
L'alimentation notamment collective peut être là-encore un bon levier.

Nous donnerons quelques chiffres établissant l’incidence de la production sur la consommation d’eau.

Blé : il faut 1100 litres d’eau pour produire 1 kg

Riz : il faut 1400 litres pour produire un 1 kg

Soja : il faut 2700 litres pour produire 1 kg

Bœuf : il faut 13 500 litres pour produire un 1 kg

Porc : il faut 4600 litres pour produire un 1 kg

Volaille : il faut 4100 litres pour produire un 1 kg

Lait : il faut 3000 litres pour produire 1 litre

Fromage : il faut 5000 litres pour produire 1 kg

Œufs : il faut 2700 litres d’eau pour produire 1 kg

Un adepte d’un régime carné consomme 4000 litres d’eau par jour.

Un végétarien consomme 1500 litres.

On peut rappeler en terme de comparaison qu’il faut 1300 litres pour fabriquer un teeshirt en coton soit l’équivalent de 15 baignoires pleines.

Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation peu gourmande en eau avec indication des principales mesures par type de produits.

 

Une alimentation issue de l'agriculture biologique

L'alimentation bio est foncièrement moins émettrice de CO2 en raison de son type d’agriculture. Encore faut-il que cette agriculture « bio » ne soit pas celle d’une bio-industrie parcourant des milliers de km ou utilisé dans le cadre d’une alimentation désaisonnalisée ou avec des produits prêts-à-l’emploi. Une alimentation écologiquement responsable devra se méfier des fausses bonnes solutions : on peut citer l’exemple du Tofu (matière première importée et responsable de déforestations importantes) ou celui du Quorn (alimentation obtenue par fermentation pour créer un champignon riche en protéines en ajoutant du sucre, des vitamines et des sels minéraux), « aliment » résultant d’un procédé industriel tout autant émetteur de GES que la viande qu’il est pourtant censé remplacer. Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges privilégiant une alimentation de type « bio-local » avec mention des différents labels existants.

 

 

Une alimentation bio-diversifiée

Il a fallu des dizaines de millions d’années pour constituer la biodiversité.

 Cette biodiversité diminue de façon très rapide puisqu’on estime que d’ici 2050, 15 à 37 % des espèces animales et végétales auront disparues. Nous sommes donc entrés dans la sixième grande phase d’extinction des espèces, la cinquième ayant concerné la disparition des dinosaures et de 50 % des espèces alors existantes, ceci il y  a 65 millions d’années. Cette biodiversité permet de mieux manger (adaptation aux variations climatiques et diversité organoleptique/gustative). On estime qu’il existe entre 300 000 et 500 000 espèces de plantes dont 30 000 comestibles. L’humanité sait en cultiver 7000. L’agriculture moderne n’a cessé de réduire ce pool génétique. L’industrie française n’utilise plus que 3 grosses variétés de pommes de terre contre 70 au Pérou.

Les spécialistes estiment que 95 % des variétés de choux, 91 % des variétés de maïs, 94 % des variétés de petits pois, 81 % des variétés de tomates ont déjà disparu….

La situation de l’élevage est aussi catastrophique : sur 500 000 espèces (oiseaux/mammifères), l’agriculture industrielle en utilise une trentaine parmi lesquelles la moitié (vache, cochon, mouton, poulet, canard, cheval) assure 90 % de la production mondiale. On a donc perdu 90 % de la diversité animale au cours du 20e siècle : 41 % des 1500 races restantes devraient disparaitre dans les 20 ans. Les pays du Sud sont beaucoup plus sages et gourmands. Ainsi l’Asie continue à élever 150 races différentes de porcs alors que les Etats-Unis se contentent de 40 races différentes.

Une alimentation locale et de saison doit aussi être une alimentation biologiquement diversifiée. On peut donner en exemple le programme des sentinelles crées par le mouvement Sloow food.

 Une alimentation écologiquement responsable doit donc se doter d’un cahier des charges avec des objectifs quantifiables d’utilisation de végétaux et de races animales assurant une biodiversité. Il pourrait s’agir par exemple de diversifier dans l’année les variétés de chaque produit (petits pois, etc). 

 

 

Conclusion

Ce choix nécessaire d’une alimentation écologiquement responsable suppose de faire retour sur la dimension symbolique et rituelle de la table, pour que l'alimentation puisse offrir des produits à forte valeur ajoutée culturelle et non énergétique. Ce choix deviendra possible le jour où l'alimentation saura rappeler au consommateur que, par exemple, manger chinois ce n’est pas manger du riz avec des baguettes, mais que chaque aliment possède de par sa forme, sa consistance, son mode de cuisson une dimension symbolique. Un repas amoureux chinois doit par exemple offrir des produits de forme arrondie. Un repas d’anniversaire chinois doit contenir des mets allongés en promesse de longévité. Faut-il rappeler que les Egyptiens antiques avaient un seul hiéroglyphe pour dire manger et parler ? Que nous leur devons notamment le pain et le vin comme aliments symboliques ? Faut-il rappeler qu’en grec ancien le même mot « daï » veut dire manger et partager ? Que nous devons à cette symbolique les termes de copain ou compagnon (celui avec qui je partage le pain) et celui d’ami (celui avec qui je partage le sel c’est-à-dire l’esprit sain en vieil araméen) ? Faut-il rappeler que nous devons à la Rome antique le mariage de la table et du plaisir ? Quitte en effet à partager un met autant qu’il soit bon au goût mais aussi à l’âme ! Une alimentation écologiquement et socialement responsable n’a t-elle pas meilleur goût (dans la tête) ? Ce n'est pas par hasard que la table des pays pauvres est la plus riche culturellement alors que celle des pays riches est la plus pauvre dans ce domaine.

