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Paul ARIES - Site Officiel
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1 septembre 2014

faire du don une politique

Comment faire du don une politique ?

Paul Ariès, in Relations revue des Jésuites québécois

Faire de la politique du point de vue des intérêts des « gens de peu » (Pierre Sensot), ce n’est pas seulement donner d’autres réponses aux questions dominantes, c’est apprendre à inventer d’autres questionnements, c’est donc ouvrir le système. Il y a urgence à bousculer les différentes familles de pensées des mouvements émancipateurs pour les contraindre à faire de la politique autrement et ceci à l’échelle mondiale. Il y a urgence car comme le note Jacques T. Godbout « Nous assistons actuellement à l’ultime effort de l’humanité, le dernier stade pour enfin éliminer entièrement le don et faire de sorte qu’on contrôle tout, que tout soit produit, que rien ne soit donné, et que triomphe l’homo-oeconomicus. » Cette attaque contre le don, sans précédant dans l’histoire de l’humanité, marque la victoire anthropologique du capitalisme. Elle oblige les gauches et les milieux écologistes à repenser leur projet émancipateur, à changer fondamentalement de logiciel en acceptant déjà d’élargir la critique du capitalisme. Le capitalisme ce n’est pas seulement en effet un système économique qui repose sur l’exploitation du travail et le pillage des ressources naturelles notamment du Sud, c’est aussi l’imposition d’un mode de vie spécifique avec ses produits particuliers, cela les gauches et même l’écologie ne savent plus de dénoncer faute d’avoir accepté de mener la lutte des classes dans le domaine de la consommation, des styles de vie, faute aussi d’avoir su entretenir au sein de cet univers capitaliste des morceaux d’autres sociétés. Le capitalisme c’est cependant encore une troisième chose sans laquelle ce système se serait effondré depuis longtemps, miné de l’intérieur par ses propres contradictions. Le capitalisme est aussi fondamentalement une réponse à nos angoisses existentielles, à la peur de mourir, au sentiment de finitude et cette réponse capitaliste c’est le « toujours plus », « toujours plus » de production, « toujours plus » de consommation, « toujours plus » vite, « toujours plus » loin, « toujours plus » grand, « toujours plus » de pouvoir. Notre aveuglement face à cette dimension anthropologique interdit de voir que le capitalisme donne à jouir, qu’il nous fait jouir, même si c’est une mauvaise jouissance, puisque c’est une jouissance d’emprise, une jouissance d’avoir, d’accumulation. On ne peut rien comprendre à la haine du don qui se développe aujourd’hui si on ne comprend pas que le capitalisme a ses propres dissolvants d’angoisse existentielle et qu’il n’a pas besoin d’amour, de gratuité, de beauté, de don et de contre don. Cette haine du don est bien sûr manifeste dans les milieux libéraux et de la révolution conservatrice mondiale mais elle se développe aussi dans certains réseaux qui confondent décroissance et austérité et combattent toute idée de revenu garanti. Le combat contre le capitalisme et le productivisme est donc tout autant anthropologique que strictement économique, social, culturel, politique comme on le croit souvent. La grande difficulté c’est que le capitalisme est parvenu à « naturaliser » ses fondements anthropologiques et donc à faire passer les autres comme contre-naturels donc pervers. Le capitalisme n’a pas inventé de toute pièce son anthropologie car comme toute formation sociale nouvelle, il n’a pu faire du neuf qu’en recyclant aussi du vieux…  Il n’existe pas une cause première qui expliquerait ce passage d’une société du don à une société marchande, à une éthique du marché prônant l’égoïsme pour tous. Nous ne pouvons que dire de façon métaphorique que le récit biblique constitue déjà une tension entre ces deux pôles d’humanisation, ces deux modèles anthropologiques. Le péché originel marque ce passage d’une économie du don à une économie du sacrifice : Adam et Eve vivaient des fruits de la nature c'est-à-dire de ses dons, leurs descendants vivront à la sueur de leur front et accoucheront dans la douleur...  