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Paul ARIES - Site Officiel
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4 septembre 2012

Intervention de Paul Ariès, Conseil scientifique ATTAC – 17 Juin 2011

 

 Je ne ferai pas un exposé classique sur la décroissance. Déjà parce que chacun est bien informé et possède donc sa propre perception de ce mouvement. Il n’y a pas d’ailleurs une position d’ATTAC sur la décroissance mais une pluralité de lectures, variables selon les militants et évolutives. Cela tombe bien car il n’y a pas davantage d’unité politique de la décroissance. J’ajoute que la décroissance est souvent chez elle à ATTAC au regard du nombre de militants, de collectifs qui pensent avec/autour de nos thèmes. Ensuite parce que la décroissance n’existe pas au sens d’un dogme qu’il faudrait adopter ou rejeter en bloc. La décroissance est d’abord du côté du questionnement. Elle rime avec décroyance, avec une pensée qui ne gèle pas en doxa . Enfin parce que la décroissance à majuscule n’existe pas davantage. Elle n’existe pas et ne peut exister pour deux raisons. Tout d’abord, la décroissance n’est pas un concept scientifique. Il n’y a donc pas lieu d’en débattre à ce niveau. Serge Latouche a ainsi toujours affirmé que la notion qu’il a réellement dans la tête est celle d’a-croissance. Je répète, depuis 1992, que la décroissance est simplement un mot-obus permettant de penser autrement. Autrement dit la décroissance n’est surtout pas l’inverse de la croissance, ce n’est pas la récession et son cortège de misères sociales et d’austérité. Cela ne signifie pas bien sûr, comme a pu le montrer Fabrice Flipo que la décroissance n’aurait pas de sources scientifiques, philosophiques, esthétiques, politiques. Je ne reviendrai pas ici sur ces fondements bien connus de chacun. Cela ne signifie pas non plus qu’elle n’aiderait pas à accoucher de nouveaux concepts mais aussi de nouveaux combats (mobilisations), de nouvelles espérances (E. Bloch). Je le répète volontiers : la décroissance n’est pas un concept scientifique et j’ajouterai que c’est très bien ainsi. Mais alors à quoi sert-elle ? Je dirai qu’elle est d’autant plus justifiée qu’elle suscite encore et toujours des résistances. Elle a donc une fonction de poils à gratter idéologique (mais pas uniquement). Ce combat de l’antiproductivisme et de l’anticonsumérisme n’est pas gagné. Deux indices dans le champ politique. J’avais proposé lors de la transformation de la LCR en NPA d’aller plus avant et de parler de NP2A (anticapitaliste et antiproductviste). J’avais proposé au moment de la fondation du Parti de Gauche de parler de Parti de gauche écologique. Je n’ai pas été suivi. Et pourtant l’histoire prouve qu’être partisan du socialisme ne suffit pas pour être antiproductiviste, ni même écologiste (le pétrole socialiste n’est pas plus « écolo » que le pétrole capitaliste et le nucléaire socialiste n’est pas davantage autogérable). Hervé Kempf a sorti sa calculette lors de la parution du projet socialiste 2012 : le mot « croissance » y présente la plus grande occurrence. Nous verrons ce qu’il en sera de l’écologie politique et de l’antiproductivisme dans les projets d’EE-Les-Verts, du Front de gauche ou du NPA.

La décroissance à majuscule n’existe pas pour une seconde raison…j’ai pu lire parfois qu’il y avait autant de décroissances que d’objecteurs de croissance. Ce n’est pas tout à fait exact. Ce qui est vrai c’est que la décroissance (comme toute chose) pourrait déboucher sur le pire comme sur le meilleur. Le pire serait une décroissance revisitée par l’extrême droite, une décroissance revisitée par le Medef (on se souvient de son atelier sur la « décroissance prospère »), le pire serait une décroissance du « Ni gauche ni droite » donc de droite, une décroissance au service de forces réactionnaires. On le voit dans le champ religieux avec, d’un côté, des adeptes d’une décroissance qui frise l’intégralisme, par haine de la modernité, par rejet du matérialisme philosophique, avec des OC « cathos » de droite et de droite extrême qui se la jouent « antiécomicistes » à la sauce de l’Action Française, à la façon des vieux courants contre-révolutionnaires (de Bonald et consort) et, d’un autre côté, tous ceux qui pensent, avec les « cathos » de gauche, que l’objection de croissance est la fille des théologies de la libération.