 

 

 

 

 

4 septembre 2012

La haine du gras, colloque alimentation et écologie, Lyon, 2011

 

La haine du gras n’est pas un phénomène naturel. Elle mérite donc des recherches interdisciplinaires tant elle devient un symptôme du caractère pathologique de notre société. Deux indices : plus d’un américain sur trois considère que le gras est une toxine, plus d’une française sur trois suit un régime alimentaire en dehors de toute pathologie… Comment a-t-on pu faire de cet aliment des Dieux de l’antiquité un poison ? Comment peut-on « bien manger » si on oublie que le gras est le support du goût ? De nombreux chercheurs nord-américains tentent de comprendre depuis des années cette diabolisation du gras, comme symptôme de notre modernité historique. On sait déjà que cette haine du gras apparait en Angleterre au moment de la réforme religieuse. Pour le dire simplement : les catholiques romains aimaient le gras, tout comme les français, donc les réformés insulaires vont devoir détester le gras : « Historiquement parlant, les origines de cette réaction peuvent remonter à l’Angleterre du XVIIe siècle, quand la gourmandise et la luxure, le couple infernal, étaient des péchés mortels. La gourmandise ne consistait pas seulement à trop manger mais à consommer trop de nourritures riches en graisses (…) Il y a quatre cent ans, la cuisine riche était quasiment interdite en Grande-Bretagne parce que c’était la cuisine préférée des Français, des Italiens et des catholiques et était perçue comme une menace pour le protestantisme anglais» (Linda Murray-Berzok, « Une question de moralité », in « Malaise, honte, plaisir », revue Sloow, 1994, page 24). La haine du gras fut donc la forme que prit la déclaration d’indépendance à la fois religieuse (protestantisme) et nationale (insularité). Ce mécanisme est bien connu des politologues : on se définit toujours par opposition à son (ses) adversaire(s). On sait aussi que cette haine du gras accompagna celle de la sexualité. Linda Murray-Berzok a pu établir l’importance de ce lien notamment dans la littérature populaire anglaise. Une femme mangeant « gras », une femme obèse serait aussi nécessairement une femme avide de sexualité, une femme incapable de se contrôler, bref une femme dominée par ses pulsions. L’historienne ajoute : « il est éloquent que ce soit Madame Sprat (personnage central de la littérature populaire britannique) et non son mari Jack qui mange gras, restant fidèle à l’image des femmes qui, du moins à partir d’Eve, étaient des créatures luxurieuses aux appétits sexuels avides. » Cette disqualification  morale des personnes obèses concerne aussi aujourd’hui les enfants et les hommes. On a même vu se constituer aux Etats-Unis une association des personnes obèses souffrant de discriminations notamment au travail en raison de leur embonpoint. Linda Murray-Berzok a donc raison de noter que la minceur a été idéalisée pour réprimer le désir sexuel féminin…a contrario de l’ensemble des autres cultures où des formes opulentes ont toujours été symboles de séduction, de réussite sociale, etc. La femme parfaite française du 19e siècle est encore la femme-fruit peinte par Renoir. Le signe de la réussite est le petit bourgeois bedonnant…signe qu’il a su « capitaliser »…La haine du gras est donc aussi un enjeu social et un enjeu de pouvoir. Linda Murray-Berzok note que « Dans la culture américaine, on a toujours enseigné aux femmes à nier la faim et le désir de nourriture et de sexe mais dans le même temps et contradictoirement, on leur demande de donner de la nourriture et du plaisir sexuel aux autres ! » Certaines féministes pensent que cette contradiction est la cause du taux élevé de troubles du désir sexuel et alimentaire chez les femmes. La mondialisation de cette phobie du gras serait donc à mettre en relation avec la domination d’un modèle culturel anglo-américain…et partant du capitalisme. Domination insidieuse : toutes les enquêtes sociologiques réalisées montrent que confrontés à de simples silhouettes en papier corrélées à des jugements de valeur, les personnes jugent toujours les personnes obèses moins dignes de confiance, plus volages : « la « maigre » était jugée comme sexuellement monogame, alors que la « grosse » était considérée comme ayant des meurs légères. S’abandonner à la nourriture riche en graisses signifiait automatiquement et immédiatement s’abandonner dans le domaine sexuel » (Linda Murray-Berzok ). Domination sociale : on sait en effet qu’on peut diagnostiquer l’obésité en fonction de la classe sociale. La haine du gras est donc une forme du mépris des puissants envers les faibles, une forme de racisme de classe qui viendrait conforter le sexisme et parfois le racisme. Le New York Times pouvait écrire en 1992 : « les riches maigrissent, les pauvres vivent grâce aux frites ». Linda Murray-Berzok en conclut : « la répulsion vis-à-vis de la graisse a aussi une connotation de classe. Tout comme la manie de la minceur est un phénomène des classes supérieures et les troubles alimentaires se produisent principalement chez les femmes de cette catégorie, de même les gens prennent du poids au fur et à mesure qu’ils descendent l’échelle socio-économique ». La maxime de la modernité alimentaire (manger pour avoir la forme sans les formes) n’est-elle pas celle d’une société de « killers », d’un monde qui justement ne fait plus société ?

 

4 septembre 2012

Intervention au colloque Assemblée nationale du PG - Droit et écologie dans la campagne de 2012…

 