La lutte contre le don (car ce phénomène n’a rien de naturel et n’avait rien d’obligatoire) a aboutit à la domination de tous sur la nature et de quelques uns sur tous les autres. Ce combat a pris des siècles (destruction des communs qui est bien le grand sacrilège), n’est pas achevé (débat sur l’appropriation des semences agricoles, sur la production de la vie en laboratoire) et ne le sera jamais car d’autres formes de dons apparaissent sans cesse (logiciels libres, système d’échange de fichiers de musique, de films, de livres). N’ayant nullement le fétichisme du vocabulaire, peu importe que nous parlions ici de logique du don et du contre-don, de gratuité des biens communs et des services publics ou même de liberté d’accès (« free » comme disent les anglo-américains). L’essentiel est de refuser ce diktat qui voudrait que le don ait presque disparu de la société, qui voudrait n’en faire qu’une subsistance voire une aspiration pathologique. La grande force du système est en effet de rendre invisible tout ce qui lui échappe. C’est pourquoi Rimbaud appelait déjà au XIXe siècle à redevenir des voyants. Il suffit donc de partir à la découverte de ce qui subsiste de modes de vie précapitalistes ou postcapitalistes au Sud comme au Nord pour croiser cette logique bien vivante du don. Je n’évoquerai pas ce qu’il a de don dans nos générosités (du don financier au don d’organe) et dans nos engagements lorsque nos personnalités se frottent les unes aux autres dans des buts qui ne sont pas ceux de l’enrichissement ni d’un investissement. Je dirai simplement que ces dons n’existent pas toujours en fonction d’un contre-don. Nous pouvons penser une gratuité du don en dehors de la triangulation maussienne. La meilleure façon de rencontrer le don c’est de se mettre déjà à l’écoute de tous ces gros mots qui se cherchent mondialement pour dire les nouveaux chemins de l’émancipation : le « sumak kaway » des indigènes indiens, le « buen vivir » (Bien vivre) des gouvernements équatoriens et boliviens, le « plus vivre » de la philosophie négro-africaine de l’existence, « l’écologie des pauvres versus l’écologie des riches » en Inde, les « nouveaux jours heureux » des collectifs des citoyens-résistants français (clin d’œil au programme du Conseil national de la Résistance dont le titre était Les jours heureux),  la « vie pleine » de Rigoberta Menchu (Prix Nobel de la paix 1992),  la « sobriété prospère », la « frugalité joyeuse », les « besoins de haute urgence » des poètes du mouvement social antillais. Tous ces nouveaux gros mots croisent d’une façon ou d’une autre la notion de don, car ils pensent les conditions d’une justice non seulement sociale mais écologique et climatique. Ce combat n’est certes pas gagné comme le prouve l’échec annoncé cet été du projet Yasuni ITT. L'Equateur demandait au titre de la réparation de la dette écologique du Nord envers le Sud que les pays riches versent 3,6 milliards de dollars US... En cinq ans, 13 millions seulement ont été versés....et 116 promis. Nous sommes loin du compte. L’échec du don fera qu’on exploitera les ressources pétrolières de cette région.  Tous ces nouveaux gros mots ont le mérite aussi de faire passer des passions tristes aux passions joyeuses en frayant des chemins vers une jouissance d’être opposée à la jouissance d’avoir. Le don n’est jamais loin du Bien vivre car comme le rappelle Alberto Acosta, l’un des pères du mouvement du Buen vivir, le bien vivre ce n’est pas la bien être au sens de la société occidentale, c’est le fait d’inventer d’autres rapports aux autres fondés sur le partage. Nous retrouvons ici ce qui se dit dans des langages différents depuis des siècles et des siècles, que l’on songe aux espérances révolutionnaires mais aussi aux théologies de la libération, c’est toujours la même option préférentielle pour les plus pauvres, donner plus à ceux qui ont eu moins. Tous ces nouveaux gros mots se prêtent enfin fort bien à toutes sortes de déclinaisons.  Ils nous rappellent que nous avons le don chevillé au corps quoi qu’en disent les puissants : relations amoureuses, amicales, associatives, biens communs, services publics etc. Les plus beaux cadeaux théoriques pour penser un autre monde viennent aujourd’hui de ces horizons. Ce sont des dons que fait le Sud au Nord, ce sont des dons que font les pauvres aux riches.