Beaucoup de critiques de la décroissance sont tombées dans le travers de confondre ces différents courants…pour les rejeter en bloc. Nous avons pourtant entrepris très vite un travail de bornage vis-à-vis de ces courants. Nous l’avons fait vis-à-vis de certains auteurs (comme de Benoist). Nous l’avons fait vis-à-vis de certains mouvements politiques comme les Identitaires, Egalité et réconciliation (Soral) et même une frange du F.Haine. Nous l’avons fait en essayant de comprendre quels étaient les chemins qui pouvaient conduire d’une rive à l’autre, en essayant de les boucher. C’est pourquoi nous sommes si fermes sur une série de questions comme le malthusianisme (pas seulement démographique), la démocratie, notre propre conception de la relocalisation, comme celle du contenu nécessairement de classe de la décroissance. De telles ambigüités ne sont pas propres à la décroissance mais à toute alternative. Le socialisme a pu aussi accoucher du pire et l’altermondialisme n’a cessé –tout comme l’antimondialisme- d’être instrumentalisé par les extrêmes droites. Tout dépend donc du contenu. Tout dépend de ce qu’on en dit, de ce qu’on en fait…Mais que personne ne se méprenne : l’immense majorité des OC est de gauche (issue des différentes familles des gauches). Le courant droitiste honteux, celui du « Ni droite ni gauche » sont très minoritaires même s’ils disposent de moyens éditoriaux leur assurant une bonne visibilité, à défaut d’une lisibilité. Ce compromis entre les différentes familles d’OC, à l’exclusion de celles d’extrême droite, a été un choix partagé par de nombreux OC des gauches. Ce choix était fondé sur la conviction que les OC de gauche étaient trop faibles pour peser efficacement et durablement sur les courants productivistes des gauches, mais assez forts au sein des milieux de la décroissance pour que leurs thèses l’emportent (pas nécessairement dans les médias) mais dans les réseaux militants (je songe d’abord aux collectifs locaux d’ATTAC). Ce compromis difficile a été fissuré puis rompu depuis quelques mois...

1)    Désaccord sur des thèses : le système connaitra-t-il une panne sèche –version énergétique du malthusianisme- ou trouvera-t-il encore de quoi nous pourrir la vie pendant longtemps, avec ce que Geneviève Azam a pu nommer la « malédiction des gaz de schiste » ? S’agit-il en matière alimentaire par exemple de pénurie ou d’un scandale politique ? S’agit-il que chacun consomme moins (en parlant de décroissance soutenable) ou la décroissance est-elle tout, sauf cela, dans la mesure où elle doit avoir un contenu de classe, où il s’agit justement de sortir du cercle de la consommation pour faire primer les valeurs d’usage –et déjà celle de nos propres vies- sur la valeur d’échange ? Autre clivage important résumé par Philippe Corcuff à propos du mouvement antipub ou, ajouterai-je, du choix de certains décroissants de faire de Nicolas Hulot leur principal adversaire, non pas en raison de la « droitisation » de la pensée qui affecte tous les camps y compris l’écologie, mais du refus du système médiatique. Philippe Corcuff nous incite à ne pas sombrer dans une vision misérabiliste qui consiste à ne plus croire dans les capacités critiques des gens ordinaires mais à être obsédé et fasciné par le spectacle de leur supposé aliénation totale. Ce choix est celui de l’impuissance. Il est aussi celui du dédain vis-à-vis des gens de peu (Pierre Sansot).