La question posée est simple : comment utiliser le droit pour faire avancer la cause écologique. Il est important tout d’abord de différencier deux usages possibles du droit. 1) Tout d’abord, le procès civil ou pénal intenté aux fauteurs de dommages écologiques : on assiste depuis trente ans à une multiplication de ce type d’affaires en France et à l’étranger. Ce droit de l’environnement reste d’ailleurs principalement jurisprudentiel et civil. Ces procès ont cependant trois limites : ils reposent souvent sur une inégalité considérable de moyens (notamment en raison des coûts des expertises) entre fauteurs et victimes des dommages ; ensuite le risque écologique est très difficilement prouvable au regard des normes juridiques : comment satisfaire, par exemple, à la règle des trois unités (unité de temps, de lieu, d’action) pour des dommages comme le trou dans la couche d’ozone, l’érosion de la biodiversité, etc ; enfin ce premier type de procès fonctionne largement dans le cadre du droit existant, il part donc de ses présupposés c'est-à-dire de la hiérarchie actuelle des normes juridiques. Exemple : le droit des publicitaires à afficher prime celui des citoyens à être protégés de toute agression. 2) Les procès issus de la désobéissance civile ont pour objectif de faire avancer le droit en retournant l’accusation, il ne s’agit donc pas d’un retour à l’illégalisme du XIXe siècle, mais de l’interpellation de la justice via l’opinion publique grâce à la mobilisation citoyenne. Les actes délictueux sont revendiqués et ne sont donc pas commis dans l’ignorance ou le mépris de la loi, mais au nom justement d’une conception jugée supérieure du droit, c’est-à-dire, le plus souvent au nom d’une autre hiérarchie des normes juridiques et des valeurs morales. C’est ce que j’ai pu argumenter chaque fois que je fus cité comme « témoin », par exemple, lors du procès pour le démontage du McDonalds de Millau ou lors de ceux intentés contre les déboulonneurs anti-pub de Montpellier ou contre les faucheurs volontaires d’OGM. Ces procès sont recherchés afin d’interpeller l’opinion, bref pour organiser un retour au politique. Ils sont donc proches de ceux intentés dans le cadre des « tribunaux d’opinion ». Le premier fut le tribunal Russel de 1966 pour juger des crimes de l’armée américaine au Vietnam. Le plus célèbre est cependant le Tribunal Permanent des peuples, fondé à Bologne en 1979, par le théoricien/sénateur socialiste Lélio Basso. J’ai lancé, en 2012, avec René Balme, le Maire de Grigny (Rhône), au lendemain de la nouvelle catastrophe nucléaire Japonaise, l’idée d’organiser un nouveau tribunal Russel pour juger des crimes du nucléaire civil. Le but est toujours le même : dénoncer sous une forme juridique, et pas seulement moral ou politique, des actes jugés répréhensibles : il s’agit certes de sentences sans effets juridiques immédiats mais dont le but est de mettre le droit en scène au nom d’une certaine efficacité du discours juridique (concepts et mécanismes) entendus comme médiation nécessaire du politique. Ce type de coup peut être parfois mal porté : ainsi lorsque vingt lauréats du prix Nobel intentent, sous l’égide de l’ONU, un procès à l’Humanité pour dégradation de l’environnement…On peut se demander en effet si c’est l’Humanité qui est globalement responsable, ou plus exactement si cette mise en avant d’une responsabilité anthropique indifférenciée ne sert pas à masquer la responsabilité des pays riches, c'est-à-dire in fine du capitalisme productiviste. La Banque mondiale estime que les pays pauvres supporteront 80 % des effets négatifs du réchauffement climatique alors qu’ils ne sont à l’origine que de 24 % des émissions des GES Les émissions de GES des Etats membres du G8 n’ont globalement pas cessé d’augmenter entre 1990 et 2004 (+ 28 % au Canada, + 16 % aux Etats-Unis, + 6,5 % au Japon, - 0,6 % en Europe grâce à une délocalisation des industries les plus émettrices de GES…Seule la Russie a réduit massivement ses émissions (- 32 %) mais en raison de l’effondrement de l’URSS. Les notions et les mécanismes juridiques ne sont jamais neutres politiquement (socialement), c’est pourquoi, il y a une véritable lutte au couteau entre plusieurs conceptions juridiques…Or, les gauches françaises sous-estiment trop les enjeux dans ce domaine et apparaissent en retard par rapport aux propositions de certains pays du Sud en matière notamment de justice écologique. Un premier conflit oppose ceux qui veulent laisser à l’ONU (notamment à sa Commission) la responsabilité de conduire la lutte contre les dérèglements climatiques et ceux qui entendent la confier aux grandes institutions du capitalisme financier international comme le G8 ou le G20. L’ONU, parce qu’elle est une organisation plus démocratique, entend mieux certaines revendications des pays pauvres même si son idéologie reste foncièrement capitaliste. Ainsi dès son traité fondateur, la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC), en charge depuis le Sommet de la Terre de Rio de 1992 des négociations sur le climat, admet l’idée d’une « responsabilité commune mais différenciée » c'est-à-dire que reconnaissant la responsabilité historique des pays industrialisés, principaux pollueurs et émetteurs de gaz à effets de serre, elle considère que les efforts en matière de lutte contre le dérèglement climatique doivent reposer principalement sur les pays riches. C’est pourquoi le premier cycle de négociations de la CCNUCC, conclu en 1997 par la signature du protocole de Kyoto, fixait des normes contraignantes pour ces seuls pays et ceci seulement jusqu’en 2012, dans l’espoir que les Etats-Unis et le Canada ratifieraient d’ici là (le protocole de Kyoto ne fut en fait appliqué que depuis 2005 c'est-à-dire lorsque 55 Etats représentant globalement 55 % des émissions mondiales de GES l’ont ratifié). Les négociations post-Kyoto n’ont cependant pas tournées au bénéfice de la CCNUCC. L’échec du sommet de Copenhague (décembre 2009) et le faux-accord de Cancun (décembre 2010) ont permis aux adversaires de l’institution onusienne d’avancer leurs pions. Le Président Sarkozy a ainsi justifié cet échec par la lourdeur des mécanismes onusiens et expliqué ce qu’il considérait être le meilleur système de gouvernance mondiale : « à terme, le système auquel je rêve (…) c’est un système très simple où nous aurions le FMI en charge de la stabilité financière, monétaire et de la lutte contre les déséquilibres, une organisation mondiale de l’environnement en charge de l’application des règles environnementales, une organisation agricole qui ne soit pas divisée en multiples organisations, une organisation mondiale du commerce et un ordre mondial qui se mettra en place par la biais de la question préjudicielle qui organisera les rapports entre ces entités internationales. » (Conférence de presse du 24 janvier 2011). Ce choix de sacrifier les mécanismes collectifs contraignants au bénéfice d’engagements unilatéraux ne constitue pas uniquement un changement procédural mais une modification de paradigme en matière de lutte contre les dérèglements climatiques. C’est l’idée même d’une « responsabilité partagée mais différenciée » qui est ainsi remise en cause. Les pays pauvres, regroupés au sein de G77, l’ont bien compris, c’est pourquoi ils ont dénoncé ce sabotage de l’ONU (sic) tout en rappelant que les grands émetteurs de GES ne seront pas les premiers à subir les conséquences négatives du réchauffement alors que les pays les moins industrialisés, dont les émissions sont marginales, seront les premiers à les subir avec la montée des eaux, la perte de la biodiversité, les sécheresses, la famine, etc. Depuis Copenhague, les Etats-Unis ont choisi d’imposer de façon plus brutale leur vision, en faisant pression sur les Etats pauvres pour qu’ils votent en leur faveur et en sanctionnant ceux qui votent contre (ainsi la Bolivie et l’Equateur ont perdu une part conséquente de leur aide au développement pour avoir conduit à Kyoto le combat contre les positions étasuniennes). Aussi, un nouveau texte très proche de celui refusé à Kyoto a été imposé à Cancun puis officiellement adopté, malgré l’opposition de la Bolivie, c‘est à dire en violation du principe juridique de l’unanimité qui présidait jusqu’alors aux décisions dans ce domaine. Conséquence : chaque Etat est désormais libre de choisir l’année de référence pour calculer ses engagements en matière de réduction de GES, et ceux qui ne retiendraient pas 1990, comme année de référence, échappent au caractère contraignant de leurs engagements. Il ne s’agit cependant pas seulement d’un jeu de dupes ni même de l’adoption du mécanisme des engagements unilatéraux mais d’un véritable changement de l’esprit même de la lutte contre le dérèglement climatique avec la remise en cause du principe de la responsabilité différenciée, c'est-à-dire l’oubli du passé donc du passif des pays riches. Cette solution est inacceptable puisqu’elle efface la responsabilité particulière des pays du Nord. La justice écologique ne peut pas davantage se réduire à la seule notion de justice climatique, car il y a beaucoup d’autres problèmes que celui du seul réchauffement climatique comme l’érosion de la biodiversité, comme la crise de l’accès à l’eau potable et celle de l’alimentation, etc. L’objectif désormais est de rentabiliser les actions dites « propres » en permettant aux firmes d’obtenir des certificats d’émissions négociables (« droits à polluer ») en échange des projets d’investissement « écologiques » réalisés dans des pays pauvres ou émergents (Chine). Ce mécanisme aboutit à privilégier les projets les plus rentables financièrement et participe à la création d’un véritable marché carbone avec ses bulles financières et ses spéculateurs. Il produit aussi des effets négatifs comme on le voit avec le dispositif de lutte contre la déforestation (REDD) qui aboutit à remplacer les forets primaires par des plantations industrielles d’essence à croissance rapide contribuant ainsi à la destruction des écosystèmes. Les acteurs du nucléaire et certains pays comme la France et les Etats-Unis souhaitent d’ailleurs faire reconnaître le nucléaire comme une industrie « propre » donnant droit à des certificats d’émissions ; les fabricants d’OGM font également pression pour faire reconnaître les « semis directs » (sans labour) comme des MDP (mécanismes de développement propre), ce qui ferait officiellement des OGM des instruments de lutte écologiques et spéculatifs.