J’en retiendrai deux : la notion d’anti-extractivisme qui vise à nous libérer non seulement de l’idéologie croissanciste (« plus égal nécessairement mieux ») mais aussi de tout fantasme de contrôle absolu de la nature conduisant à l’épuisement des ressources non renouvelables. Ce sont en effet les mêmes paysans pauvres brésiliens qui ont créé d’abord le Mouvement des paysans sans terre puis le Mouvement des affligés par les barrages, précisant ne pas être par principe contre l’énergie hydraulique mais souhaitant savoir à quoi et à qui elle servirait. On retrouve là les Africains dénonçant dès la décolonisation ce qu’ils nommaient les « éléphants blancs », ces mégaprojets profitables qu’à une petite minorité nantie de la population. Cet anti-extractivisme possède sa traduction « occidentale » avec la lutte contre les Grands Projets Inutiles Imposés (GPII) dont ceux liées aux industries sportives et bien sûr aux guerres. L’autre grand cadeau conceptuel est la notion de pachamamisme (défense de la Terre-Mère) considérée avec méfiance par une gauche inquiète d’un retour possible de l’obscurantisme. Cette peur est cependant bien davantage une phobie occidentale que fondée sur des faits. Face à l’économie marchande qui entend soumettre la nature aux lois de l’économie (avec par exemple le marché carbone), le pachamamisme est une incitation à soumettre l’économie aux lois du vivant, c'est-à-dire déjà aux conditions de la reproduction biologique et sociale. Je reste convaincu qu’aucun retour à la logique du don ne sera possible sans changer notre regard sur les pauvres et la pauvreté et plus largement sur les milieux populaires. Nous acceptons comme allant de soi la définition que les riches donnent des pauvres. Nous définissons toujours les milieux populaires en termes de manque. En économie, le manque de pouvoir d'achat ; en culture, le monde d'éducation ; en politique, le manque de participation ; en société, le manque de capital social, etc. Tout cela est bien sur en partie vraie mais en partie seulement. Je fais ici le pari d'une positivité potentielle des milieux populaires, des autres façons de vivre. Un pauvre n'est pas en effet un riche à qui ne manquerait que l'argent. Un pauvre a une autre richesse, d'autres rapports à soi, aux autres, au temps et à la nature. Nous devons pour redécouvrir cette altérité faire retour sur la notion de don et sa traduction politique, la défense et l’extension de la sphère de la gratuité des services publics. La première richesse des pauvres c’est en effet  toujours la construction de communs. C’est à ce titre qu’on ne peut dire qu’il ne s’agit pas d’aller vers le peuple mais de construire du peuple et construire du peuple c’est partager du don, de la gratuité. On nous rétorquera que la gratuité n’existe pas, que même l’école publique a un coût. Cette fausse évidence oublie que la gratuité ce n’est pas la chose libérée du coût mais du prix. C’est pourquoi nous parlons toujours de gratuité construite, économiquement construite, culturellement construite, politiquement construite. J’aime ces élus qui interpellent la population et qui disent compte tenu des moyens limités qui sont les nôtres, préférez vous maintenir la gratuité du stationnement pour les voitures ou construire une autre gratuité profitable à tous et écologiquement soutenable. Depuis le 1er Forum international de la gratuité en 2010, nous avons mieux pris conscience de la possibilité de reprendre la main en donnant du grain à moudre à la logique du don. Ici on commence par la gratuité de l’eau vitale, ailleurs c’est celle des transports en commun urbains, de la restauration scolaire, des services culturels ou funéraires, etc. Tous ces petits bouts de gratuité n’annoncent certes pas un nouveau « Grand soir » mais justement je préfère chanter au présent plutôt que de croire en des lendemains qui chantent qui ont toujours justifiés dans l’histoire l’existence de générations sacrifiées. La logique du don c’est en effet aussi ce refus de toute idée de sacrifice, de l’austérité. Ce refus du sacrifice n’est pas seulement d’ordre tactique même si on sait qu’on ne changera pas le monde en culpabilisant les gens, mais seulement en donnant envie, en suscitant le désir, le grand Désir de vivre qui n’est pas le besoin d’accumuler. Ce refus du sacrifice est aussi une leçon politico-anthropologique : les églises ont promis le paradis céleste mais on a connu l’Inquisition, le fondamentalisme, l’intégrisme. Le stalinisme promettait le paradis terrestre pour après-demain matin mais a accouché du goulag.  Tout sacrifice impose en effet toujours un appareil pour gérer ce sacrifice. Cette logique du don est fondée enfin sur une autre bonne nouvelle matérielle : on sait que la planète est déjà bien assez riche pour permettre à huit milliards d’humains de vivre bien. L’Onu le dit : il suffirait de mobiliser pendant 25 ans 40 milliards de dollars par an pour régler le problème de la faim dans le monde et 80 milliards suffiraient pour résoudre la question de la grande pauvreté… On peut comparer ces montants aux 1400 milliards de dépenses militaires et aux 1000 milliards d’argent sale. Des politiques fondées sur le don sont donc les seules réalistes car le grand enjeu à l’échelle planétaire n’est pas de créer plus de richesses mais d’autres richesses… Rien de tout cela ne sera cependant possible si nous ne changeons pas les façons de militer, si nous reproduisons au sein des résistances les modes d’existence que nous combattons. Il y a souvent plus de bonheur à jouer aux cartes ou à être membre d’un club de boules qu’à s’engager au sein d’un syndicat, d’un parti, d’une association. Développons ce que les anciens nommaient des politiques de l’amitié, faisons de nos organisations des lieux de libre circulation de la parole, des territoires où l’homo donatus soit aussi un homo ludens…

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