2)    La majorité des OC n’est encartée nulle part mais ceux qui le sont iront divisés aux élections de 2012 avec, d’un côté, le choix très minoritaire du POC d’une candidature du « ni droite ni gauche », refusant par exemple de porter la revendication d’un revenu garanti, d’un autre, les choix des autres réseaux (PPLD, MOC) de travailler, dans la division, sur la base d’une dotation inconditionnelle d’autonomie, d’un projet de « socialisme de la décroissance ». Le déclencheur de cette rupture a été la question de la gratuité. Les courants droitistes honteux et ceux du « ni droite ni gauche » estimant que la gratuité va tuer la décroissance (sic), les autres courants soutenant qu’elle est la condition même de la décroissance. On ne changera pas le monde en culpabilisant les gens (« Salauds de pauvres qui osez revendiquer alors qu’il y a le feu à la planète ! »), mais en donnant envie de changer, en suscitant le désir.

 

Conséquences de cette scission politique au sein de la décroissance  : d’un côté, la publication d’une série de textes politiques et théoriques faisant rupture, celui de Serge Latouche dans le Sarkophage de mai soutenant que notre décroissance est nécessairement de gauche et ajoutant que la décroissance est la grande chance historique de la gauche, celui d’Alain Accardo dans le Sarkophage de juillet expliquant en quoi le clivage droite/gauche est toujours opérationnel ; ceux de l’ouvrage collectif à paraitre aux éditions Parangon avec un texte de Michel Lepesant titré « le socialisme de la décroissance », celui de Thierry Brugvin affirmant que notre décroissance est non seulement celle du socialisme mais celle d’un socialisme autogestionnaire, etc. Autre conséquence : la crise ouverte au sein du mensuel La Décroissance avec la censure de plusieurs textes jugés hétérodoxes, mon exclusion de la responsabilité des pages politiques puis du journal lui-même, une Lettre Ouverte à Vincent Cheynet, rédacteur en chef signée par de nombreux intellectuels de la décroissance, pour protester contre les accusations diffamantes et le sectarisme idéologique …

 

La décroissance est donc de gauche sans aucune équivoque possible. C’est vrai en France où le débat traverse toutes les sensibilités des gauches (à l’exception notable de Lutte Ouvrière, à ma connaissance), c’est vrai en Suisse où l’un des principaux animateurs des réseaux de la décroissance est le député communiste Josef Zisyadis (membre du POP), c’est vrai aussi en Belgique avec la présence au sein du mouvement des Objecteurs de croissance de l’ex-député socialiste Jean Cornil. Il est donc clair que la décroissance ne veut pas affamer les peuples (sic) ni faire tourner la roue de l’histoire à l’envers (resic) mais qu’elle entend au contraire être au service des dominés, des « sans ». Nous le faisons peut être mal, mais nous ne cessons jamais d’être du côté des combats contre l’exploitation, contre les dominations. Allons plus loin, nous ne cessons de dire que des choses doivent « croitre » même en France (c’est d’ailleurs pourquoi nous prônons la gratuité notamment des quatre grands piliers de vie : le logement, l’alimentation, l’éducation et la culture et la santé). Nous ajoutons simplement que cette décroissance équitable et sélective se fera dans un contexte global de décroissance (avec priorité à l’institutionnalisation des communs). La décroissance est donc autant anticapitaliste que d’autres courants des gauches. Elle partage aussi les combats pour l’universalisation des droits : le bien vivre se traduit en droits concrets, droit à l’eau, droit à la souveraineté alimentaire, énergétique, aux déplacements urbains gratuits, etc. On peut ne pas partager tout ou partie des thèmes ou du vocabulaire de l’Objection de croissance mais elle appartient incontestablement au camp de l’émancipation.