 

Les gauches françaises ne seront à la hauteur de ces enjeux juridico-politiques que si elles portent à la fois cette critique et si elles participent à l’élaboration de véritables alternatives. Les conditions d’une autre politique ont été développées notamment par les organisations et mouvements sociaux regroupés au sein de la coalition CJN ! (Climate Justice Now ! ). Elles comprennent une série de propositions comme la reconnaissance de la dette climatique via des transferts financiers ou de technologies des pays industrialisés vers les pays du sud ; l’abandon des politiques extractives (pétrole, charbon, gaz, uranium, gaz de schistes) et néo-extractivistes (monoproductions notamment agricoles) ; le rejet des mécanismes de marché au profit de taxes sur les émissions et de mécanismes de soutien à l’agriculture de proximité. « L’Accord des peuples », issu de la Première Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre Mère organisé à Cochabamba en Bolivie, fédère également une série de propositions : l’exigence que l’ensemble des pays membres de la CCNUCC s’engage sur des objectifs de réduction de leurs émissions de GES sur la base naturellement du principe de la « responsabilité commune mais différenciée », la reconnaissance de la dette écologique des pays industrialisés avec la mise en place d’un fonds d’adaptation au profit des pays pauvres et l’accueil et intégration des réfugiés climatiques. « L’Accord des peuples » demande également que soit adoptée une Déclaration universelle des droits de la Terre Mère comme charte additionnelle à celle des Nations-Unies, il recommande la mise en place d’un Tribunal international pour la justice climatique et environnementale, doté de pouvoirs de sanction permettant de juger les Etats et les industries coupables de pollution. Il prône enfin l’organisation d’un référendum mondial sur la question du changement climatique, par le biais duquel les citoyens de la planète seraient invités à se prononcer sur les principales propositions de l’accord de Cochabamba

 

Les gauches françaises pourraient d’ici 2012 faire campagne notamment sur deux thèmes.

1) Celui de la justice écologique (conception plus large que la seule justice climatique). Cette éco-justice doit être entendue de deux façons. Tout d’abord elle concerne les relations Nord/Sud avec la reconnaissance de notre dette écologique envers les pays les plus pauvres. Ensuite elle concerne les relations entre les riches et les pauvres de chacun de ces pays. Il s’agit donc avec la justice climatique de prôner une option préférentielle pour les pauvres qui renoue d’ailleurs avec l’histoire même de cette notion apparue initialement aux Etats-Unis, au milieu des années 1980 dans le cadre de la lutte contre les inégalités sociales/raciales. La notion de justice écologique est le résultat de nombreuses études réalisées afin d’établir un lien entre la composition éthno-raciale des populations et la proximité des sites dangereux : un rapport de 1987 précise que les trois cinquième des noirs et des hispaniques vivent dans des communautés où se trouvent des sites de déchets non surveillées ; un second rapport de 1992 établit si la couleur de la peau est effectivement le meilleur indicateur de localisations des déchets toxiques, elle explique aussi les différences de traitements mis en œuvre : la pollution dans les quartiers pauvres est toujours considérée comme moins grave ; les sanctions prises sont plus rares et plus faibles et les actions entreprises pour nettoyer les sites moins fortes. Cette notion de justice écologique est donc essentielle en France aussi pour montrer le caractère de classe de l’origine des dommages et de leurs conséquences mais aussi pour inventer des alternatives qui ne pénalisent pas les plus pauvres au nom de l’écologie. Je rêve d’une campagne électorale où l’on ferait l’inventaire des inégalités sociales en matière de qualité de vie, face à la localisation des déchets toxiques et des industries dangereuses. Je rêve d’une campagne qui ne se bornerait pas à dénoncer cette situation immorale mais qui avancerait des mesures concrètes comme la gratuité du bon usage pour réparer ces préjudices de classe.

2) Celui de non-extraction. L’un de ses emblèmes de ce combat est le projet équatorien ITT/Yasuni c'est-à-dire le renoncement à exploiter 850 millions de barils (pétrole situé dans un parc naturel), en échange d’une contribution internationale couvrant 50 % de la manne financière qui aurait été possible. La gauche doit s’engager en faveur de ce projet, mais elle doit aussi affirmer que cette politique de non-extraction nous concerne aussi, puisque la meilleure façon d’être fidèle au projet Yasuni c’est de faire mille projets Yasuni, c'est-à-dire de laisser dans notre sous-sol les ressources rares ou dangereuses comme les gaz de schistes. Ce combat anti-extractiviste n’a de sens que si nous affirmons qu’il ne s’agit surtout pas de remplacer le pétrole par une autre énergie afin de continuer à vivre de la même manière. Ce combat est donc inséparable d’un nouveau modèle de société fondé sur le « buen vivir » (le bien vivre), par opposition au « bien être occidental » entendu comme la société capitaliste. Je rêve d’une campagne où l’on apprendrait à conjuguer le « Bien vivre », la « vie bonne », les « jours heureux » avec le principe de non-extraction des ressources les plus dangereuses. Je rêve d’une campagne où le « bien vivre », la « vie bonne », les « jours heureux » viendrait s’opposer à la notion de « juste-adaptation », ce nouveau maître mot gouvernemental qui vise à adapter la planète aux besoins du toujours plus, aux besoins du productivisme, au moment même où le pouvoir fera adopter le premier plan national français d’adaptation.

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4 septembre 2012

Entretien autour du socialisme gourmand, La découverte

 

A la veille des élections présidentielles et législatives, Paul Ariès publie Le Socialisme gourmand, petit traité politique du Bien-vivre (La Découverte). Un ouvrage de synthèse qui défend une Objection de croissance, ancrée dans les gauches et amoureuse du Bien-vivre.