La crise actuelle qui affecte les milieux de la décroissance est une crise de maturité (je n’oserai pas parler de crise de… croissance). Autant il était possible (je n’ai pas écris facile) de fédérer les diverses sensibilités tant que nous critiquions ce qui ne va pas, tant que nous campions sur le versant négatif de la critique … autant cela devient impossible dès lors qu’il s’agit de construire un véritable projet politique, de lui donner un contenu de classe, une dimension libératrice. On pourrait, bien sûr, s’interroger sur le bien-fondé de ce compromis qui a contribué à une certaine confusion idéologique (vue de l’extérieur), ou à donner l’illusion d’une unité de points de vue qui n’a jamais existé (par exemple sur la question de l’Etat inséparable selon moi de la critique du capitalisme ou sur les questions « LGBT », (anti)spécisme, etc). La réponse est simple : les questions que nous posons l’ont été mille fois dans l’histoire mais à chaque fois les gauches sont retombées dans les mêmes ornières, celle du productivisme, celle de l’économicisme. Althusser recommandait parfois de tordre le bâton à l’envers…C’est ce que nous avons fait… avec un certain succès (beaucoup de membres d’ATTAC ont bougé sur ces questions notamment des économistes). La décroissance que j’aime fait donc du neuf avec du vieux c’est à dire qu’elle recycle de vieux débats qui ont marqué l’histoire des mouvements révolutionnaires, socialistes, communistes et libertaires, qui ont marqué naturellement l’histoire de l’écologie politique. La décroissance revisite cette histoire dans un contexte particulier. Celui de l’échec des « socialismes réels » (soviétisme, social-démocratie, « socialisme par en bas » avec notamment le mouvement coopératif) ; celui de la crise systémique qui oblige à (re)penser une réponse globale. La décroissance a le grand mérite de rappeler que le capitalisme c’est trois choses, trois choses aussi importantes les unes que les autres. Le capitalisme c’est d’abord un système de production des richesses fondé sur la valeur d’échange et sur l’exploitation du travail. Cela, les gauches et l’écologie savent encore bien le dénoncer. Le capitalisme c’est aussi un système d’imposition de styles de vie, de produits qui lui sont spécifiques. Les gauches et même les milieux de l’écologie politique ont largement perdu cette critique du mode de vie capitaliste. Le capitalisme c’est enfin une réponse à nos angoisses existentielles. La réponse capitaliste est le « toujours plus » (de richesses, de pouvoir). C’est la confusion entre la croissance économique et celle en humanité. Notre slogan « moins de biens, plus de liens » montre bien que, pour nous, la question politiquement n’est pas celle d’une « respiritualisation » mais de la reconnaissance de la centralité de la « fabrique de l’humain » (inventions des communs et liens sociaux). Tant que nous n’aurons pas d’autres dissolvants d’angoisse existentielle aussi forts que ceux du capitalisme nous ne serons que dans des combats défensifs. C’est pourquoi j’appelle, avec le Sarkophage depuis 2007, à marier nos mots-obus (anticapitalisme, antiproductivisme, décroissance, anticonsumérisme, etc) avec des mots chantiers (relocalisation, ralentissement, coopération, choix d’une vie simple, planification démocratique écologique, gratuité du bon usage, etc.). C’est pourquoi nous travaillons avec des dizaines de municipalités, avec des communautés d’agglomération qui sont, pour nous, autant de laboratoires pour expérimenter des petits bouts de solution et, surtout, surtout, nous mettre à l’écoute d’un autre socialisme en souffrance. La décroissance campe résolument du côté des transitions à opérer tant au niveau local/national (avec nos mots chantiers) qu’au niveau mondial (avec la notion de justice écologique cf : mon intervention au colloque du Parti de Gauche à l’Assemblée Nationale, juin 2011). C’est pourquoi nous remettons en cause la centralité du travail (aliéné), ce qui ne signifie nullement que nous ne considérons pas que le travail est la source de la création des richesses, mais qu’il faut un autre équilibre entre travail et loisirs, qu’il faut apprendre à vivre avec d’autres modes de vie moins consommateurs, que la société se doit de donner à chacun de quoi vivre frugalement certes, mais de façon sécurisée et ceci sans contrepartie, que cette socialisation des revenus est le meilleur « symptôme » des cultures populaires fondées sur le partage. C’est pourquoi je suis convaincu qu’il nous faut nous mettre à l’école du « Buen Vivir », que ce chemin est aujourd’hui le plus fécond (mon prochain ouvrage à paraitre « le socialisme gourmand », La découverte).

Nous ne pouvons qu’être de gauche, d’une autre gauche, et anticapitalistes car le capitalisme est intrinsèquement productiviste : il n’y a pas de capitalisme sans accumulation, pas de prospérité sans croissance. Le socialisme a été conjoncturellement productiviste. Je crois en la possibilité d’inventer un nouveau socialisme sans croissance. Je ne fais ici que répéter trop rapidement ce que nous disions, dès 1978, avec Rudolf Bahro et tous les théoriciens en quête de ce chemin.

La décroissance revisite donc l’histoire/mémoire du mouvement socialiste (cf : mon livre La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance ), mais comment le fait-elle ? Il faut reconnaitre qu’elle a su le faire de façon radicale, qu’elle a produit du « dissensus » à la fois sur le plan théorique et pratique. Elle l’a fait à sa façon provocante, par exemple, lorsqu’elle rappelle la place des poètes dans la Résistance et demande combien de poètes au sein du Conseil scientifique d’ATTAC. La décroissance a-t-elle produit également des effets dans la société ? La décroissance a incontestablement contribué à faire bouger les lignes. Jean-Luc Mélenchon, dans le Sarkophage de juillet 2011, fait son outing antiproductiviste. Il dit ce qu’il doit à l’écologie politique, aux objecteurs de croissance. Il précise qu’ils doivent encore et encore convaincre. André Chassaigne, député communiste, rend hommage dans le premier chapitre de son livre aux questionnements de la décroissance, même s’il ne nous suit pas dans de nombreux domaines, notamment le nucléaire. La décroissance a fait bouger aussi les syndicats (pas assez j’en conviens). Deux exemples récents. ELA, principal syndicat du Pays-Basque Sud, qui vient juste de célébrer son centenaire, avec ses 140 000 membres, ses 35 % de voix aux élections, son taux de syndicalisation de 10,5 % est adepte d’un syndicalisme de rupture avec le mythe croissanciste ; la CNE, premier syndicat de salariés en Belgique francophone, avec ses 150 000 membres a adopté lors de son dernier Congrès une motion affirmant que « la croissance ne fait pas le bonheur » : « Nous contestons l’idée que la croissance économique, entendue comme croissance du PIB, soit la principale condition du développement du moins dans les pays riches. Bien qu’elle ait permis par le passé de réels progrès, la croissance économique bute aujourd’hui sur les limites écologiques et sociales et n’a pas empêché la détérioration des conditions de travail et de vie d’une large partie de la population, y compris dans les pays industrialisés » (motion 169/0/5). Attention, je ne dis surtout pas que la décroissance a fait bouger les lignes toute seule, je dis qu’elle participe d’un mouvement beaucoup plus large, d’un mouvement polyphonique, d’un mouvement planétaire, un mouvement qui combine la remise en cause de la croissance avec la nécessité de camper sur le versant positif de la critique. J’insiste : ce second aspect est aussi important que l’objection de croissance. On se souvient lors du grand conflit social en Martinique et Guadeloupe de l’impact de l’Appel des 8 intellectuels en faveur de la repoétisation de nos existences, en faveur de mots d’ordre qui rejoignent ceux de la décroissance. Ce débat partage aussi le LKP et c’est bien ainsi (Le Sarkophage de septembre 2011 reviendra sur cette question). J’ajouterai que la décroissance doit se mettre à l’école de ce qui se cherche dans les pays du Sud. Je pense notamment au mouvement pour le Buen Vivir, pour la vie bonne, pour une vie pleine, etc. Ce bien vivre n’est pas le bien être entendu au sens de la société de consommation, il s’agit d’un autre rapport à soi, aux autres, à la nature. Le Bien vivre n’est pas simplement un discours généreux. Il a déjà des effets théoriques, politiques, pratiques avec, par exemple, le principe de non-extraction, avec le projet Yasuni-ITT. Nous avons mené ce débat au sein du Sarkophage avec Alberto Accosta, le père du