Simon Lecomte : Tu dis que ton nouveau livre est celui d’une défaite assumée et d’un immense espoir. Tu évoques la gigantesque banqueroute des « socialismes réels ». Tu sembles cependant reprendre très vite espoir, ce qui ne surprendra pas ceux qui te côtoient...

Paul Ariès : J’avoue avoir eu souvent, ces dernières années, la gueule de bois idéologique. J’ai toujours fait l’éloge du doute mais l’horizon a semblé bien des fois bouché.   Je répétais certes qu’il ne fallait pas se laisser envahir par le discours anxiogène et fataliste qui participe tant à la répression de la vie; mais je me sentais un de ces révolutionnaires devant apprendre à vivre sans révolution. J’aurais aimé me libérer plus tôt de cette tempête pessimiste qui fait ployer les gauches, mais j’avais besoin de cet appel du grand large que représentent les mouvements pour le « Bien vivre ». J’avais dit que je ne finirai cet ouvrage, en chantier depuis des années, que si j’avais la conviction intime que mes nouvelles raisons d’espérer tenaient moins à l’optimisme de ma volonté qu’à un amoncellement de signes témoignant de quelque chose en souffrance, bref de la possibilité d’une victoire. Vitupérer ad nauseam contre l’imposture et les espoirs déçus et trahis aurait été en effet une perte de temps si les conditions n’étaient pas réunies pour ’apercevoir dans le ciel des divers continents les signes annonciateurs d’un nouveau socialisme, d’un socialisme de la décroissance, d’un éco-socialisme, d’un socialisme qui préfère chanter la vie au présent à l’attente de  « lendemains qui chantent ».

Simon Lecomte : Tu cites des dizaines de nouveaux gros mots qui tous cherchent à ouvrir la même porte, qui tous témoignent de la volonté de rompre une sorte d’ensorcellement sémantique : le « sumak kaway » des indigènes indiens, le « buen vivir » (Bien vivre) des gouvernements équatoriens et boliviens, les « nouveaux jours heureux » des collectifs des citoyens-résistants (clin d’œil au programme du Conseil national de la Résistance dont le titre était Les jours heureux),  la « vie pleine » de Rigoberta Menchu (Prix Nobel de la paix 1992),  la « sobriété prospère », la « frugalité joyeuse » ou, encore, les « besoins de haute urgence » du mouvement social en Guadeloupe, etc. Tu développes la thématique d’un nouveau « socialisme gourmand »… Je me souviens que le mot t’est venu…il y a quelques temps déjà, en regardant de nouveau le chef d’œuvre de Théo Angélopoulos « Alexandre le grand », le conflit entre deux révolutions, deux socialismes.

Paul Ariès : Je te remercie de citer Théo car tu sais tout ce que je dois à son imaginaire. Théo est mort le 24 janvier dernier renversé par une moto alors qu’il préparait un nouveau film sur la révolte grecque. Il fait partie des poètes qui frayent devant eux nos chemins d’émancipation. Tous ces nouveaux « gros mots » permettent eux aussi de définir un nouvel horizon émancipateur. J’ai choisi de parler de  « socialisme gourmand » pour penser et marcher en dehors des clous. Parler de « socialisme » c’est continuer à dire que nous avons des ennemis à vaincre, autant le capitalisme que le fétichisme d’État ; c’est rappeler que les socialismes n’ont été croissancistes qu’accidentellement et qu’il est donc possible de penser un socialisme sans croissance. Parler de « gourmandise » permet d’en finir avec l’idée d’un socialisme du nécessaire qui ne va jamais sans générations sacrifiées, donc aussi sans appareil de parti ou d’État gérant cette mal-jouissance. C’est aussi mieux identifier le mal qui nous ronge, ce travail de mort qui caractérise le capitalisme, c’est se défaire des passions tristes y compris dans nos formes d’engagement, c’est avoir foi dans les capacités de régénération des forces de vie, c’est choisir de développer des politiques qui éveillent la sensibilité, le sens moral contre les critères de performance et d’efficacité qui sont ceux du capitalisme. Le pari est que les termes accolés « socialisme » et « gourmand » enfanteront beaucoup plus que leur simple addition. C’est donc prendre au sérieux le constat que les mots sont des forces politiques, des puissances imaginaires qui peuvent faire bouger des montagnes si elles émanent des masses…

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Simon Lecomte : Il me semble que tu nous dis cependant bien autre chose. Tu consacres un chapitre à ce que tu nommes le socialisme en souffrance. Il s’agit d’ouvrir sur quelque chose qui existe déjà au moins en creux mais que nous ne percevons pas, qui reste innommable, non-représentable, inactuel mais dont nous avons besoin pour être du côté du vivant. Tu dis qu’une gauche qui fréquente trop assidument le système ne peut que devenir inauthentique. Tu ajoutes qu’une autre gauche n’a pourtant jamais cessé d’exister, de résister et même de créer. Il s’agit de nous émanciper de la contrainte de (nous) penser dans les catégories de nos adversaires, avec leurs agendas, leurs ordres du jour, leurs priorités et leurs limitations, leur insensibilité, leur forclusion.

Paul Ariès : Je fais appel à une notion proposée par Jean-François Lyotard : une parole peut être dite « en souffrance » en raison de sa trop grande différence, lorsqu’elle échappe aux catégories de perception et de conceptualisation dominantes, lorsque le régime des phrases ou les genres établis sont tout simplement incapables de l'accueillir. Ainsi, les manifestations du socialisme gourmand échappent aux catégories du sentir et du dire qui sont devenues celles des gauches moribondes. Combien a t-il fallu batailler pour convaincre que refuser la malbouffe, combattre la « sportivation » de la vie, c’est aussi faire de la politique du point de vue des dominés ? Pourquoi a-t-il fallu batailler pour faire admettre que le Slow food ou les villes lentes sont déjà des petits bouts de solution ? Rendre le socialisme gourmand possible, c’est donc d’abord le rendre perceptible. La gauche n’a rien vu venir : ni le féminisme, ni l’écologie, ni le racisme de gauche, ni la haine de l’islam, ni le mouvement « queer » et la question des genres, ni l’antispécisme et la nécessité de penser d’autres rapports aux non-humains, ni la montée en puissance de l’individu et celle des communautés, ni la désobéissance, ni la nécessité d’inventer d’autres rapports à la nature. Le socialisme gourmand reste littéralement invisible car nos sens (comme nos idées) sont limités, claquemurés par le système. Lyotard rappelle à juste titre qu’une journée de travail n’évoque jamais la même chose pour un salarié et son patron. J’ai donc voulu rendre compte non pas d’une gauche inexistante mais d’un socialisme largement invisible bien qu’existant déjà partiellement. On ne peut qu’être sidéré devant la cécité face à ce que fut le mouvement coopératif.