mouvement du Buen vivir, ancien Président du Conseil constitutionnel de l’Equateur, jusqu’à constater notre accord global notamment sur trois choses : avec le principe de non-extraction, il ne s’agit pas de remplacer le pétrole par une autre énergie pour développer les mêmes modes de vie ; la meilleure façon de soutenir le projet Yasuni-ITT c’est de créer 1000 projets Yasuni, c'est-à-dire, chez nous aussi, de laisser dans le sous sol les ressources rares ou les plus dangereuses (comme les gaz de schiste) ; le meilleur principe à opposer au capitalisme productiviste c’est la gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l’interdiction, du mésusage, c’est donc la construction des communs. Cette gratuité est une gratuité économiquement construite, politiquement construite, socialement, culturellement, anthropologiquement construite (cf : le Hors série du Sarkophage : Vivre la gratuité, 2011). Le Buen Vivir, c’est le refus du mythe de la croissance mais aussi celui du développementalisme, c'est-à-dire cette idée que quelque chose pourrait croître sans limites. Le Buen vivir c’est donc une incitation à penser le symbolique et l’institutionnel mais aussi à guérir des blessures de notre sensibilité. Le Buen vivir c’est le retour des partageux puisque la grande question posée est celle du partage d’un autre gâteau car l’actuel est indigeste. Ces grandes questions sont celles habituelles des gauches radicales : que produit-on ? Comment ? Et pour satisfaire quels besoins sociaux ? Notre décroissance sélective et équitable sous-entend donc que des choses doivent croitre et d’autres décroitre, que des millions de personnes en France manquent de l’essentiel, qu’il s’agit dans ce contexte d’opter pour une option préférentielle pour les pauvres, mais que nous devons privilégier la sphère non-marchande au détriment de la sphère marchande, changer notre hiérarchie des revendications, plutôt la lutte pour la déséconomisation (revenu garanti versé au maximum sous une forme démonétérisée) plutôt que de lutter pour augmenter le pouvoir d’achat (ce qui entretient le système et contribue à casser les cultures populaires). J’ai aussi un accord avec Alberto Accosta sur le fait que le Bien vivre, c’est la lutte des classes débarrassée de tout déterminisme historique, c’est la lutte des classes mais aussi la défense des identifications populaires (je parle bien d’identifications au pluriel, et non pas d’identité fermée, donc très loin de tout essentialisme). Je suis convaincu que si l’Amérique du Sud est le seul continent où le socialisme se conjugue toujours au présent (avec les limites, les contradictions que l’on sait…) c’est parce que les gauches ont su y épouser les milieux populaires, parce qu’elles ont su aussi parler avec leur cœur et leurs tripes et pas seulement avec la logique de l’intérêt (je renvoie au débat avec la politologue belge Sophie Heiné), retour de la passion mais aussi retour de la morale en politique (Entretien Yvon Quiniou, philosophe marxiste, Ariès in L’Humanité). La décroissance a contribué à rendre plus attentif à de nombreux enjeux. Nous ne disons pas détenir toute la vérité mais un morceau incontournable. Acceptons enfin cette idée que notre diversité est une vraie richesse. Je veux donner un exemple concret : un des membres de l’équipe du Sarkophage est un militant anar… au milieu de copains et de copines issus des autres familles des gauches antiproductivistes. Ce militant anar a une sensibilité plus forte à certains enjeux majeurs. La décroissance a aussi dans certains domaines une hypersensibilité. Nous avons été très actif contre le Grenelle des dupes et ceci dès août 2007, nous avons été très réactif face au « capitalisme vert » c’est à dire au désir d’adapter la planète et l’humanité aux besoins du « toujours plus ». Le point de vue de la décroissance rend aussi plus attentif à ce que le capitalisme fait à la sensibilité, comment il nous insensibilise.