Simon Lecomte : Tu opposes ce que tu nommes le socialisme du désir au désir de socialisme. Tu cites Léon Bloy qui prévenait que la colère des dieux s’abattrait sur ceux qui oseraient toucher au désir des pauvres.

Paul Ariès : Le Ciel ne nous est pas tombé sur la tête mais il est de plus en plus difficile d’exister réellement dans cet univers voué à la marchandise et à l’accumulation sans fin… Nous peinons à donner un sens réel à nos existences et nous sommes devenus sourds aux appels à la vie. Le vrai dissensus  est aujourd’hui de parler la langue du plaisir avant celle de la revendication. La gauche n’a pas compris que le peuple n’aurait pas de désir à opposer au capitalisme tant qu’il n’aurait pas de droit au plaisir. Le syndicalisme a régressé lorsqu’il a cessé de faire contre-société. Le féminisme a régressé en exigeant la parité ce qui a marqué le passage de la revendication du droit au plaisir à celle du droit au pouvoir. Souvenons-nous de la consternation de la gauche sage et frigide face aux cortèges féministes dans lesquels les manifestantes faisaient le symbole du vagin avec leurs mains. Le socialisme gourmand prend donc au sérieux l’idée que seul le désir est révolutionnaire. Il ne s’agit plus de combler un manque mais de développer les liaisons sociales : « moins de biens, plus de liens ». Comme le proclamait Deleuze : « Le désir est révolutionnaire parce qu’il veut toujours plus de connexions et d’agencements[1]. La  véritable particule élémentaire, ce n’est pas l’individu, c’est la liaison, le don, la gratuité. Mais en même temps, si le désir est ce qui autorise le plein déploiement de la vie, il est alors aussi ce qui permet que s’opère  l’individuation de l’individu. On peut comprendre dès lors qu’il puisse y avoir de la joie dans les maquis ou durant des grèves dures, longues, à l’issue incertaine. Autant de moments où le combat exprime « la vérité même du mouvement de l’être » c'est-à-dire la « jouissance de l’être comme jouissance d’être » (R. Mishari). Sans cette jouissance d’être, le socialisme ne peut qu’être un échec. Là où le socialisme réel fut si souvent celui de la tristesse, le socialisme gourmand chemine vers une positivité existentielle ; je dis bien chemine, non parce qu’il rencontre des obstacles, mais parce que le bonheur est un acte, pas un état. La jouissance d’être n’est pas contradictoire avec la limite. Elle n’est pas davantage rectiligne. Puisque le désir est multiple et contradictoire, le Socialisme gourmand ne peut donc qu’être polymorphe, symphonique, excédentaire…C’est pourquoi le mouvement pour la réduction du temps de travail (les 32 heures, tout de suite) reste un instrument essentiel de libération. C’est pourquoi il ne peut y avoir de socialisme gourmand sans droit à un revenu garanti. Mais aucune réduction du temps de travail et aucun revenu garanti ne pourront jamais à eux seuls (nous) sortir des années du « plus de jouir » capitaliste, ne pourront résoudre nos angoisses existentielles et nous libérer des réponses capitalistes. C’est pourquoi, il nous faut construire dès maintenant des îlots de socialisme gourmand afin de casser l’imaginaire capitaliste et ce que l’imaginaire socialiste a de capitaliste.

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Simon Lecomte : Tu parles d’un socialisme de la passion que tu opposes au capitalisme.

Paul Ariès : J’emprunte ici l’argumentation sans faille de Plinio Prado. Nous devons en finir avec ce qui restait de philosophie antique dans  les socialismes réels et ne plus être du côté de l’ascèse. Ce programme philosophique fut aussi un programme politique qui s’est révélé néfaste. Face au rigorisme, le socialisme gourmand doit inscrire, au contraire, à son programme le droit à l’intensification et au raffinement du sensible qui n’est nullement le « jouir sans entraves ». Cette thèse est féconde parce qu’elle prend le contre-pied de celle sur la soi-disant crétinisation des masses : les gens sont moins bêtes que désespérés, moins manipulés qu’insensibilisés.  Le socialisme gourmand ne prêche pas une quelconque ascèse corporelle, le refus d’un corps mauvais et putrescible dont il faudrait apprendre à se (dé)fier au profit d’une belle âme pure et immatérielle. Les politiques du « bien vivre » que nous proposons ne sont pas des incitations à s’automutiler. Nous devons réapprendre des mots et des gestes pour nous rendre disponibles aux sentiments. Jean-Luc Nancy propose celui d'adoration. Pourquoi pas si nous lui enlevons toute dimension théologique.  Il s’agit aussi de nous donner des gestes, d’apprendre déjà à se « réincarner » dans nos propres corps. Le capitalisme a pénétré en nous et nous a contaminés : notre corps est le premier territoire à libérer. Nous ne sommes pas sans bagages pour commencer ce voyage :  Je pourrai citer ce travail sur la sensibilité qu’est l’engagement militant, le fait que nos moi se frottent les uns aux autres dans une perspective qui n’est pas celle du profit ; je pourrai citer les mille façons de travailler autrement que développent le mouvement coopératif, l’économie sociale et solidaire, les mille façons de vivre autrement avec l’habitat autogéré, les  AMAP, les SEL, les monnaies locales, le refus de la « sportivation  de la vie » qui va bien au-delà de la nécessaire critique du sport. .

 

Simon Lecomte : Tu expliques longuement comment les gauches ont volontairement sacrifié le syndicalisme à bases multiples, le socialisme et le communisme municipal, le mouvement coopératif…Tu rends finalement ces gauches-là responsables de leur échec. Tu en conclues à la nécessité de faire sécession aujourd’hui. Tu en fais même la condition première d’une issue au capitalisme, d’une refondation d’un nouveau socialisme. N’est-ce pas un point de vue défaitiste ?

Paul Ariès : Ce faire sécession est tout sauf du défaitisme, c’est un appel au protosocialisme. Les gauches du 20e siècle n’ont pas su (ou voulu ?)  développer des réalisations à la hauteur de leur projet ; elles ont abandonné l’idée de faire contre-société et de cultiver leur autochtonie. Elles se sont mises en jachère. Elles ont pensé que la meilleure façon d’avancer vers le socialisme était de camper dans l’enceinte du capitalisme pour y travailler ses contradictions de l’intérieur. Résultat : non seulement le peuple n’existe plus (ou si peu), il n’a jamais été autant intégré corporellement (de par ses modes de vie) et mentalement (de par ses valeurs) dans le capitalisme et le productivisme. Conséquence : les gauches ont fini par y perdre leur âme. Comment se plaindre qu’elles soient devenues gestionnaires alors qu’elles n’ont eu de cesse d’ intégrer les milieux populaires à la nouvelle économie (psychique) capitaliste et au mode de vie qui lui correspond et l’entretient? Ce qui est certain c’est que nous devons multiplier les expérimentations, car seules les marges permettront de recréer une politique vivante. En « permaculture », les marges désignent ces lieux en bordure qui sont toujours les plus féconds, les plus vivants. C’est là qu’on rencontre le maximum de métissage, de biodiversité. Les marges ont donc vocation à devenir autant de lieux de vie, de laboratoires du futur.

 

Simon Lecomte : Tu parles aussi de la nécessité d’inventer un socialisme existentiel. Tu évoques des aspects classiques comme l’invention de nouveaux communs mais tu dessines aussi d’autres perspectives en évoquant la place de la fête et de la fantaisie, en appelant à l’amour et à l’amitié, en invitant à la beauté…Tu parles même de la nécessité d’inventer des exercices spirituels opposés à ceux du capitalisme : l’école capitaliste, la TV-lobotomisation, les sports de compétition, l’agression publicitaire, etc. J’avoue avoir découvert certaines pages bien cachées de l’histoire du socialisme concernant les expérimentations sexuelles, alimentaires, ludiques, etc.

Paul Ariès : ce socialisme pratique que j’évoque est nécessairement métèque : il ne s’agit nullement de songer à un retour aux architectes sociaux, aux systèmes tout fait (Cabet, Weitling, Dézamy…). Le socialisme pratique est nécessairement kaléidoscopique et tourbillonnant. Il n’y a nulle unification a priori, mais il n’y en a pas davantage a posteriori. L’écriture du socialisme gourmand se fait en spirale puisqu’il s’agit de penser des ruptures réelles qui ne sont plus des ruptures globales. Ce qui est contestable, ce n’est pas que les gauches aient voulu questionner la sexualité, l’alimentation, la pédagogie, les astres, etc., mais d’avoir cru au pouvoir, c'est-à-dire à la centralité de la révolution, à la possibilité de changer de vie en imposant des modèles qui écrasent la subjectivité individuelle et collective. Le socialisme pratique répond à la nécessité pour les gauches d’une cure de dissidence. Nous devons accepter le fait que le combat révolutionnaire procède souvent par des détours : la grammaire avec Proudhon, la médecine avec Raspail, la sexualité avec Reich, l’astronomie avec Blanqui, la pédagogie avec Jacotot. Une chose cependant n’a pas changé depuis Marx et Engels, depuis Guesde et Lénine, depuis Paul Brousse ou Benoit Malon : les défaites successives s’expliquent par le refus d’une partie des forces socialistes de tenter de réaliser des « petits bouts » de socialisme. Cet échec fut donc souhaité,  revendiqué, programmé, organisé et finalement réussi et applaudi. Ce sont (presque) toujours les mêmes qui s’opposent au mouvement coopératif, à l’économie sociale et solidaire, à l’extension de la sphère de la gratuité, au nom de la pureté du combat de classe nécessairement frontal, au nom de la construction prioritaire du grand parti révolutionnaire. Songer aux mille façons de construire des « petits bouts de socialisme » demeure iconoclaste même si ce chemin est un des plus courts pour inventer des gauches buissonnières, des gauches maquisardes contre l’impuissance des gauches gestionnaires ou gesticulatoires. Le détour par les expériences historiques est d’autant plus important que la crise sociale et politique actuelle créé les conditions d’un retour au « socialisme municipal », au mouvement coopératif, à un syndicalisme de services, à l’économie sociale et solidaire. C’est enfin la condition pour que la gauche retrouve le peuple.

Simon Lecomte : Tu évoques en effet la nécessité d’un socialisme populaire…

Paul Ariès : Toute la stratégie du socialisme gourmand pose en effet la question du renouveau des cultures populaires entendues comme des cultures pré ou post-capitalistes. Contrairement à l’idéologie dominante, les milieux populaires n’ont pas disparus, ni les gens modestes, ni la classe ouvrière, ni la paysannerie. Parler de socialisme populaire suscite beaucoup de résistances, d’irritations. Il me semble qu’elles sont de même nature que celles suscitées par la mise en cause du dogme de la croissance économique. Certaines résistances sont théoriques. D'autres, esthétiques. Le « petit peuple » n'a jamais eu bonne presse dans les milieux socialistes, à quelques rares exceptions, comme celle d'Orwell qui ne cessa jamais de chercher une sorte de « bon sens populaire ». Michel Surya cite quelques-uns des noms d'oiseaux qui servaient à Marx à disqualifier la plèbe : « masse amorphe, décomposée, ballotée », « vagabonds », « forçats sortis du bagne », « galériens en rupture de ban », « escrocs », « charlatans », « lumpenprolétariat ». Il est erroné de penser que les cultures populaires n’ont été que des sous-produits de la culture dominante, comme s’il pouvait n’exister, dans une société de classes, qu’une seule et unique façon de sentir, de penser, de rêver, d’être. Les milieux populaires ont toujours expérimenté des formes de vie « autres ». Comment faisait-on et comment fait-on pour vivre (et « vivre » malgré tout) et pas seulement survivre, sans beaucoup d’argent, sans épargne ? Quelles valeurs ont-elles émergé de ces modes de vie ? Refuser la primauté des « couches moyennes », c’est refuser le fétichisme de l’économie, celui de l’État et la fausse solution de l’étatisation du capitalisme comme chemin de l’émancipation. La centralité des couches moyennes a été une façon de discipliner les milieux populaires.

Simon Lecomte : Tu évoques aussi ce que tu nommes un socialisme de parole

Paul Ariès : Il ne peut pas y avoir de socialisme gourmand sans appel à la subjectivité, or la subjectivation requiert le langage, mieux, la prise de parole. Les mouvements sociaux récents éprouvent le besoin de renouveler la langue. Ce livre ne fait pas exception.  Le désintérêt des gauches pour le langage a accompagné l’effondrement des projets, la faiblesse des mobilisations, mais aussi la crise de la créativité langagière populaire (malgré l’argot des jeunes des banlieues). Il a accompagné la disparition d’une langue politique qui défie l’ordre. L’histoire des gauches se confond avec celle du pouvoir de la parole, en particulier celle des tribuns : Robespierre, Saint Just…oserais-je dire Mélenchon. Le langage des gauches est devenu étranger, incompréhensible pour le commun. La gauche doit retrouver sa capacité de séduction, de mobilisation mais aussi de compréhension. Je suis heureux que l’on réapprenne à se nommer et à nommer l’ennemi : une des plus grandes victoires de la bourgeoisie est d’avoir rendu innommable sa propre classe. Après le « Président des riches », Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot traiteront dans le Hors série du sarkophage « On change tout » du « président des pauvres ». Jacques Rancière a montré que le nom est ce qui garantit la puissance ; la naissance se fait par la parole ; priver de parole c’est renvoyer dans l’innommable.  J’ajouterai que la parole de gauche doit être de rappeler que les savants n’ont pas le monopole des savoirs.