J’entends bien la critique contre le terme même de décroissance puisque je suis convaincu que les mots sont extrêmement importants. Nous avons besoin de mots pour rêver, penser, se révolter, construire. Certains mots de nos combats du XIXe et du XXe siècles ont été salis, usés, vidés de leur sang et de leur charge émotionnelle positive. Le terme de décroissance est donc là provisoirement pour dire cet « éco-socialisme en souffrance », pour témoigner de ce « buen vivir » qui s’invente, pour dire et répéter que l’anticapitalisme sans l’antiproductivisme/anticonsumérisme est une impasse criminelle. Lors du colloque de 1992, j’étais intervenu pour dire qu’il ne fallait pas être prisonnier de notre ennemi, qu’à force d’être contre, on finit par être « tout contre », c’est à dire par porter notre ennemi sur notre dos. J’aurai aimé que nous puissions camper dès 1992 sur le versant positif de la critique, mais je n’avais aucun « gros mot » capable de fédérer les courants de gauche, ceux du « Ni droite ni gauche » et ceux de droite, je n’ai donc pas été suivi et c’est… tant mieux. C’est tant mieux, car le terme de décroissance fonctionne malgré, ou plutôt grâce, à ses insuffisances. Cela devrait nous interroger plutôt que nous offusquer. Est-ce que le terme de décroissance sera remplacé un jour par un autre ? C’est possible et même certain. On voit déjà poindre les notions d’objecteurs de croissance, d’objections de croissance moins négatives. Je crois personnellement que nous devrons construire d’autres signifiants et nous mettre, pour cela, déjà à l’écoute de ce qui se cherche : le « Buen vivi »r, le « sumak kawsay », l’eudémonia (vie bonne), les jours heureux du CNR et les nouveaux jours heureux des collectifs citoyens-résistants, la vie pleine, le convivialisme, la sobriété joyeuse,  le socialisme gourmand… bref autant de symptômes langagiers d’un désir de passer ENFIN sur l’autre versant de la révolution. Cet autre versant c’est celui du socialisme du désir, du grand désir comme dirait Raoul Vaneigem, du désir de vivre, de la jouissance d’être face à une jouissance d’emprise qui est celle du capitalisme. Je persiste à penser que les courants de gauche de la décroissance et ATTAC ont beaucoup de choses à se dire, beaucoup à s’apporter mutuellement. Nous devons continuer, de part et d’autre, nos efforts pour faire avancer sur le plan théorique/pratique l’objection de croissance, l’antiproductivisme, l’anticonsumérisme, pour faire avancer aussi sur le plan théorique/pratique une nouvelle façon de construite une alternative. Oui, comme le dit Miguel Benasayag nous ne pourrons peut être pas changer ce monde, mais rien ne nous interdit de tenter d’en construire un autre. J’ajouterai que je n’ai pas le fétichisme des mots… Si vous n’aimez pas la décroissance alors soyez Objecteurs de croissance, soyez antiproductivistes, anticonsuméristes, partisans du Bien vivre… Nous avons lancé en 2007 Le Sarkophage justement parce que certaines questions n’avaient pas droit de citer dans le mensuel la décroissance (comme la gratuité), nous l’avons fait aussi pour poser les mêmes questions avec un autre registre de vocabulaire (celui de l’antiproductivisme). L’essentiel est que nous avancions ensemble pour remettre en cause le culte de la croissance (bleue, rose, rouge ou verte), pour nous libérer de l’économisme (cette idée que plus serait nécessairement égal à mieux), pour réintroduire du dissensus, je dirai presque de la dissidence.

 

 

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