Simon Lecomte : Tu conclues Le socialisme gourmand par l’éloge du socialisme moral

Paul Ariès : En parlant de morale et pire encore, de socialisme moral, je sais que ne manquerai pas de m'attirer les foudres de tous les gardiens du temple. Mais je suis convaincu  que face aux projets fous du capitalisme vert d’adapter la planète et l’humanité aux besoins du productivisme, nos vieux mots d’ordre économicistes et amoraux seront de peu de poids pour s’opposer aux modifications du climat, à l’exploitation des gaz de schiste, au transhumanisme, etc. Nous avons besoin de partager une vision de l’humanité et une conception de ses rapports à ce qui l’environne qui relève bien du jugement moral et pas seulement des connaissances scientifiques. Si le capitalisme était capable de contraindre les humains à intérioriser son imaginaire amoral, alors nous ne serions déjà plus capables de nous y opposer. Ni en Grèce, ni en Afrique ni en France. Sur quoi prendre appui ? La politique du Bien vivre peut être considérée comme une politique morale. Cette morale est une morale populaire puisqu’elle satisfait le plus grand nombre (les 99 %) mais aussi parce qu’elle entretient, comme le dit Orwell, avec les gens ordinaires des relations privilégiées. J’ajouterai que ma morale est non seulement athée mais qu’elle est celle des passions joyeuses. Les sentiments négatifs vont trop souvent de pair avec les passions tristes qui sont celles du capitalisme. Ce choix des affects positifs  n’est pas seulement conforme à l’essor des passions joyeuses  qui composent le seul aliment dont peut se nourrir le « socialisme gourmand » mais c’est aussi le plus conforme aux grandes passions des gauches qui ont toujours été historiquement des affects positifs. Je pense à l’amour, au partage, la fraternité contre la repentance, l’ordre, la peur des enfers. La gauche peut prendre les armes mais elle n’est pas guerrière. Elle rêve de concorde. Elle est hantée par la question de la non-violence. La droite, elle, est volontiers violente, militariste, prédatrice (ne serait-ce que dans les rapports économiques et dans sa vision des relations humaines). Les terrains de jeu de la gauche sont peu virils : la paix, le pain, la santé, l’éducation, autant de figures féminines dans son Panthéon qui ne sont d’ailleurs pas tant des allégories que de vraies femmes, des femmes du peuple, des femmes émancipées. Ce dont nous manquons pour nous insurger comme le dit aussi Miguel Benasayag, ce n’est pas de motifs de mécontentements, c’est de la joie nécessaire pour pouvoir se rebeller. Ce qui nous rend impuissants ce sont les passions tristes.

Entretien parau dans le Sarkophage de mars 2012



[1] Gilles Deleuze (avec Claire Parnet), Dialogues, Flammarion, 1995.

4 septembre 2012

Liens vers les sites de La vie est à Nous ! / Le Sarkophage et Les Z'Indigné(e)s

sarkophage-07-2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 1) Site du bimensuel La Vie est à nous ! /Le Sarkophage 

 

zindi 1

 

2) Site de la nouvelle revue Les Z'indigné(e)s

 

 

4 septembre 2012

Lancement du 2e Forum national de la désobéissance à Grigny le 29 Septembre

4 septembre 2012

Paul Ariès, politologue, objecteur de croissance amoureux du Bien-Vivre

  • Le Retour du diable, éditions Golias, 1996.
  • La Fin des mangeurs, éditions Desclée de Brouwer, 1997.
  • Les Fils de MacDo, éditions L'Harmattan, 1997.
  • Déni d'enfance, éditions Golias, 1997.
  • La Scientologie, laboratoire du futur ?, éditions Golias, 1998.
  • Petit Manuel Anti-McDo à l'usage des petits et des grands, éditions Golias, 1999, (ISBN 2-911453-54-9).
  • La Scientologie, une secte contre la république, éditions Golias, 1999.
  • José Bové, la révolte d'un paysan, éditions Golias, 2000.
  • Libération animale ou nouveaux terroristes ?, éditions Golias, 2000.
  • Les Sectes à l'assaut de la santé, éditions Golias, 2000.
  • Le Goût, Avec Gong Gang, Desclée de Brower, 2000, (ISBN 2-22004-405-X).
  • Anthroposophie : enquête sur un pouvoir occulte, éditions Golias, 2001, (ISBN 2-914475-19-5)
  • Disneyland, le royaume désenchanté, éditions Golias, 2002.
  • Harcèlement au travail ou nouveau management, éditions Golias, 2002.
  • Putain de ta marque, éditions Golias, 2003.
  • Satanisme et vampirisme, le livre noir, éditions Golias, 2004.
  • Décroissance ou barbarie, éditions Golias, 2005.
  • Misère du sarkozysme, éditions Parangon, 2005.
  • No Conso, manifeste pour une grève générale de la consommation, éditions Golias, 2006.
  • Le Mésusage, essai sur l'hypercapitalisme, éditions Parangon/Vs, 2007.
  • José Bové, un candidat condamné, la décroissance dans la campagne, éditions Golias, 2007.
  • Pour repolitiser l'écologie: le contre-Grenelle de l'environnement, éditions Parangon, 2007
  • La Décroissance : un nouveau projet politique, éditions Golias, 2008
  • (avec Bernadette Costa-Prades) Apprendre à faire le vide : Pour en finir avec le "toujours plus", éditions Milan, 2009
  • Désobéir et grandir - Vers une société de décroissance, éditions Ecosociété, 2009
  • La simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance, Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2010
  • (avec Florence Leray) Daniel Cohn-Bendit, l’imposture, éditions Max Milo, 2010
  • L'altergouvernement (Ouvrage collectif), éditions Le Muscadier, 2012, (ISBN 9-791090-68-8)
  • Décroissance ou récession, la décroissance vue de gauche(sous sa direction), Parangon, 2012
  • Le socialisme gourmand, Les empêcheurs de penser en rondLa Découverte, 2012
4 septembre 2012

Intervention et Débat à l'Ultra Sieste, Critique de la sportivation de la vie

 

 

 

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